dimanche 26 février 2017

Mordecai Richler et la dynastie des Gursky

L’œuvre de l’écrivain canadien Mordecai Richler est-elle sur le point de trouver enfin sa place chez les lecteurs francophones d’Europe ? Solomon Gursky, ample fresque économique, juive et familiale, reparaît au format de poche (traduction par Lori Saint-Martin et Paul Gagné). Et L’apprentissage de Duddy Kravitz, disponible au Canada depuis quelque temps, dans une nouvelle traduction, est arrivé en France aussi (Editions du Sous-sol).
On peut se contenter, déjà, du gros morceau que constitue Solomon Gursky, projet voué probablement à l’échec d’une biographie que Moses Berger veut consacrer à un personnage dont le mystère l’obsède. Solomon, héritier d’une famille enrichie d’abord grâce au trafic d’alcool pendant la prohibition, est mort dans un accident d’avion. Ou non. Car son propre passé et celui de ses ancêtres ont prouvé que les Gursky étaient capables de survivre aux conditions les plus extrêmes.
On a reparlé, il n'y a pas si longtemps, de l’expédition Franklin partie en 1845 à la recherche du passage du Nord-Ouest, perdue corps et biens et aux derniers moments de laquelle régna le cannibalisme. Moses Berger collectionne les informations sur l’expédition et sur cette région du Canada, puisque c’est là que commence la saga des Gursky. Avec un charlatan d’évangéliste, la judaïté menant à tout à condition d’avoir les mots pour prêcher et pêcher les femmes. Beaux parleurs, tous les Gursky le seront, dans des registres divers entre l’autorité et la séduction.
Dans un roman à plusieurs niveaux de narration, où les liens entre les nombreux personnages se nourrissent souvent d’ambiguïté, on traverse les époques dans le désordre. Mais on ne s’y perd qu’à bon escient, selon le dessein de Mordecai Richler : il pose les fragments selon sa logique personnelle, et avec le souci constant de compléter, petit à petit, un tableau édifiant – si le mot « édifiant » est compris avec un sens ironique.
Solomon Gursky est une symphonie interprétée par un orchestre dont certains instruments sont désaccordés. Les notes grinçantes appartiennent pourtant à l’ensemble et lui apportent des contrepoints qui nous obligent parfois à reconsidérer des certitudes acquises dans les pages précédentes. On se lance, avec ce roman, dans l’exploration des ambitions personnelles, des trahisons, des traditions. Et de leurs articulations douloureuses. C’est passionnant.

