Dès la première ligne, l’Enquêteur est nommé ainsi :
par sa fonction, et avec une majuscule. Ni lui ni aucun autre protagoniste de L'enquête, par Philippe Claudel, n’auront de nom de famille. Le personnage
principal rencontrera donc, dans l’ordre de leur entrée en scène, le Garçon, la
Géante, le Serveur, des Touristes, le Policier, le Garde, le Vigile, le Guide,
le Responsable, etc., avant même de pénétrer dans l’Entreprise où la place de
chacun est, si possible, encore plus précisément déterminée. Encore la
précision a-t-elle tendance à s’effacer devant les contraintes de l’Entreprise,
le Guide se faisant à l’occasion Veilleur. Et le Fondateur… Ah ! le
Fondateur ! Son visage est partout dans la ville. L’Enquêteur finira par
le rencontrer, mais à poste inattendu. Et il y a longtemps à ce moment que
l’enquête est compromise.
Sur quoi porte-t-elle, au fond, cette enquête ? Sur une
série de suicides qui se sont produits chez les employés. En fait, de suicides,
il n’en sera moins question que prévu, même si l’Enquêteur se retrouvera, après
bien des difficultés, devant vingt-deux cadavres et une urne funéraire. Mais il
s’agit d’un rêve, la réalité s’étant estompée derrière le fonctionnement
absurde d’un monde qui résiste à la compréhension.
Depuis l’hôtel quatre étoiles qui se révèle un taudis où
surviennent d’étranges événements, et jusqu’à la dernière scène en forme
d’apocalypse douce mais définitive, l’Enquêteur se heurte à des forces diffuses
qui semblent se coaliser pour l’empêcher d’accomplir son travail. Il suit
pourtant sa ligne avec beaucoup d’application mais celle-ci se dérobe – quand
elle ne conduit pas, au sens propre, vers un mur contre lequel il s’assomme.
Philippe Claudel a écrit une sorte de fable sur le labyrinthe qu’est
devenue une société hiérarchisée à l’extrême et dont la logique ne se justifie
plus que par des raisons qui nous échappent. De ce labyrinthe, on sort en moins
piteux état que l’Enquêteur. Mais quand même étourdi. Et inquiet.
Entretien réalisé en 2010
Avez-vous relu Kafka
avant d’écrire L’enquête ?
Pas du tout. En outre, j’ai toujours été un lecteur
extrêmement parcellaire de Kafka. C’est quelqu’un dont je n’ai jamais trop aimé
les textes, en fait. Ça m’ennuie, ça me tombe des mains. J’ai un peu lu son Journal et ses Lettres à Milena jadis, et puis ses nouvelles. Les romans… Le château, je n’ai jamais dépassé une
dizaine de pages et Le procès, je le
connais plus par le film d’Orson Welles que par le texte. Donc, je ne suis pas
un très bon client.
On ne peut pourtant
pas s’empêcher d’y penser…
L’un n’empêche pas l’autre. Je suis un peu comme tout le
monde, j’ai une idée de Kafka sans l’avoir lu, c’est comme Proust. Je suis
capable de me représenter l’univers de ses livres, cette oppression
administrative de l’individu, etc., mais il n’est pas dans mon Panthéon.
Ce livre-ci est-il né
après un déclic particulier ?
Il doit y en avoir plusieurs. Mais c’est sans doute le fait
d’être dans une situation particulièrement inconfortable dans le monde
d’aujourd’hui, de faire moi-même le constat que je comprenais de moins en moins
les choses, que j’avais du mal à trouver ma place dans la sphère économique,
politique, individuelle, administrative et sociale. Je me suis intéressé à des
suicides organisés sur Internet, notamment au Japon. On voit des êtres humains
se mettre en contact sur Internet et décider ensemble, sans même se connaître,
de mettre fin à leurs jours. J’avais commencé à gamberger un peu sur cette
piste-là. Et puis sont intervenues d’autres formes de suicides en série dans
des grandes sociétés françaises et ça a été vraiment le début de l’écriture. Je
me suis dit : envoyons un enquêteur dans une entreprise gigantesque et
voyons un petit peu ce qu’il advient.
Ce qu’il advient pour
le lecteur, au moins, c’est de constater l’énorme écart entre le monde de
l’entreprise et le monde réel…
Si vous voulez, dans les premières pages, le récit se
structure de façon très réaliste. Ensuite, la réalité est sabotée de multiples
façons par des événements qui sont autant d’embûches dans le parcours de
l’enquêteur. Et il y a une sorte d’expansion un peu fabuleuse de l’entreprise
qui arrive à prendre la dimension de la ville, puis du monde. Mais je pense que
le livre est aussi une enquête sur ce que peut être le roman aujourd’hui.
Est-ce que le roman et son créateur, le romancier, sont encore à même de
raconter le monde, de l’expliquer, de l’interroger ? Est-ce que le
fondateur, à l’image de celui qui est dans le livre, pourrait être une sorte de
fondateur de l’entreprise humaine, c’est-à-dire une sorte de dieu auprès duquel
on voudrait trouver des réponses à nos questions ? Alors qu’il n’est plus
qu’un balayeur relégué dans une sorte de décharge… Tout s’entremêle dans une
écriture qui était pour moi logique et plaisante et qui permet, je pense, au
lecteur de faire différents niveaux de lecture.
