vendredi 31 août 2012

Dany Laferrière a tremblé avec la terre

D’abord, il y a eu le bruit, ce 12 janvier 2010 à 16h53 dans Port-au-Prince. Dany Laferrière se trouvait au restaurant de l’hôtel Karibe, avec deux amis, l’éditeur Rodney Saint-Eloi et le critique Thomas Spear. Il a entendu une explosion, a cru à une mitrailleuse quand d’autres ont imaginé le fracas d’un train, puis il a pensé à une chaudière, avant de réaliser que le sol tremblait. Pas le temps de réfléchir. « On s’est tous les trois retrouvés à plat ventre, au centre de la cour. Sous les arbres. La terre s’est mise à onduler comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s’agenouiller. Ils n’explosent pas. Ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre. »
Plus tard, l’imagination populaire démesurée des Haïtiens et leur besoin de désigner un dieu responsable de tout a nommé le responsable du séisme : Goudougoudou. Une onomatopée pour restituer, tant bien que mal, le bruit qui a traversé, renversé la ville et ses habitants. Un dieu méchant…
Comme beaucoup d’autres écrivains venus pour le festival Étonnants voyageurs qui devait se tenir les jours suivants, Dany Laferrière était donc sur place, auréolé de la gloire récente que lui avait valu, à la fin de l’année précédente, le prix Médicis pour L’énigme du retour. Lui qui, en voyage, garde toujours sous la main, outre son passeport, un calepin noir où il note « tout ce qui traverse mon champ de vision ou qui me passe par l’esprit », semblait tout désigné pour raconter ce qui est arrivé à cet instant et plus tard. Il l’a fait très vite, dans un ouvrage qui s’appelait déjà Tout bouge autour de moi, paru dès mars 2010 au Canada, et arrivé un peu plus tard en France, complété d’impressions prolongées dans le temps.
Son neveu, qui veut écrire aussi, lui a demandé de ne pas en faire un roman. L’événement, explique-t-il, appartient à son époque tandis que l’époque de Dany Laferrière est celle de la dictature. De toute manière, dit l’aîné, « un pareil roman n’est pas dans mes cordes. Cela exige une puissance que je ne possède pas. […] Il faudra un Tolstoï pour tenter un tel pari. […] Pour Homère si les dieux nous envoient des malheurs c’est pour qu’on en tire des chants. Tolstoï, Homère : on est un peu ça avant de commencer à écrire. »
Ni l’un ni l’autre, Dany Laferrière utilise donc, pour un sujet qui lui est littéralement tombé dessus – ou, si l’on préfère, qui a surgi sous ses pieds –, sa manière propre. La juxtaposition de fragments qui décrivent des scènes sur le vif, des moments précis. Des choses vues, en somme, utilisées parfois pour faire naître la réflexion.
Dès le lendemain matin, par exemple, il voit une marchande de mangues assise contre un mur, une dizaine de fruits à vendre devant elle. Saint-Eloi lance : « Quel peuple ! » Laferrière commente brièvement : « Ces gens sont tellement habitués à chercher la vie dans des conditions difficiles qu’ils porteront l’espérance jusqu’en enfer. »
Car il s’agit bien d’un enfer sur terre, et de la date d’une révolution – pendant une nuit au moins. Une sorte d’année zéro, prédit un analyste, à partir de laquelle les deux siècles précédents seront effacés des mémoires. L’écrivain s’insurge contre ce point de vue : il n’est ni possible ni souhaitable de faire table rase du passé, quand bien même le séisme en aurait effacé toutes les traces. En revanche, il admet volontiers que, ce jour-là, à 16h53, un moment fatal « a coupé le temps haïtien en deux. » Et aussi qu’il s’agit d’un « instant pivotal » : « C’est un événement dont les répercutions seront aussi importantes que celles de l’indépendance d’Haïti, le 1er janvier 1804. »
Après avoir pris le premier avion qui pouvait l’emmener au Canada, Dany Laferrière découvrira les images qui ont fait déjà le tour du monde entier : une vision globale d’une catastrophe dont il n’avait vu que les détails. De ceux-ci, nous avons, grâce à son livre, une perception plus fine.

