Partons du principe que la narratrice du roman de Catherine Lépront est l’intermédiaire entre l’auteur et le lecteur. Il faut bien que quelqu’un guide celui-ci dans l’univers qui s’installe dès les premières pages d'Esther Mésopotamie. Et qu’elle se charge de présenter des personnages qu’elle connaît depuis vingt ans, depuis qu’elle travaille avec le professeur Osias Lorentz, expert en antiquités, appelé sans cesse aux quatre coins du monde pour donner son avis sur certaines pièces, quand il n’est pas occupé à faire cours à l’université de Damas. Cela lui laisse peu de temps pour séjourner à Paris et il n’est, au début du livre, pas beaucoup plus qu’une silhouette élégante. Un homme cultivé et séduisant.
En revanche, Anabella Santos João, «la Santos» comme on l’appelle familièrement, occupe toute la place. Il est vrai qu’elle a quatre vies, dont trois simultanées.
La quatrième, chronologiquement la plus ancienne, s’est terminée il y a trente ans, quand elle est arrivée à Paris. Faisant du même coup une croix sur son enfance et son adolescence au Cap-Vert. Elle n’avait pas tout à fait l’âge indiqué sur son passeport, elle n’avait pas l’intention d’entamer les études qu’elle venait officiellement suivre en France. Et elle avait perdu ses valises. Osias Lorentz, attiré par le bruit qu’elle faisait dans l’aéroport, intrigué par l’énergie de ce petit bout de femme filiforme, l’a prise en charge et lui a offert ses trois autres vies. Pendant lesquelles Ana a pris un kilo par an – trente, donc – sans rien perdre de sa légèreté ni de sa vivacité. Mais sa présence en impose, dans tous ces rôles.
Elle est d’abord la gardienne du bric-à-brac qui s’entasse chez son «Doktor», titre qui lui plaît depuis qu’elle l’a lu sur une enveloppe. Elle est aussi la secrétaire de Lorentz, tâche dont elle s’acquitte si consciencieusement qu’elle ouvre même avec discrétion le courrier personnel. Elle est, enfin, devenue la gardienne de l’immeuble. Sa personnalité massive, voire agressive tant elle semble être surtout attachée à défendre son bienfaiteur contre toutes les intrusions, retient autant l’attention de la narratrice que la nôtre.
La personnalité d’Osias Lorentz met un peu plus de temps à se dessiner. Très absent, nous l’avons dit, il se consacre presque tout entier à ses travaux. Mais garde aussi à l’esprit une mystérieuse Esther qui, dit-il, ne partage pas l’amour qu’il lui porte. De cette inconnue, les deux autres femmes sont maladivement jalouses. Elles la détestent sans la connaître, tandis que les précédentes épouses de Lorentz, reléguées dans le passé, font partie d’un décor oublié depuis longtemps. Mais voir «leur» homme, que d’une certaine manière elles se partagent, qu’elles aiment toutes les deux sans se l’avouer, attaché à une inconnue, c’est tout à fait insupportable!
Savoir qui elle est, si nous la rencontrerons un jour – à supposer qu’elle existe, s’interroge la narratrice –, voilà toute l’énigme du roman. Entièrement bâti autour de cette figure à construire ou à découvrir. Catherine Lépront tourne autour d’Esther qui occupe d’autant plus les esprits que nous ne savons rien d’elle.
La narratrice moins encore, peut-être, que n’importe qui. Car, pour avoir aussi sa propre histoire où tout n’est pas rose, cette femme a surtout besoin de comprendre quelle place elle occupe dans un environnement où elle se sent bien: la proximité d’Osias Lorentz et d’Anabella.
Avez-vous vu le motif dans le tapis?
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