samedi 18 février 2017

Un testament et un plaidoyer

Le 16 décembre 2013, Henning Mankell, en route vers le sud de la Suède, a eu un accident de voiture sans gravité. « Je ne sais pas pourquoi, c’est cette date-là […] qui correspond pour moi au début de mon cancer », écrit-il dans Sable mouvant, qui vient de reparaître au format de poche. En individu raisonnable, il ajoute : « Il n’y a aucune logique à cela. » Mais, après coup, quand un torticolis persistant l’a conduit à consulter une dizaine de jours plus tard et que, le 8 janvier, son « torticolis » s’est révélé être la métastase d’un cancer, il interprète l’accident comme un avertissement : « Quelque chose s’annonçait. Quelque chose était en route. »
Au milieu de 2014, il se met alors à la rédaction de ces Fragments de ma vie, sous-titre d’un ouvrage autobiographique dans lequel on ne trouve guère d’apitoiement sur soi et où les plus grandes peurs concernent plutôt le futur de l’humanité.
Le temps qui lui est devenu court, il tente en effet d’en prendre la mesure à travers la durée de vie des déchets nucléaires. La question traverse tout le livre, prenant soudain, devant sa propre fragilité, une importance nouvelle : ces poubelles radioactives que l’on enfouit loin dans le sol, assez loin pour qu’elles soient incapables de nuire à l’humanité, qui pourrait garantir qu’elles vont traverser sans dommages les cent mille prochaines années ? Une telle durée est presque inconcevable pour l’esprit, d’autant qu’elle suppose, écrit Henning Mankell, plusieurs périodes glaciaires pendant lesquelles l’écorce terrestre, du côté de Stockholm, sera écrasée sous plus de deux kilomètres de glace…
Sable mouvant est le livre d’un homme qui fournit des images de son passé, de son enfance en particulier, mais qui ne s’avoue pas vaincu : Mankell y parle au moins autant d’un avenir qu’il sait ne pas être le sien, ni celui de ses lecteurs. Un ultime combat, mené « dans l’attente de nouveaux moments de grâce. Nul ne peut me voler la joie de créer moi-même ou de prendre part à ce que d’autres ont créé. »
Le 5 octobre 2015, moins de deux ans après cet avertissement, Henning Mankell mourait. Il avait 67 ans et avait publié une quarantaine de romans qui se sont vendus dans le monde à plus de quarante millions d’exemplaires.
Henning Mankell est devenu célèbre par les romans policiers où Kurt Wallander, son héros récurrent, remue autant ses propres démons que les éléments d’enquêtes à travers lesquelles il explore la fange d’une société suédoise pas aussi idéale qu’elle le voudrait. De Meurtriers sans visage à L’homme inquiet, une dizaine de romans avec quelques annexes, Kurt Wallander promène le regard humain d’un « policier de province un peu ballot », ainsi qu’il se définit lui-même, sur les défauts de ses semblables qui parfois, souvent, les renvoient aux siens. Il se pose beaucoup de questions. Il vieillit : il a 43 ans dans sa première enquête, presque 60 dans la dernière où il commence à perdre la tête. Il s’était si souvent égaré dans les affaires qu’il traitait qu’on aurait pu trouver presque anecdotiques ses ennuis de santé. Sinon que Wallander disparaît « dans une obscurité qui l’expédierait quelques années plus tard dans l’univers vide qui a pour nom Alzheimer. »

