mardi 14 février 2017

Un voyage à hauteur d’hommes et de fantômes

Jean-Paul Kauffmann aime les lieux qui n’intéressent personne, ou presque. Parlez-lui d’Austerlitz et de Waterloo pour situer sur la carte de l’épopée napoléonienne deux points vers lesquels touristes et chercheurs convergent, il vous répond : Eylau. Et précise, dans Outre-terre : « D’accord, j’ai un faible – plus qu’un faible, une complaisance – pour les lieux qui n’entretiennent aucune illusion. Aller voir quand il n’y a rien à voir. » Donc, Eylau, cadre, le 8 février 1807, d’une grande bataille. Il s’y est déjà rendu, un peu par hasard, en 1991, parce que c’est à quarante kilomètres à peine de Königsberg, où Kant est né, où il est mort. Mais, depuis Kant et Napoléon, Königsberg est devenue Kaliningrad et Eylau, Bagrationovsk, dans une enclave russe perdue entre Pologne et Lituanie. Une exclave plutôt qu’une enclave, note Jean-Paul Kauffmann qui en fait même l’Outre-terre de son titre.
Pour le deux centième anniversaire d’une bataille terrible, aux vainqueurs incertains, toute la famille Kauffmann prend la direction d’Eylau, le regard fixé sur une église du haut de laquelle la vue doit être parfaite sur le paysage et ses fantômes. L’église est peinte au fond du tableau qu’Antoine-Jean Gros a consacré à la scène tragique. Le voyageur ne pense qu’à grimper à son sommet. Mais celui-ci est inaccessible, dangereux, interdit. Une usine a englobé le lieu consacré, comme la terre a recouvert, dès le 8 février 1807, des corps écrasés par le passage des hommes, des chevaux et des convois.
On a compté les morts et les disparus. Balzac a ressuscité le colonel Chabert, compté à tort au nombre des victimes, et dont Jean-Paul Kauffmann semble percevoir le souffle en ces lieux hantés, la fiction étant parfois un meilleur moyen de faire partager le réel que le récit militaire de mouvements et de chocs assez désordonnés. Si désordonnés que le récit de la bataille d’Eylau varie selon les narrateurs, et selon le point de vue d’un camp ou de l’autre. Napoléon lui-même, quand il écrit à Joséphine dans la nuit qui suit l’affrontement, a ces mots : « La victoire m’est restée mais j’ai perdu bien du monde. » Pas étonnant que les Russes s’étonnent que les Français ont baptisé une avenue parisienne du nom d’une bataille qu’à leurs yeux Napoléon avait perdue…
L’incertitude convient à Jean-Paul Kauffmann. Un peu moins à son épouse et à leurs deux fils, embarqués dans le froid d’un périple dont le but n’est pas clair, sinon qu’il sert à vérifier la cohésion de la famille et que le « paternel », appelé J.P. par ses enfants, noircit un carnet de ses notes qu’il trouve bien banales tout en craignant de les perdre.
Outre-terre est un voyage à hauteur d’hommes et de fantômes. Les guerres et les batailles fascinent même quand on déteste la violence physique. Le narrateur l’a bien compris en même temps qu’il continue à explorer ce que ses trois ans de captivité au Liban ont fait de lui. Un autre homme, en partie.

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