La coïncidence est amusante: deux collections de poche (appartenant au même groupe) ouvrent la rentrée littéraire avec chacune un livre de Powers. Ces deux écrivains n'ont cependant rien à voir l'un avec l'autre. Voici donc, en librairie aujourd'hui, des rééditions de romans de Charles T. Powers et de Richard Powers, en commençant par le premier nommé.
Dans La mémoire de la forêt (de Charles T. Powers, donc), Leszek
vit avec sa mère et son grand-père dans un village polonais, d’où les Juifs ont
disparu pendant la Seconde guerre mondiale. La synagogue détruite, les stèles
de leur cimetière utilisées dans la construction des maisons, leurs traces ont
été effacées. Mais les hommes, façonnés par l’époque communiste, sont secoués
par un changement de régime dont certaines bonnes âmes voudraient profiter pour
porter des accusations en tous sens. Dans une société où les trafics se
multiplient, où les mémoires conservent des traces du passé, Leszek mène
presque malgré lui une enquête souterraine, pleine de nœuds et de culpabilité.
Richard Powers, de son côté, frotte la fiction aux recherches de pointe.
Dans L’ombre en fuite, il abordait
des mondes virtuels. La chambre aux échos
résonnait des avancées en neurologie. Le voici, avec Générosité, sur la piste d’une génétique futuriste, en quête avec
elle du gène du bonheur. Rien que cela !
Il est vrai que Thassa Amzwar, l’objet de l’étude menée par
le laboratoire de Thomas Kurton, a de quoi susciter des espoirs
démesurés : elle semble insensible à toute autre émotion que le bonheur et
ceux qui l’approchent en ressentent les effets bénéfiques. Rien dans son
expérience vécue ne l’a pourtant dirigée vers cet état. Thassa est une jeune
réfugiée algérienne qui a connu les massacres, des drames familiaux, l’exil. Si
le bonheur ne lui est pas venu par la culture, c’est donc la nature, son ADN,
qui le lui a donné. CQFD. Ou presque.
Thomas Kurton, mi-chercheur mi-homme d’affaires, n’est pas
le personnage le plus sympathique du roman. La journaliste scientifique la plus
impertinente de la télévision américaine, Tonia Schiff, le prouve dans une des
émissions à succès dont elle a le secret, où elle parvient à rendre
passionnantes autant que compréhensibles les notions les plus complexes.
Mais ces deux-là, qui certes gravitent autour de Thassa, ne
sont que des planètes lointaines, des observateurs plutôt que des acteurs. Sur
une orbite plus proche, touchés bien davantage par la jeune femme de 23 ans, se
trouvent les personnages principaux dont la vie sera modifiée par celle que ses
camarades de cours ont surnommée Miss Générosité.
Russell Stone s’est cru écrivain après avoir publié trois
textes brillants dans autant de revues prestigieuses. Il s’est éteint aussi
vite qu’il avait surgi, étoile filante parmi beaucoup d’autres, déjà oublié
alors qu’il n’a que 32 ans, et réduit à des travaux de correction dans une
revue de développement personnel qui publie des articles à la qualité
aléatoire. Il vient de décrocher un poste d’enseignant, moins sur ses qualités
qu’en raison de l’urgence. Journal intime
et Carnet de voyage sera l’intitulé d’un cours où il compte alterner les
lectures et les travaux pratiques, entrecoupant le tout de conseils d’écriture
piochés dans un manuel bourré d’évidences. Le voici donc au Mesquakie College,
à Chicago, pour une première cours qu’il a trop préparée pour ne pas être
complètement désemparé.
Au même Mesquakie College officie une psychologue, Candace
Weld, plus proche de la quarantaine, ressemblant dangereusement à l’ancienne
amoureuse de Russell. Du moins sur la photo, car la ressemblance est moins
évidente quand il va la voir pour lui parler de Thassa, l’étudiante la plus
troublante de son cours. Quand Candace lui demande quel genre de problème il
pressent chez elle, sa réponse, pour étrange qu’elle puisse paraître, met le
doigt sur le problème paradoxal : « Je
crains qu’elle ne soit trop heureuse, ça ne peut pas être sain. »
Diagnostic ? On commence par ne pas s’inquiéter,
surtout que Thassa, douée pour mettre tout le monde à l’aise, se retrouve
fréquemment avec Russell et Candace, les traite avec une équivalente amitié et
participe, peut-être sans le savoir, à leur rapprochement.
Le problème prend une ampleur nouvelle quand Thassa,
décidément trop aimable avec tout le monde, échappe de justesse à un viol dont
parle la presse. Puis quand Kurton fait d’elle, avec son accord, un sujet
d’expérience et le moyen de toucher au but qu’il poursuit avec obstination.
Qu’il croit toucher, cette fois-ci, au point de publier un article retentissant,
aux échos duquel Thassa n’échappera pas, placée sous les feux de projecteurs
qu’elle accepte avec sa même gentillesse habituelle, jusqu’à ce que les choses
dérapent.
Richard Powers réussit dans le même temps à poser des questions sur la
science et sur les médias qui s’en emparent. Il réussit aussi à ne pas y
répondre, mais à nous les enfoncer profondément dans l’esprit, histoire
d’agiter quelques cerveaux qui se seraient assoupis au fond de la classe – ceux
qui zappent mollement en ingurgitant toutes les émissions. Il réussit surtout
un tour de force littéraire en multipliant les angles de narration, le plus
présent étant celui d’un narrateur presque omniscient, représentant le pouvoir
de la fiction.
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