vendredi 17 février 2017

Marcel qui va, Proust qui vient

C'est la grande affaire médiatique de la semaine, un feuilleton commenté avec autant de passion que le Penelopegate ou les propos d'Emmanuel Macron sur la colonisation. Oyez, bonnes gens, Jean-Pierre Sirois-Trahan, professeur à l'université de Laval à Québec, a exhumé deux secondes (approximativement) d'images sur lesquelles le corps de Marcel Proust bouge! La descente des marches de l'église de la Madeleine, le 14 novembre 1904, au milieu d'une foule de célébrités locales, clôt la cérémonie religieuse, célébrée par l'abbé Mugnier, pasteur d'âmes bien nées, du mariage qui unit le duc de Guiche avec Mlle Greffulhe.
Le Figaro, dont l'actuel "Carnet du jour" est du pipi de chat à côté d'une rubrique qui, à l'époque, s'intitulait "Le Monde & la Ville", consacrait le lendemain près de trois colonnes en petits caractères à l'événement qui, probablement, avait de quoi bouleverser ses lecteurs - presque autant que sont bouleversés aujourd'hui les proustophiles découvrant ces images. Pas de photos dans Le Figaro. Mais de longues énumérations des personnalités présentes, des toilettes les plus remarquables, et surtout des cadeaux offerts aux mariés - presque tous les donateurs, précise le compte-rendu, étaient présents à la cérémonie. Robert de Montesquiou, par exemple, a offert "une poésie de lui, écrite sur un éventail peint par Madeleine Lemaire". La liste est longue, très longue. En haut de la dernière colonne, après la comtesse Ed. de Pourtalès (éventail peint en ivoire) et avant M. et Mme Raoul Gunsbourg (service en argent et turquoise), voici le cadeau de Marcel Proust: "revolver dans un écrin peint par Madelaine Lemaire". D'une grande utilité pour le couple, suppose-t-on.
Bref, Marcel Proust, qui s'est fait connaître quelques années plus tôt par la publication d'un premier livre, Les plaisirs et les jours, il a traduit La Bible d'Amiens, de Ruskin, il publie des articles dans Le Figaro, n'est plus tout à fait n'importe qui mais il n'est pas encore quelqu'un.
Pas encore, et de loin, l'écrivain à qui on consacrera des études en nombre si important que même les spécialistes ne les lisent pas tous. La preuve par la manière dont l'information fournie par le professeur d'université cité plus haut est devenue un scoop international.
Alors que, merci à celles et ceux qui, après coup, ont relevé ce détail qui n'en est pas un, Laure Hillerin, dans un ouvrage paru le 15 octobre 2014, La comtesse Greffulhe, avait déjà signalé l'existence de ces images, sans que personne ne semble à l'époque s'en émouvoir. Le texte est pourtant clair:
Qui est ce jeune homme aux cheveux noirs qui bavarde presque familièrement avec elle et réussit, à deux reprises, à faire jaillir son rire en cascade? C’est Marcel Proust, aimable écrivain mondain à l’audience encore confidentielle, qui se trouve être un ami proche du marié. Peut-être est-ce lui, ce jeune homme en manteau clair, coiffé d’un chapeau melon qui laisse les yeux dans l’ombre, laissant apercevoir la moustache et l’ovale du visage, dévalant précipitamment les marches, doublant le cortège sur le côté droit, afin de rejoindre avant les autres l’éblouissante belle-mère? On le voit quelques secondes sur un film d’amateur – une pellicule de deux minutes à peine, conservée aux Archives françaises du film à Bois-d’Arcy.
Et personne, ou presque, n'avait rien vu. Pourquoi?
Jacques Drillon esquisse une réponse dans un article de Bibliobs: "elle aurait dû faire connaître sa découverte, dont elle n’a peut-être pas mesuré la puissance émotionnelle, avec toute la solennité médiatique possible."
Laure Hillerin, d'une certaine manière, le confirme dans un entretien avec Julia Vergely pour Télérama:
A l’époque, vers 2012 ou 2013, quand j’avais moi-même découvert cette archive lors de mes recherches, ça n’avait pas passionné les foules. J’avais signalé aux conservateurs des Archives françaises du film qu’on y voyait Marcel Proust et ils n’avaient pas plus réagi que cela. Aujourd'hui, je me dis que c’est dommage, que j’aurais dû insister, mais je ne pensais pas que quelques secondes de film mettraient la communauté proustienne à ce point en émoi. Pourtant, quand je fais des conférences, je montre toujours des arrêts sur images, où l’on voit Proust descendre les escaliers, en gros-plan… Je ne comprends pas pourquoi tout d’un coup tout le monde réagit. Ce chercheur de l’Université de Laval, Jean-Pierre Sirois-Trahan, doit avoir un service de communication très bien organisé! 
Proust ou pas, tout est donc affaire de communication, de médiatisation, de bruit que l'on fait ou pas. Demandez à Fillon et à Macron...

