dimanche 12 février 2017

14-18, Albert Londres : «Qu’est-ce qu’il y a donc au Mont-Athos?»



Nos poilus au Mont-Athos

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Keraya (Mont-Athos), … janvier.
C’était le 17 janvier, par un soleil de Côte d’Azur : ceux cents poilus français et russes arrivaient au Mont-Athos. Ils y avaient été portés la nuit sur un de ces cargos qui, en temps de paix, font les doux fleuves de France, et que la guerre a promus coursiers de haute mer.
— Demain j’embarque deux cents gaillards, m’avait dit le commandant du bâtiment. Qu’est-ce qu’on peut bien vouloir faire dans ce patelin-là avec ces deux cents hommes ?
Sans en savoir plus que le commandant, il me fut permis d’embarquer aussi. Et vogue le cargo !
— Où c’est-y qu’on nous colporte encore ? disaient les poilus. Va-t-on nous faire passer les Dardanelles ?
On le sut à cinq milles en mer : au Mont-Athos !
— Qu’est-ce qu’il y a donc au Mont-Athos ?
— Des moines.
Un poilu interrogea :
— Qu’est-ce qu’ils ont bien pu faire, ces moines ?
Petit jour. Coiffée de son mont, la presqu’île apparaît. Voilà les couvents.
— Mont-Athos ? Mont-Athos ? cherchaient les soldats, je connais ça le Mont-Athos.
Et l’un d’eux se souvint :
— C’est ce pays où les hommes seuls sont acceptés, dit-il.
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C’est dans le haut de l’Égée, ce coin de terre de Grèce qui pointe dans la mer. Là, moines orthodoxes, russes, bulgares, serbes, grecs, chacun dans son couvent, vivent entre eux éloignés de tout. Si le romantisme avait une patrie, la presqu’île Athos serait la sienne. En l’embrassant du regard sur la carte, on rêve de grands lévriers qui la brûleraient au galop. Ces solitaires ont choisi un décor de drame. Ils se sont établis pour contempler le Créateur là où des seigneurs féodaux auraient pu se jucher pour dominer les serfs. Couvents sur la mer, couvents sur les rochers, couvents dans des ravins, couvents sous des cascades. Et ils se nomment : Vatopedi, Hilendar, Zographos, Permurail. On sent que l’un des bâtisseurs était empereur et en prenait sans humilité avec le Tout-Puissant. C’est le temps non plus calmement posé sur la terre, mais lancé sur des pics où depuis des siècles il se cramponne. La foi semble être ici jetée à la figure de Dieu.
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Cinq moines, du rivage, regardaient s’approcher le bateau. C’est un bateau qu’ils ne connaissaient pas. Il ne ressemblait nullement aux petites barques grecques qui touchent à leur port et d’où débarquent, retour de mission, leurs frères en religion. L’un des cinq avait une pelle à la main ; en apercevant des casques et sous ces casques des soldats, il posa sa pelle sur le sol sanctifié et ses yeux s’agrandirent.
On mouilla.
Les poilus descendirent, les cinq moines détalèrent.
— Hé, là-bas ! cria le lieutenant aux fuyards.
Au bruit de la voix, les saints hommes se retournèrent et au geste qu’on leur faisait d’approcher répondirent en touchant leur poitrine : « Est-ce à moi que vous désirez parler ? » voulaient-ils dire ?
C’étaient cinq moines grecs.
Deux, comme pour nous encenser, nous firent un salut avec leur chapelet.
— Où sont les couvents Vatopedi, Zographos et Pantheleïmon, leur demanda le lieutenant.
— Là, monsieur colonel, répondirent-ils en étendant leurs bras dans trois directions.
Et ils partirent.
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Ils avaient été prévenir leurs frères de l’arrivée de la horde. Mais de quelle horde ? Ils n’avaient entendu jusqu’à présent que la voix de l’interprète. Qui s’abattait ainsi sur leur sanctuaire ? Leur connaissance des uniformes internationaux ne leur avait pas permis de se prononcer. Qui étaient ces hommes d’armes ? Français, Allemands, Lapons ? D’où sortaient-ils ? de la mer ou des nuages ?