jeudi 30 août 2012

Retour au Kampuchéa de Patrick Deville

Deux jours après le prix du roman Fnac pour Peste & choléra, le précédent roman de Patrick Deville est réédité au format de poche. Le calendrier est idéal. Il ne faut pas laisser passer l'occasion de retourner vers le Kampuchéa de cet écrivain dont l’œuvre s'impose, de plus en plus, comme une des constructions majeures de notre début de siècle.
Patrick Deville a le profil parfait pour le poste qu’il occupe. Cet arpenteur du globe terrestre dirige à Saint-Nazaire la Maison des écrivains étrangers et traducteurs. On l’imagine mal installé derrière son bureau en calculant ses points de retraite. D’ailleurs, ses lecteurs ne connaissent pas l’endroit où il se pose au quotidien. En revanche, ils savent tout de l’Amérique centrale grâce à Pura vida (2004), tout de la circulation des armes grâce à La tentation des armes à feu (2006), tout de Pierre Savornan de Brazza et de l’Afrique grâce à Equatoria. Et, aussi, tout du Cambodge par l’intermédiaire d’un livre dont le titre renvoie à un nom provisoire du pays, Kampuchéa.
« Il y a autant de naufrages qu’il y a d’hommes », écrivait Joseph Conrad, cité par Patrick Deville en exergue d’un dernier chapitre où il évoque un vieil homme chez qui il mangeait du crabe et du riz au moment où la ferveur des Chemises rouges envahissait la rue. Si le pays s’est enfoncé dans l’horreur, chaque Cambodgien l’a vécu différemment. C’est peut-être la principale leçon que l’on retient en refermant Kampuchéa. Car Patrick Deville s’entoure de ses lectures de manière à ce que l’inconnu ne le soit pas vraiment, et il aurait les moyens de pérorer à longueur de pages sur le sens tragique de l’Histoire, voire d’en tirer des enseignements pour l’avenir. Il s’en garde bien, restant à hauteur d’homme, écoutant, partageant un verre ou un repas, n’utilisant l’aventure (ou la mésaventure) collective que pour la revisiter dans ses composantes individuelles. Et pour s’y frotter d’aussi près que possible, sans avoir défini au préalable, à l’intention d’un lecteur sourcilleux, son projet littéraire.
Ce projet, il consisterait peut-être, si l’on osait tenter de le dessiner, à plonger résolument dans un monde, à en rapporter des histoires qui peut-être se croiseront, à confronter les époques sans esprit de système, et à voir ce qui se passe.
Il s’en passe de belles. « Faut-il en accuser le pauvre Mouhot ? » Henri Mouhot, « paisible savant », chasseur de papillons, qui ramène dans son filet une prise trop grosse pour celui-ci. Il crée le mythe d’Angkor, qui fascine la France au 19e siècle quand il publie son récit de voyage. Il n’en reviendra pas. Mais les temples rapprochent les peuples, si bien que les intellectuels cambodgiens, dans un échange imprévisible, se nourriront de culture française pour mieux la combattre. Pol Pot, parmi eux : « C’est à Paris que Pol Pot a lu la littérature française. Il a aimé de Rimbaud Une saison en enfer. Il a lu La Voie royale de Malraux comme il a lu Les Civilisés de Farrère. C’est avec cette décadence de l’Occident qu’il veut en finir. Dès la victoire ces livres seront interdits. Il a le devoir de les lire et ensuite de les interdire. »
Une certaine logique, on le voit, est à l’œuvre. Une logique en vertu de laquelle les faits sont envisagés dans le mouvement de l’écriture qui les entraîne.