mardi 14 février 2017

Un voyage à hauteur d’hommes et de fantômes

Jean-Paul Kauffmann aime les lieux qui n’intéressent personne, ou presque. Parlez-lui d’Austerlitz et de Waterloo pour situer sur la carte de l’épopée napoléonienne deux points vers lesquels touristes et chercheurs convergent, il vous répond : Eylau. Et précise, dans Outre-terre : « D’accord, j’ai un faible – plus qu’un faible, une complaisance – pour les lieux qui n’entretiennent aucune illusion. Aller voir quand il n’y a rien à voir. » Donc, Eylau, cadre, le 8 février 1807, d’une grande bataille. Il s’y est déjà rendu, un peu par hasard, en 1991, parce que c’est à quarante kilomètres à peine de Königsberg, où Kant est né, où il est mort. Mais, depuis Kant et Napoléon, Königsberg est devenue Kaliningrad et Eylau, Bagrationovsk, dans une enclave russe perdue entre Pologne et Lituanie. Une exclave plutôt qu’une enclave, note Jean-Paul Kauffmann qui en fait même l’Outre-terre de son titre.
Pour le deux centième anniversaire d’une bataille terrible, aux vainqueurs incertains, toute la famille Kauffmann prend la direction d’Eylau, le regard fixé sur une église du haut de laquelle la vue doit être parfaite sur le paysage et ses fantômes. L’église est peinte au fond du tableau qu’Antoine-Jean Gros a consacré à la scène tragique. Le voyageur ne pense qu’à grimper à son sommet. Mais celui-ci est inaccessible, dangereux, interdit. Une usine a englobé le lieu consacré, comme la terre a recouvert, dès le 8 février 1807, des corps écrasés par le passage des hommes, des chevaux et des convois.
On a compté les morts et les disparus. Balzac a ressuscité le colonel Chabert, compté à tort au nombre des victimes, et dont Jean-Paul Kauffmann semble percevoir le souffle en ces lieux hantés, la fiction étant parfois un meilleur moyen de faire partager le réel que le récit militaire de mouvements et de chocs assez désordonnés. Si désordonnés que le récit de la bataille d’Eylau varie selon les narrateurs, et selon le point de vue d’un camp ou de l’autre. Napoléon lui-même, quand il écrit à Joséphine dans la nuit qui suit l’affrontement, a ces mots : « La victoire m’est restée mais j’ai perdu bien du monde. » Pas étonnant que les Russes s’étonnent que les Français ont baptisé une avenue parisienne du nom d’une bataille qu’à leurs yeux Napoléon avait perdue…
L’incertitude convient à Jean-Paul Kauffmann. Un peu moins à son épouse et à leurs deux fils, embarqués dans le froid d’un périple dont le but n’est pas clair, sinon qu’il sert à vérifier la cohésion de la famille et que le « paternel », appelé J.P. par ses enfants, noircit un carnet de ses notes qu’il trouve bien banales tout en craignant de les perdre.
Outre-terre est un voyage à hauteur d’hommes et de fantômes. Les guerres et les batailles fascinent même quand on déteste la violence physique. Le narrateur l’a bien compris en même temps qu’il continue à explorer ce que ses trois ans de captivité au Liban ont fait de lui. Un autre homme, en partie.

dimanche 12 février 2017

14-18, Albert Londres : «Qu’est-ce qu’il y a donc au Mont-Athos?»