Par trentaines les moines accouraient. Pour la première fois nos poilus pâlirent : ils trouvaient plus poilus qu’eux. Des centaines d’hommes, portant la barbe non seulement aux joues et au menton mais dans le nez et aux sourcils, les regardaient. Dans l’émotion, surpris sans doute en déshabillé, tous n’avaient pas noué leur chignon et, dans le petit vent du petit matin, des chevelures poisseuses jouaient sur la vieille peau des épaules. Les uns maniaient leur chapelet : le chapelet était blanc, les mains étaient noires, ce qui prouve qu’ils avaient beaucoup prié, car, au début, c’était le chapelet qui était noir et les mains qui étaient blanches. Les autres tenaient des instruments de labour ou rien du tout. Un qui était en retard arriva à toute bride sur une mule – que dis-je ! sur un mulet.
Les Russes allèrent à Pantheleïmon, couvent russe, les Français marchèrent – oh ! pas en colonne ! pas en ordre de bataille ! en pèlerins pourrait-on dire – marchèrent sur Zographos, couvent bulgare, et sur Vatopedi, couvent grec.
Quoique rassasiés par les aventures d’Orient, par Seduhl-Bahr, par la Serbie, par le camp de Salonique, par la route d’Athènes, les chemineaux de Sarrail ouvraient les yeux. Ce monastère où ils montaient, c’était un burg ! ce bois qu’ils traversaient, c’était une forêt d’opéra ! ce paysage qu’ils embrassaient, c’était un cri perçant de la terre ! Au milieu de la multiplication des moines, ils passaient !
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Ils sont six mille sur cette presqu’île, les moines. Six mille à vivre dans la prière et la saleté. Six mille à élever leur âme vers Dieu, de minuit à six heures du matin et jusqu’à huit les jours de fête. Six mille à dormir ensuite jusqu’à midi et à travailler de midi à quatre heures et à reprier et à manger des olives et à redormir. Ils sont six mille à ne pas vouloir que tout ce qui n’appartient pas au sexe mâle touche leur principauté, à bannir les vaches, les chèvres, les poules, à rejeter dans la mer, d’un geste méprisant, les poissons quand ils sont aux œufs, à ne prier qu’à peine la Vierge Marie. Hélas ! chez eux les puces sont du genre masculin !
Pourquoi sommes-nous venus troubler leur veuvage ? À l’heure profane des récréations, ils se mangent le nez entre eux, c’est sûr, mais cela n’est pas une raison ; quand pris soudain du désir ardent de se livrer à une retraite les sous-marins allemands approchaient leur sable, ils ont dû faire aussi quelques prières sur leur coque, mais ceci n’est pas une raison. La raison, je crois bien, doit encore être une de ces choses que l’on ne peut pas dire, et je ne le dirai pas, pour cela d’abord et ensuite parce que c’est sans aucune importance pour l’histoire que je vous raconte, vu que l’histoire que je vous raconte n’est que l’occupation d’une terre par des poilus et que jamais poilu n’a su pourquoi il occupait ce qu’il occupait.
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Après la tranchée, la cellule, le poilu d’Orient aura tout connu.
Les soldats arrivèrent donc dans les couvents. Au seuil du bulgare, un harmonium enroué essayait d’emplir une chapelle de sa voix maigriote. Un poilu nostalgique, se rappelant son temps d’enfant de chœur, accompagna l’instrument de son chant. « Très bien ! très bien ! » faisait de la tête un vieux vieillard de moine. Et la confiance du coup naquit. On ouvrit des cellules pour ceux qui voulaient s’y installer. Elles sentaient le fauve.
Les pèlerins armés allèrent chercher de l’eau et lavèrent où ils devaient se coucher la crasse de plusieurs siècles.
« Ça, disaient-ils au vieux vieillard de moine qui ne cessait d’approuver, ça, tu vois, mon vieux, c’est un baptême. »
Au couvent russe, quand vient l’heure de manger, on nous attira par des sourires devant le menu suivant :
Soupe à la sauce de homard
Jeune pieuvre
Ventres de crabes
Alors chacun de nous levant ses yeux au ciel, se mit à prier Dieu pour qu’une tempête soudaine n’empêchat pas nos bateaux d’amener le ravitaillement.

Le Petit Journal, 12 février 1917.

La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

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