mercredi 29 août 2012

Une autre porte des enfers pour Laurent Gaudé

Josephine Linc. Steelson, une négresse et revendiquée comme telle, têtue, quasi centenaire, qui n’a pas sa langue en poche. Keanu Bearns, harassé par son travail sur une plate-forme pétrolière, de retour sur la terre ferme avec de nouveaux projets. Rose Peckerbye, qui n’obtient aucune pension alimentaire en divorçant et dont les jours à venir s’annoncent difficiles, en compagnie de son fils Byron. Un prêtre exalté, et de plus en plus au fil des pages, qui visite des prisonniers. Les prisonniers eux-mêmes. Et toute une foule constituée par la population, pour l’essentiel sa part la plus démunie, qui n’a pas pu s’éloigner de La Nouvelle-Orléans à l’annonce du passage de Katrina, ouragan de sinistre mémoire.
Le casting est parfait. Le décor, d’enfer. Chacun des personnages principaux fait entendre sa voix, parfois solitaire, souvent mêlée à celle des autres. Et les figurants sont nombreux à ne pas passer inaperçus. Quant aux éléments déchaînés, ils nourrissent de leur colère la peur des habitants, ils griffent la ville comme le ferait un monstre et emportent tout sur leur passage, ils s’acharnent sur les rues devenues des rivières en crue.
Ouragan tient, par sa forme, et même davantage par son matériau, du premier roman de Laurent Gaudé. Dans Cris, l’auteur utilisait son expérience de dramaturge pour faire entendre la parole de combattants dans les tranchées – le livre avait été porté à la scène. Ici, la même technique est renforcée par l’art du romancier qui embrasse une scène d’un coup d’œil, perçoit un mouvement et le décrit en quelques mots, pousse ses personnages les uns vers les autres et leur fait vivre des histoires. Courtes et intenses, incandescentes comme lorsque le danger est omniprésent.
Les pages les plus denses sont celles où tous parlent – ou plutôt, pensent ce qu’ils vivent – en même temps. On est au cœur de la tragédie et avec le chœur qui la chante. On est saisi jusqu’aux tripes par une mélodie âpre d’où se détachent, sur fond de désespoir, des notes d’espérance.
Avant lui, deux romanciers français avaient déjà choisi Katrina comme élément de fictions inscrites dans le réel : Stéphanie Janicot, avec L’œil du cyclone (Albin Michel, 2009), et Gilles Leroy, avec Zola Jackson (Mercure de France, 2010). Laurent Gaudé ne sert pas le même plat. Il traverse le cataclysme avec ses propres moyens. Qui sont, on le mesure ici plus encore que dans ses livres précédents, considérables. Jamais il n’a été autant en symbiose avec son sujet, jamais il n’a réussi à porter aussi violemment le choc en nous. On remarquera qu’il obtient ce résultat avec un livre assez bref, preuve qu’il n’est pas toujours nécessaire de noircir des centaines et des centaines de pages. Il suffit (facile à dire !) d’une écriture dans la note juste, même quand elle semble cacophonique, et d’une force intérieure qui ne s’explique pas. Mais se lit intensément.
On verra s'il en est de même avec son nouveau roman, qui vient de paraître (Pour dernier cortège). Et comment se vivra Isaac, nom de l'ouragan qui, en ce moment même, doit être en train d'atteindre La Nouvelle-Orléans, sept ans après Katrina.

mardi 28 août 2012

Le Prix du roman Fnac me réjouit

© Hermance Triay
Je suis assez fier, finalement, de vous en avoir parlé dès le 25 juin, de ce roman avec les épreuves duquel je me promenais pendant le Festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo, un mois plus tôt, et jusque dans le train qui ramenait les festivaliers à Paris - disant à tout le monde, comme sur un marché: Voici probablement le meilleur, ou au moins un des meilleurs romans de la prochaine rentrée littéraire!
Bien entendu, c'était très prématuré et il y avait un peu d’esbroufe de ma part (c'était le premier que je lisais, dans cette rentrée). Mais je voyais quand même mal comment de nombreux écrivains auraient pu atteindre l'espèce de perfection dans laquelle baigne Peste & choléra, cinquième volet d'une grande fresque romanesque qui est loin de se terminer - et tant mieux - avec laquelle Patrick Deville prend place parmi les grand écrivains d'aujourd'hui. Ceux qui partent au-devant du monde sans négliger de le mettre en perspective (notamment dans des perspectives chronologique et géographique). Et non sans humour.
Voilà pourquoi - des raisons qui mériteraient d'être développées, ce que je ferai vendredi dans Le Soir avec un entretien en prime - je me réjouis ce soir d'apprendre que le prix du roman Fnac 2012 est attribué à Patrick Deville pour Peste & choléra.
Dès jeudi, en tout cas, puisqu'il sort en poche ce jour-là, je reviendrai sur Kampuchéa, son livre précédent, déjà excellent. Patrick Deville n'a pas fini de faire parler de lui, tant mieux pour la littérature et ceux qui l'apprécient.

Philippe Claudel mène « L’enquête »