Nos poilus au Mont-Athos

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Keraya (Mont-Athos), … janvier.
C’était le 17 janvier, par un soleil de Côte d’Azur : ceux cents poilus français et russes arrivaient au Mont-Athos. Ils y avaient été portés la nuit sur un de ces cargos qui, en temps de paix, font les doux fleuves de France, et que la guerre a promus coursiers de haute mer.
— Demain j’embarque deux cents gaillards, m’avait dit le commandant du bâtiment. Qu’est-ce qu’on peut bien vouloir faire dans ce patelin-là avec ces deux cents hommes ?
Sans en savoir plus que le commandant, il me fut permis d’embarquer aussi. Et vogue le cargo !
— Où c’est-y qu’on nous colporte encore ? disaient les poilus. Va-t-on nous faire passer les Dardanelles ?
On le sut à cinq milles en mer : au Mont-Athos !
— Qu’est-ce qu’il y a donc au Mont-Athos ?
— Des moines.
Un poilu interrogea :
— Qu’est-ce qu’ils ont bien pu faire, ces moines ?
Petit jour. Coiffée de son mont, la presqu’île apparaît. Voilà les couvents.
— Mont-Athos ? Mont-Athos ? cherchaient les soldats, je connais ça le Mont-Athos.
Et l’un d’eux se souvint :
— C’est ce pays où les hommes seuls sont acceptés, dit-il.
*
* *
C’est dans le haut de l’Égée, ce coin de terre de Grèce qui pointe dans la mer. Là, moines orthodoxes, russes, bulgares, serbes, grecs, chacun dans son couvent, vivent entre eux éloignés de tout. Si le romantisme avait une patrie, la presqu’île Athos serait la sienne. En l’embrassant du regard sur la carte, on rêve de grands lévriers qui la brûleraient au galop. Ces solitaires ont choisi un décor de drame. Ils se sont établis pour contempler le Créateur là où des seigneurs féodaux auraient pu se jucher pour dominer les serfs. Couvents sur la mer, couvents sur les rochers, couvents dans des ravins, couvents sous des cascades. Et ils se nomment : Vatopedi, Hilendar, Zographos, Permurail. On sent que l’un des bâtisseurs était empereur et en prenait sans humilité avec le Tout-Puissant. C’est le temps non plus calmement posé sur la terre, mais lancé sur des pics où depuis des siècles il se cramponne. La foi semble être ici jetée à la figure de Dieu.
*
* *
Cinq moines, du rivage, regardaient s’approcher le bateau. C’est un bateau qu’ils ne connaissaient pas. Il ne ressemblait nullement aux petites barques grecques qui touchent à leur port et d’où débarquent, retour de mission, leurs frères en religion. L’un des cinq avait une pelle à la main ; en apercevant des casques et sous ces casques des soldats, il posa sa pelle sur le sol sanctifié et ses yeux s’agrandirent.
On mouilla.
Les poilus descendirent, les cinq moines détalèrent.
— Hé, là-bas ! cria le lieutenant aux fuyards.
Au bruit de la voix, les saints hommes se retournèrent et au geste qu’on leur faisait d’approcher répondirent en touchant leur poitrine : « Est-ce à moi que vous désirez parler ? » voulaient-ils dire ?
C’étaient cinq moines grecs.
Deux, comme pour nous encenser, nous firent un salut avec leur chapelet.
— Où sont les couvents Vatopedi, Zographos et Pantheleïmon, leur demanda le lieutenant.
— Là, monsieur colonel, répondirent-ils en étendant leurs bras dans trois directions.
Et ils partirent.
*
* *
Ils avaient été prévenir leurs frères de l’arrivée de la horde. Mais de quelle horde ? Ils n’avaient entendu jusqu’à présent que la voix de l’interprète. Qui s’abattait ainsi sur leur sanctuaire ? Leur connaissance des uniformes internationaux ne leur avait pas permis de se prononcer. Qui étaient ces hommes d’armes ? Français, Allemands, Lapons ? D’où sortaient-ils ? de la mer ou des nuages ?
