Deux jours après le prix du roman Fnac pour Peste & choléra, le précédent roman de Patrick Deville est réédité au format de poche. Le calendrier est idéal. Il ne faut pas laisser passer l'occasion de retourner vers le Kampuchéa de cet écrivain dont l’œuvre s'impose, de plus en plus, comme une des constructions majeures de notre début de siècle.
Patrick Deville a le
profil parfait pour le poste qu’il occupe. Cet arpenteur du globe terrestre
dirige à Saint-Nazaire la Maison des écrivains étrangers et traducteurs. On
l’imagine mal installé derrière son bureau en calculant ses points de retraite.
D’ailleurs, ses lecteurs ne connaissent pas l’endroit où il se pose au
quotidien. En revanche, ils savent tout de l’Amérique centrale grâce à Pura vida (2004), tout de la circulation
des armes grâce à La tentation des armes
à feu (2006), tout de Pierre Savornan de Brazza et de l’Afrique grâce à Equatoria. Et, aussi, tout du
Cambodge par l’intermédiaire d’un livre dont le titre renvoie à un nom
provisoire du pays, Kampuchéa.
« Il y a autant de naufrages qu’il y a
d’hommes », écrivait Joseph
Conrad, cité par Patrick Deville en exergue d’un dernier chapitre où il évoque
un vieil homme chez qui il mangeait du crabe et du riz au moment où la ferveur
des Chemises rouges envahissait la rue. Si le pays s’est enfoncé dans
l’horreur, chaque Cambodgien l’a vécu différemment. C’est peut-être la
principale leçon que l’on retient en refermant Kampuchéa. Car Patrick Deville s’entoure de ses lectures de manière
à ce que l’inconnu ne le soit pas vraiment, et il aurait les moyens de pérorer
à longueur de pages sur le sens tragique de l’Histoire, voire d’en tirer des
enseignements pour l’avenir. Il s’en garde bien, restant à hauteur d’homme,
écoutant, partageant un verre ou un repas, n’utilisant l’aventure (ou la
mésaventure) collective que pour la revisiter dans ses composantes
individuelles. Et pour s’y frotter d’aussi près que possible, sans avoir défini
au préalable, à l’intention d’un lecteur sourcilleux, son projet littéraire.
Ce projet, il
consisterait peut-être, si l’on osait tenter de le dessiner, à plonger
résolument dans un monde, à en rapporter des histoires qui peut-être se croiseront,
à confronter les époques sans esprit de système, et à voir ce qui se passe.
Il s’en passe de belles. « Faut-il en accuser le pauvre
Mouhot ? » Henri Mouhot, « paisible
savant », chasseur de papillons, qui ramène dans son filet une prise
trop grosse pour celui-ci. Il crée le mythe d’Angkor, qui fascine la France au
19e siècle quand il publie son récit de voyage. Il n’en reviendra
pas. Mais les temples rapprochent les peuples, si bien que les intellectuels
cambodgiens, dans un échange imprévisible, se nourriront de culture française
pour mieux la combattre. Pol Pot, parmi eux : « C’est à Paris que Pol Pot a lu la littérature française. Il a
aimé de Rimbaud Une saison en enfer.
Il a lu La Voie royale de Malraux
comme il a lu Les Civilisés de
Farrère. C’est avec cette décadence de l’Occident qu’il veut en finir. Dès la
victoire ces livres seront interdits. Il a le devoir de les lire et ensuite de
les interdire. »
Une certaine logique, on
le voit, est à l’œuvre. Une logique en vertu de laquelle les faits sont
envisagés dans le mouvement de l’écriture qui les entraîne.
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