Dès la première ligne, l’Enquêteur est nommé ainsi : par sa fonction, et avec une majuscule. Ni lui ni aucun autre protagoniste de L'enquête, par Philippe Claudel, n’auront de nom de famille. Le personnage principal rencontrera donc, dans l’ordre de leur entrée en scène, le Garçon, la Géante, le Serveur, des Touristes, le Policier, le Garde, le Vigile, le Guide, le Responsable, etc., avant même de pénétrer dans l’Entreprise où la place de chacun est, si possible, encore plus précisément déterminée. Encore la précision a-t-elle tendance à s’effacer devant les contraintes de l’Entreprise, le Guide se faisant à l’occasion Veilleur. Et le Fondateur… Ah ! le Fondateur ! Son visage est partout dans la ville. L’Enquêteur finira par le rencontrer, mais à poste inattendu. Et il y a longtemps à ce moment que l’enquête est compromise.
Sur quoi porte-t-elle, au fond, cette enquête ? Sur une série de suicides qui se sont produits chez les employés. En fait, de suicides, il n’en sera moins question que prévu, même si l’Enquêteur se retrouvera, après bien des difficultés, devant vingt-deux cadavres et une urne funéraire. Mais il s’agit d’un rêve, la réalité s’étant estompée derrière le fonctionnement absurde d’un monde qui résiste à la compréhension.
Depuis l’hôtel quatre étoiles qui se révèle un taudis où surviennent d’étranges événements, et jusqu’à la dernière scène en forme d’apocalypse douce mais définitive, l’Enquêteur se heurte à des forces diffuses qui semblent se coaliser pour l’empêcher d’accomplir son travail. Il suit pourtant sa ligne avec beaucoup d’application mais celle-ci se dérobe – quand elle ne conduit pas, au sens propre, vers un mur contre lequel il s’assomme.
Philippe Claudel a écrit une sorte de fable sur le labyrinthe qu’est devenue une société hiérarchisée à l’extrême et dont la logique ne se justifie plus que par des raisons qui nous échappent. De ce labyrinthe, on sort en moins piteux état que l’Enquêteur. Mais quand même étourdi. Et inquiet.