Par trentaines les moines accouraient. Pour la première fois nos poilus pâlirent : ils trouvaient plus poilus qu’eux. Des centaines d’hommes, portant la barbe non seulement aux joues et au menton mais dans le nez et aux sourcils, les regardaient. Dans l’émotion, surpris sans doute en déshabillé, tous n’avaient pas noué leur chignon et, dans le petit vent du petit matin, des chevelures poisseuses jouaient sur la vieille peau des épaules. Les uns maniaient leur chapelet : le chapelet était blanc, les mains étaient noires, ce qui prouve qu’ils avaient beaucoup prié, car, au début, c’était le chapelet qui était noir et les mains qui étaient blanches. Les autres tenaient des instruments de labour ou rien du tout. Un qui était en retard arriva à toute bride sur une mule – que dis-je ! sur un mulet.
Les Russes allèrent à Pantheleïmon, couvent russe, les Français marchèrent – oh ! pas en colonne ! pas en ordre de bataille ! en pèlerins pourrait-on dire – marchèrent sur Zographos, couvent bulgare, et sur Vatopedi, couvent grec.
Quoique rassasiés par les aventures d’Orient, par Seduhl-Bahr, par la Serbie, par le camp de Salonique, par la route d’Athènes, les chemineaux de Sarrail ouvraient les yeux. Ce monastère où ils montaient, c’était un burg ! ce bois qu’ils traversaient, c’était une forêt d’opéra ! ce paysage qu’ils embrassaient, c’était un cri perçant de la terre ! Au milieu de la multiplication des moines, ils passaient !
*
* *
Ils sont six mille sur cette presqu’île, les moines. Six mille à vivre dans la prière et la saleté. Six mille à élever leur âme vers Dieu, de minuit à six heures du matin et jusqu’à huit les jours de fête. Six mille à dormir ensuite jusqu’à midi et à travailler de midi à quatre heures et à reprier et à manger des olives et à redormir. Ils sont six mille à ne pas vouloir que tout ce qui n’appartient pas au sexe mâle touche leur principauté, à bannir les vaches, les chèvres, les poules, à rejeter dans la mer, d’un geste méprisant, les poissons quand ils sont aux œufs, à ne prier qu’à peine la Vierge Marie. Hélas ! chez eux les puces sont du genre masculin !
Pourquoi sommes-nous venus troubler leur veuvage ? À l’heure profane des récréations, ils se mangent le nez entre eux, c’est sûr, mais cela n’est pas une raison ; quand pris soudain du désir ardent de se livrer à une retraite les sous-marins allemands approchaient leur sable, ils ont dû faire aussi quelques prières sur leur coque, mais ceci n’est pas une raison. La raison, je crois bien, doit encore être une de ces choses que l’on ne peut pas dire, et je ne le dirai pas, pour cela d’abord et ensuite parce que c’est sans aucune importance pour l’histoire que je vous raconte, vu que l’histoire que je vous raconte n’est que l’occupation d’une terre par des poilus et que jamais poilu n’a su pourquoi il occupait ce qu’il occupait.
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* *
Après la tranchée, la cellule, le poilu d’Orient aura tout connu.
Les soldats arrivèrent donc dans les couvents. Au seuil du bulgare, un harmonium enroué essayait d’emplir une chapelle de sa voix maigriote. Un poilu nostalgique, se rappelant son temps d’enfant de chœur, accompagna l’instrument de son chant. « Très bien ! très bien ! » faisait de la tête un vieux vieillard de moine. Et la confiance du coup naquit. On ouvrit des cellules pour ceux qui voulaient s’y installer. Elles sentaient le fauve.
Les pèlerins armés allèrent chercher de l’eau et lavèrent où ils devaient se coucher la crasse de plusieurs siècles.
« Ça, disaient-ils au vieux vieillard de moine qui ne cessait d’approuver, ça, tu vois, mon vieux, c’est un baptême. »
Au couvent russe, quand vient l’heure de manger, on nous attira par des sourires devant le menu suivant :
Soupe à la sauce de homard
Jeune pieuvre
Ventres de crabes
Alors chacun de nous levant ses yeux au ciel, se mit à prier Dieu pour qu’une tempête soudaine n’empêchat pas nos bateaux d’amener le ravitaillement.