N’avez-vous pas pensé
mener vous-même une enquête ?
Non, je n’ai pas ce talent-là. D’autres l’ont probablement
mais, moi, coller à la réalité ne m’intéresse pas. Je ne suis pas un historien,
je ne suis pas un journaliste et je n’ai pas du tout les compétences pour ça.
J’essaie toujours de voir derrière les choses, ou à côté, au-dessus, en
dessous, et de tirer la fable de ce qui apparaît devant moi, de révéler des
architectures. L’en dehors, l’au-delà des choses, c’est ça qui m’intéresse. Et
c’est ce que je sais faire, je pense. Faire un récit réaliste sur ces
phénomènes à la fois ne m’intéresse pas et serait hors de mes capacités.
Dès le début,
l’enquêteur est, avec majuscule, l’Enquêteur. On ne connaîtra jamais son nom.
Et tous les personnages du roman n’existent que par leur fonction, avec
d’ailleurs une majuscule, mais sans identité personnelle. Pourquoi ?
C’est une évolution logique par rapport à ce que j’avais
écrit avant où, dans des romans comme Les
âmes grises, La petite fille de
Monsieur Linh, Le rapport de Brodeck,
on avait des personnages qui perdaient leurs caractéristiques humaines. Les
descriptions se faisaient de plus en plus rares, les fonctions prenaient le pas
sur les hommes. Donc, là, c’est allé encore un petit peu plus loin. Et puis,
par rapport à ce sujet, il me semblait assez important de mettre l’accent sur
l’anonymisation que suppose le monde du travail où l’on n’existe en effet que
par les fonctions qu’on remplit. Et dès lors qu’on ne les remplit plus ou qu’on
nous les refuse, nous sommes rayés, nous sommes en dehors, remisés dans des
boîtes, dans des placards…
Votre roman est à la
fois très précis et très flou. Une vision analogue à celle que vous utilisez au
cinéma, qui influence l’écriture ? Ou le contraire ?
Les deux se mêlent indépendamment de ma volonté et
s’influencent au-delà de ce que je pourrais penser. Je viens de terminer le
tournage de mon deuxième film et j’ai parfois, sur le plateau, des réflexes
d’homme d’écrit. Je conçois parfois certaines scènes, certains plans plus d’une
façon littéraire que cinématographique. Et inversement, lorsque j’écris un
livre, je vois que j’emprunte parfois aux techniques du montage, du cadrage ou
de la mise au point. J’aime beaucoup la mise au point, la profondeur de champ –
ou l’absence de profondeur de champ. C’est magique, l’appareil photo ou la
caméra qui vous permet, avec une sorte de molette, de faire le point sur un
sujet et de laisser dans le flou les autres. Ça m’intéresse beaucoup.
Une phrase revient, à
peu de choses près, deux fois dans le roman. L’épigraphe, extrait de L’enfer, le film de Clouzot, « Ne cherche rien. Oublie »,
puis, dans les dernières pages, « C’est
en ne cherchant pas que tu trouveras ». Y a-t-il une évolution entre
les deux ?
Je ne sais pas, en fait. La phrase de Clouzot est prononcée
par Reggiani dans ce film qui n’a jamais été réalisé. Clouzot a passé des
années de sa vie, avec des moyens considérables, à faire des essais pour ce
film sur lequel un documentaire est sorti l’année dernière. Il y a une scène
très belle où Reggiani est hanté par une voix off. Le film de Clouzot n’aurait
rien eu à voir, il parle de jalousie. Mais l’aspect tentative avortée de ce
film, je parle en termes de production, une entreprise cinématographique vouée
à la folie et à l’échec, ça m’intéressait beaucoup. Et il y avait le mot
« enfer » qui, par rapport à L’enquête,
résonnait aussi. Dans la deuxième phrase, il y a une volonté de déboussoler, de
tourner les aiguilles dans l’autre sens. Toute quête, normalement, aboutit à
une recherche, tout livre aboutit à une réponse, alors que là, ce qui
m’intéressait finalement, c’était de poser des questions, de mettre en place un
désarroi. D’orienter les gens vers un questionnement humain qui soit
métaphysique, ce qui est déboussolant.
L’important, c’est de
poser les bonnes questions, davantage que de fournir les réponses ?
L’important, c’est de poser des questions. Je ne sais pas si
c’est de poser les bonnes. Inciter les gens à se poser des questions.
Après la fin du
montage de votre deuxième film, après la parution de ce roman, savez-vous déjà
si vous vous orientez ensuite vers un autre film ou un autre livre ?
En réalité, j’essaie de faire les deux en même temps. Là, il
y a un désir de film et un désir de livre, donc on va essayer d’agencer au
mieux ces deux désirs-là pour qu’ils progressent à leur rythme.
Parallèlement ?
Oui. J’aime bien entrelacer les exercices et, dans la même
journée, consacrer du temps à un film puis à un livre.
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