Entretien réalisé en 2010
Avez-vous relu Kafka avant d’écrire L’enquête ?
Pas du tout. En outre, j’ai toujours été un lecteur extrêmement parcellaire de Kafka. C’est quelqu’un dont je n’ai jamais trop aimé les textes, en fait. Ça m’ennuie, ça me tombe des mains. J’ai un peu lu son Journal et ses Lettres à Milena jadis, et puis ses nouvelles. Les romans… Le château, je n’ai jamais dépassé une dizaine de pages et Le procès, je le connais plus par le film d’Orson Welles que par le texte. Donc, je ne suis pas un très bon client.
On ne peut pourtant pas s’empêcher d’y penser…
L’un n’empêche pas l’autre. Je suis un peu comme tout le monde, j’ai une idée de Kafka sans l’avoir lu, c’est comme Proust. Je suis capable de me représenter l’univers de ses livres, cette oppression administrative de l’individu, etc., mais il n’est pas dans mon Panthéon.
Ce livre-ci est-il né après un déclic particulier ?
Il doit y en avoir plusieurs. Mais c’est sans doute le fait d’être dans une situation particulièrement inconfortable dans le monde d’aujourd’hui, de faire moi-même le constat que je comprenais de moins en moins les choses, que j’avais du mal à trouver ma place dans la sphère économique, politique, individuelle, administrative et sociale. Je me suis intéressé à des suicides organisés sur Internet, notamment au Japon. On voit des êtres humains se mettre en contact sur Internet et décider ensemble, sans même se connaître, de mettre fin à leurs jours. J’avais commencé à gamberger un peu sur cette piste-là. Et puis sont intervenues d’autres formes de suicides en série dans des grandes sociétés françaises et ça a été vraiment le début de l’écriture. Je me suis dit : envoyons un enquêteur dans une entreprise gigantesque et voyons un petit peu ce qu’il advient.
Ce qu’il advient pour le lecteur, au moins, c’est de constater l’énorme écart entre le monde de l’entreprise et le monde réel…
Si vous voulez, dans les premières pages, le récit se structure de façon très réaliste. Ensuite, la réalité est sabotée de multiples façons par des événements qui sont autant d’embûches dans le parcours de l’enquêteur. Et il y a une sorte d’expansion un peu fabuleuse de l’entreprise qui arrive à prendre la dimension de la ville, puis du monde. Mais je pense que le livre est aussi une enquête sur ce que peut être le roman aujourd’hui. Est-ce que le roman et son créateur, le romancier, sont encore à même de raconter le monde, de l’expliquer, de l’interroger ? Est-ce que le fondateur, à l’image de celui qui est dans le livre, pourrait être une sorte de fondateur de l’entreprise humaine, c’est-à-dire une sorte de dieu auprès duquel on voudrait trouver des réponses à nos questions ? Alors qu’il n’est plus qu’un balayeur relégué dans une sorte de décharge… Tout s’entremêle dans une écriture qui était pour moi logique et plaisante et qui permet, je pense, au lecteur de faire différents niveaux de lecture.
N’avez-vous pas pensé mener vous-même une enquête ?
Non, je n’ai pas ce talent-là. D’autres l’ont probablement mais, moi, coller à la réalité ne m’intéresse pas. Je ne suis pas un historien, je ne suis pas un journaliste et je n’ai pas du tout les compétences pour ça. J’essaie toujours de voir derrière les choses, ou à côté, au-dessus, en dessous, et de tirer la fable de ce qui apparaît devant moi, de révéler des architectures. L’en dehors, l’au-delà des choses, c’est ça qui m’intéresse. Et c’est ce que je sais faire, je pense. Faire un récit réaliste sur ces phénomènes à la fois ne m’intéresse pas et serait hors de mes capacités.
Dès le début, l’enquêteur est, avec majuscule, l’Enquêteur. On ne connaîtra jamais son nom. Et tous les personnages du roman n’existent que par leur fonction, avec d’ailleurs une majuscule, mais sans identité personnelle. Pourquoi ?
C’est une évolution logique par rapport à ce que j’avais écrit avant où, dans des romans comme Les âmes grises, La petite fille de Monsieur Linh, Le rapport de Brodeck, on avait des personnages qui perdaient leurs caractéristiques humaines. Les descriptions se faisaient de plus en plus rares, les fonctions prenaient le pas sur les hommes. Donc, là, c’est allé encore un petit peu plus loin. Et puis, par rapport à ce sujet, il me semblait assez important de mettre l’accent sur l’anonymisation que suppose le monde du travail où l’on n’existe en effet que par les fonctions qu’on remplit. Et dès lors qu’on ne les remplit plus ou qu’on nous les refuse, nous sommes rayés, nous sommes en dehors, remisés dans des boîtes, dans des placards…
Votre roman est à la fois très précis et très flou. Une vision analogue à celle que vous utilisez au cinéma, qui influence l’écriture ? Ou le contraire ?
Les deux se mêlent indépendamment de ma volonté et s’influencent au-delà de ce que je pourrais penser. Je viens de terminer le tournage de mon deuxième film et j’ai parfois, sur le plateau, des réflexes d’homme d’écrit. Je conçois parfois certaines scènes, certains plans plus d’une façon littéraire que cinématographique. Et inversement, lorsque j’écris un livre, je vois que j’emprunte parfois aux techniques du montage, du cadrage ou de la mise au point. J’aime beaucoup la mise au point, la profondeur de champ – ou l’absence de profondeur de champ. C’est magique, l’appareil photo ou la caméra qui vous permet, avec une sorte de molette, de faire le point sur un sujet et de laisser dans le flou les autres. Ça m’intéresse beaucoup.
Une phrase revient, à peu de choses près, deux fois dans le roman. L’épigraphe, extrait de L’enfer, le film de Clouzot, « Ne cherche rien. Oublie », puis, dans les dernières pages, « C’est en ne cherchant pas que tu trouveras ». Y a-t-il une évolution entre les deux ?
Je ne sais pas, en fait. La phrase de Clouzot est prononcée par Reggiani dans ce film qui n’a jamais été réalisé. Clouzot a passé des années de sa vie, avec des moyens considérables, à faire des essais pour ce film sur lequel un documentaire est sorti l’année dernière. Il y a une scène très belle où Reggiani est hanté par une voix off. Le film de Clouzot n’aurait rien eu à voir, il parle de jalousie. Mais l’aspect tentative avortée de ce film, je parle en termes de production, une entreprise cinématographique vouée à la folie et à l’échec, ça m’intéressait beaucoup. Et il y avait le mot « enfer » qui, par rapport à L’enquête, résonnait aussi. Dans la deuxième phrase, il y a une volonté de déboussoler, de tourner les aiguilles dans l’autre sens. Toute quête, normalement, aboutit à une recherche, tout livre aboutit à une réponse, alors que là, ce qui m’intéressait finalement, c’était de poser des questions, de mettre en place un désarroi. D’orienter les gens vers un questionnement humain qui soit métaphysique, ce qui est déboussolant.
L’important, c’est de poser les bonnes questions, davantage que de fournir les réponses ?
L’important, c’est de poser des questions. Je ne sais pas si c’est de poser les bonnes. Inciter les gens à se poser des questions.
Après la fin du montage de votre deuxième film, après la parution de ce roman, savez-vous déjà si vous vous orientez ensuite vers un autre film ou un autre livre ?
En réalité, j’essaie de faire les deux en même temps. Là, il y a un désir de film et un désir de livre, donc on va essayer d’agencer au mieux ces deux désirs-là pour qu’ils progressent à leur rythme.
Parallèlement ?
Oui. J’aime bien entrelacer les exercices et, dans la même journée, consacrer du temps à un film puis à un livre.