Le Petit Journal, 12 février 1917.

La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

mercredi 8 février 2017

La mort de Tzvetan Todorov

Il était un des grands intellectuels de notre temps. Tzvetan Todorov vient de mourir à l'âge de 77 ans mais ses livres ne disparaîtront pas. En voici un, à travers un article qui coïncidait avec le Grand Prix littéraire de la ville de Genève, qu'il avait reçu en 1991.

D’année en année, tant par la récompense attribuée au lauréat (50 000 francs suisses) que par le palmarès qui commence à se constituer et par la qualité du jury (cette année, notamment André Brink, Bronislaw Geremek et Albert Jacquard), le Grand Prix littéraire de la ville de Genève auquel a été donné le nom d’un des plus prestigieux philosophes du XVIIIe siècle devient une référence dans le domaine de l’essai. Les Morales de l’histoire, un des ouvrages les plus ambitieux de Tzvetan Todorov, se voit ainsi entouré d’une bande particulièrement valorisante.
C’est à Bronislaw Geremek, historien polonais qui a pris une place importante dans l’histoire récente de son pays – certains trouveront que c’est paradoxal, d’autres le féliciteront, quand d’autres historiens auront fait le compte de cette histoire-ci – qu’est revenue la tâche, apparemment agréable, de justifier le choix du jury.
« C’est un livre dense et riche, a-t-il dit. Il met en question le problème de l’altérité, du regard sur l’autre. Ce regard sur l’étranger, sur le différent, forme la conscience de notre civilisation. Il pose aussi le problème de la vérité et du faux. Pourquoi croyons-nous à un récit ? Parce qu’il est une œuvre d’imagination, ou parce qu’il est vrai ? Enfin, il envisage la responsabilité morale attribuée aux intellectuels : ce problème met en doute la place de l’intellectuel dans la cité. »
A travers, par exemple, la place de la Bulgarie dans l’imaginaire français, ou les différentes manières d’envisager la conquête de l’Amérique, ou l’importance des récits de voyages, Tzvetan Todorov met en place une collection de miroirs dans lesquels les images de l’autre apparaissent plus ou moins fidèles, plus ou moins déformées. Et il en arrive à la conclusion socratique d’un « portrait de l’intellectuel critique ».
Le prix Jean-Jacques Rousseau a pour vocation de récompenser un essai qui est « un regard original sur l’état du monde et le devenir de l’homme ». Le dernier livre de Tzvetan Todorov, Les Morales de l’histoire, répond en effet parfaitement à ce souhait.

lundi 6 février 2017

N’importe quoi, mais avec talent

Dans le précédent roman de J.M. Erre, la fin du monde avait du retard. Mais la fin du monde se joue à chaque page de cet étrange écrivain. La fin du monde tel que nous le connaissons, du moins, car Erre détourne, avec autant d’application que de talent, les codes selon lesquels fonctionnent nos cerveaux imprégnés de séries B en tous genres – il a écrit un Série Z qui portait bien son titre. Avec Le grand n’importe quoi, il lorgne du côté de l’anticipation, de la science-fiction sans la science, quoique…
Nous sommes le 7 juin 2042, qui serait un soir comme un autre si Alain Delon, fondateur des Homonymes Anonymes, ne l’avait choisi pour se pendre. Il a tout raté dans sa vie, il compte réussir son suicide. Puisque cela se produit dans les premières pages, nous pouvons vous le dire : c’est un modèle du genre, le nœud coulant était parfait. Du coup, Alain Delon, passionné par la vie extraterrestre à la recherche de laquelle il a consacré son existence, manque la rencontre du troisième type qui s’offrait à lui au moment où il n’arrivait plus à respirer. Difficile d’avoir le beurre et l’argent du beurre (on s’arrêtera là pour l’instant).
Il y a trop d’humains sur la planète, sans compter les extraterrestres, pour les suivre tous au cours d’une soirée qui, décidément, ne sera pas comme les autres. On en suit quand même un certain nombre, voire un nombre certain. Le casting a prévu d’autres Homonymes Anonymes. L’imaginaire galope, toutes les collisions sont possibles, et on n’oubliera pas l’hypothèse d’une fin du monde. En attendant, il y a trois cents pages à traverser, en un temps ramassé : il est 20 h 42 quand Arthur, épuisé par les conneries qu’il a pu faire ou voir et leurs conséquences, car il s’est déjà passé pas mal de choses étranges, trouve l’enseigne d’un bar qui semble accueillant malgré son nom : Le Dernier Bistrot avant la fin du monde. Mais on ne va pas en faire une obsession…
Il sera plusieurs fois 20 h 42 ce soir-là, ce qui ne tombe pas si mal puisque c’est l’heure du « Pas Très Normal Show » à la télé, le moment dont profite Angelina Poyotte, maire de Gourdiflot-le-Bombé où se passe l’essentiel du roman (si l’on fait abstraction de quelques incursions hors du système solaire), pour préparer quelques surprises à ses administrés. Leur pourrir la vie, en somme, assez pour qu’ils ressentent, en découvrant par exemple que leurs nains de jardin ont été déplacés, la nécessité d’être dirigés par une femme comme elle. Côté jour, pas côté nuit, bien entendu.
Des intrigues inracontables se trament, que pourtant le romancier raconte très bien, probablement parce que l’improbabilité est une science inexacte qu’il maîtrise avec un humour constant et une effrayante précision. Il est donc 20 h 42, rien n’est encore arrivé, il est déjà arrivé un gros paquet d’événements. Et ce n’est pas fini, le temps s’écoule, contrairement aux apparences.
Un roman à consommer, cependant, avec modération : le fou-rire est parfois mortel.

