Jean-Paul Kauffmann aime les lieux qui n’intéressent
personne, ou presque. Parlez-lui d’Austerlitz et de Waterloo pour situer sur la
carte de l’épopée napoléonienne deux points vers lesquels touristes et
chercheurs convergent, il vous répond : Eylau. Et précise, dans Outre-terre : « D’accord, j’ai un faible – plus qu’un faible, une complaisance –
pour les lieux qui n’entretiennent aucune illusion. Aller voir quand il n’y a
rien à voir. » Donc, Eylau, cadre, le 8 février 1807, d’une grande
bataille. Il s’y est déjà rendu, un peu par hasard, en 1991, parce que c’est à
quarante kilomètres à peine de Königsberg, où Kant est né, où il est mort.
Mais, depuis Kant et Napoléon, Königsberg est devenue Kaliningrad et Eylau, Bagrationovsk,
dans une enclave russe perdue entre Pologne et Lituanie. Une exclave plutôt qu’une enclave, note
Jean-Paul Kauffmann qui en fait même l’Outre-terre
de son titre.
Pour le deux centième anniversaire d’une bataille terrible,
aux vainqueurs incertains, toute la famille Kauffmann prend la direction d’Eylau,
le regard fixé sur une église du haut de laquelle la vue doit être parfaite sur
le paysage et ses fantômes. L’église est peinte au fond du tableau
qu’Antoine-Jean Gros a consacré à la scène tragique. Le voyageur ne pense qu’à
grimper à son sommet. Mais celui-ci est inaccessible, dangereux, interdit. Une
usine a englobé le lieu consacré, comme la terre a recouvert, dès le 8 février
1807, des corps écrasés par le passage des hommes, des chevaux et des convois.
On a compté les morts et les disparus. Balzac a ressuscité
le colonel Chabert, compté à tort au nombre des victimes, et dont Jean-Paul
Kauffmann semble percevoir le souffle en ces lieux hantés, la fiction étant
parfois un meilleur moyen de faire partager le réel que le récit militaire de
mouvements et de chocs assez désordonnés. Si désordonnés que le récit de la
bataille d’Eylau varie selon les narrateurs, et selon le point de vue d’un camp
ou de l’autre. Napoléon lui-même, quand il écrit à Joséphine dans la nuit qui
suit l’affrontement, a ces mots : « La
victoire m’est restée mais j’ai perdu bien du monde. » Pas étonnant
que les Russes s’étonnent que les Français ont baptisé une avenue parisienne du
nom d’une bataille qu’à leurs yeux Napoléon avait perdue…
L’incertitude convient à Jean-Paul Kauffmann. Un peu moins à
son épouse et à leurs deux fils, embarqués dans le froid d’un périple dont le
but n’est pas clair, sinon qu’il sert à vérifier la cohésion de la famille et
que le « paternel », appelé J.P. par ses enfants, noircit un carnet de
ses notes qu’il trouve bien banales tout en craignant de les perdre.
Outre-terre est un
voyage à hauteur d’hommes et de fantômes. Les guerres et les batailles
fascinent même quand on déteste la violence physique. Le narrateur l’a bien
compris en même temps qu’il continue à explorer ce que ses trois ans de
captivité au Liban ont fait de lui. Un autre homme, en partie.
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