dimanche 5 février 2017

Le deuxième roman de Caroline De Mulder

Caroline De Mulder avait frappé les esprits avec son premier roman, Ego tango, couronné par le prix Rossel en 2010. On s’y était laissé entraîner par le vertige qui gagnait l’héroïne au rythme d’une écriture dansante – forcément dansante – et très tenue. Le tango, bien sûr… On avait donc attendu le deuxième roman, publié deux ans plus tard et aujourd’hui réédité au format de poche, avec un peu de crainte, tant la première barre avait été placée haut. Mais Caroline De Mulder prouvait décidément qu’elle a le tempérament d’une véritable écrivaine. Elle ne refuse pas l’obstacle. Elle le domine au contraire avec une élégance à laquelle il faudra s’habituer, un mélange de force rageuse et d’impressionnante souplesse. Retour gagnant, donc, avec Nous les bêtes traquées.
C’est une femme, encore, qui raconte. Marie ne danse pas mais se débat entre attirance et répulsion pour Max, l’homme qui l’a tirée du trou où elle se trouvait pour l’entraîner dans une impasse. Max est un homme assez agité, voire fébrile. Il a peut-être des raisons de l’être, car cet avocat s’attaque à des intérêts auprès desquels sa vie ne pèse pas lourd. Il craint donc en permanence d’être empoisonné et jette sans cesse de la nourriture. Une sorte de garde du corps le protège, à moins qu’il ait été placé là pour le surveiller. Les menaces sont imprécises mais rôdent autour du couple formé presque par hasard, et au moins par raccroc.
Il y a du thriller dans la trame du roman. Mais la piste de l’intrigue est masquée par une accumulation de détails qui finissent par prendre plus d’importance que le fil conducteur. C’est à travers ces détails que nous percevons le désarroi de Marie, les certitudes de Max, leur dérive commune – qui les entraîne sur des chemins divergents. En filigrane, Caroline De Mulder joue avec les enjeux réellement en cause dans certaines actions humanitaires détournées de leur sens. Et c’est de la même manière, en filigrane, qu’elle joue avec les aspects narratifs du texte, si bien que celui-ci épouse parfaitement la forme de son sujet fuyant, caché. Sa capacité à trouver la meilleure manière de construire un récit et de lui donner de la chair à travers les mots était une des grandes qualités d’Ego tango. Il fallait en trouver l’équivalent dans un autre monde. C’est fait aussi, dans une totale maîtrise qui fait adhérer sans réserves à Nous les bêtes traquées, avec la certitude rassurante qu’il y avait là, dès ces deux premiers romans, le début d’une œuvre riche d’immenses possibilités. On ne s’est pas trompé puisqu’elle a, depuis, largement confirmé les espoirs qu’on plaçait dans son œuvre naissante.