mercredi 30 août 2017

14-18, Albert Londres : «Ils étaient simples comme s’ils n’avaient rien fait»



Les vainqueurs de Verdun défilent devant le président de la République

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de Verdun, 29 août.
Trois mille hommes portant les drapeaux de Verdun ont défilé, ce matin, quelque part, pas loin de la citadelle. Le Président de la République, le ministre de la Guerre, le général en chef étaient là.
Il faisait du vent. Vingt-sept étendards en loques se débattaient contre les hampes, ils semblaient crier : Vous voyez tous ces soldats qui sont muets, ils ont fait des choses sublimes, ils ne vous les diront jamais ; aussi, nous qui les connaissons, nous les proclamons.
Ils étaient trois mille qui en représentaient vingt fois plus. Descendus des collines de la mort, ayant rempli un devoir dont ils n’ont pas l’air de soupçonner la grandeur, ils venaient se présenter à la nation.
Ils étaient simples comme s’ils n’avaient rien fait, ils seraient sortis de la caserne qu’ils n’auraient pas eu un visage plus tranquille ; ils n’auraient pas grandi la France que leur mine eût été la même.
Et la baïonnette légère sur l’épaule, ils se mirent en marche. Voilà ceux qui prirent Avocourt, voilà ceux qui prirent 304, voilà ceux qui prirent le Mort-Homme, voilà ceux qui prirent Regnéville, voilà ceux qui prirent le Talou, voilà ceux qui prirent les bois de Beaumont.
Ils ont tout pris.
Ce n’est pas une revue de boutons de guêtre. Vous, vous n’avez pas de cravates ; vous, vous n’avez pas de semelles ; vous, vous êtes pleins de boue ; vous, vous êtes pleins de trous ; mais passez, même devant le président de la République, les crêtes de Verdun vous trouvent bien comme ça.

Le Petit journal, 30 août 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mardi 29 août 2017

Sébastien Spitzer, premier lauréat de saison

Le Prix Stanislas, réservé à un premier roman, et qui sera remis à Nancy le 9 septembre, a annoncé aujourd'hui son lauréat. Il manquait à mes lectures à peu près la moitié des titres sélectionnés mais, parmi les six sur lesquels je pouvais donner un avis, Ces rêves qu'on piétine, de Sébastien Spitzer, méritait amplement d'être le lauréat qui ouvre une longue saison de prix littéraires - alors que tous les livres ne sont pas encore sortis, mais c'est une autre histoire.
Le projet, ambitieux, ne ressemble en rien à ce qui définit habituellement, par le plus petit dénominateur commun - moi, l'auteur -, le premier roman, et trace un chemin rocailleux dans des temps pour le moins troublés, en 1945, au moment où Hitler, retranché dans son blockhaus, se prépare au suicide - sans oublier de se marier auparavant.
Magda Goebbels fait partie de cette charmante compagnie, elle est promise au même destin et s'occupe elle-même de la fin de ses enfants. Loin de là, mais dans un mouvement qui les rapproche de Magda Goebbels, des Juifs rescapés de l'Holocauste, provisoirement pour certains, se transmettent de survivant à survivant la mémoire écrite des camps de la mort. Et des lettres dans lesquelles les secrets de Magda Goebbels pourraient bien faire le bonheur d'une journaliste américaine inspirée, comme le reconnaît l'auteur, de Lee Miller.
Plus on pénètre dans les nœuds serrés d'un roman à l'écriture, en outre, très maîtrisée, moins il devient possible de le laisser avant d'avoir tout compris, ce qui arrive petit à petit. Le pouvoir de fascination exercé par le livre, sa construction, son élan sans cesse rompu et toujours repris, croît au fil des pages.
Un excellent choix, la saison commence bien...

Pendant ce temps, d'autres jurys fourbissent leurs sélections. Celle de France Inter avec le Journal du Dimanche, bien qu'elle ne débouche, à ma connaissance, sur aucun prix, donne le ton pour une partie de la rentrée littéraire. Cinq romans français, cinq romans étrangers.

Romans français
  • Olivier Guez. La disparition de Josef Mengele (Grasset)
  • Lola Lafon. Mercy, Mary, Patty (Actes Sud)
  • Monica Sabolo. Summer (Lattès)
  • Chantal Thomas. Souvenirs de la marée basse (Seuil)
  • Alice Zeniter. L'art de perdre (Flammarion)

Romans étrangers
  • Don DeLillo. Zero K (Actes Sud)
  • Juan Gabriel Vasquez. Le corps des ruines (Seuil)
  • Maggie Nelson. Une partie rouge (Sous-sol)
  • Orhan Pamuk. Cette chose étrange en moi (Gallimard)
  • Colson Whitehead. Underground Railroad (Albin Michel)

Le Prix Landerneau des Lecteurs, qui réduira le 7 septembre sa première sélection de dix titres à quatre seulement, avant la délibération finale à la fin du même mois, a pour l'instant retenu:
  • Miguel Bonnefoy. Sucre noir (Rivages)
  • Marc Dugain. Ils vont tuer Robert Kennedy (Gallimard)
  • Olivia Elkaïm. Je suis Jeanne Hébuterne (Stock)
  • Alice Ferney. Les Bourgeois (Actes Sud)
  • Olivier Guez. La disparition de Joseph Mengele (Grasset)
  • Gaëlle Nohant. Légende d’un dormeur éveillé (EHO)
  • Véronique Olmi. Bakhita (Albin Michel)
  • Léonor de Récondo. Point cardinal (Sabine Wespieser)
  • Monica Sabolo. Summer (Lattès)
  • Alice Zeniter. L’art de perdre (Flammarion)

Le Prix du roman de la Fnac s'est donné la lourde tâche de supprimer, dans sa première sélection, 30 titres. Il en reste donc cinq, parmi lesquels celui de Sébastien Spitzer:
  • Jean-Baptiste Andrea. Ma reine (L'Iconoclaste)
  • Léonor de Recondo. Point cardinal (Sabine Wespieser)
  • Véronique Olmi. Bakhita (Albin Michel)
  • Jean-Luc Seigle. Femme à la mobylette (Flammarion)
  • Sébastien Spitzer. Ces rêves qu'on piétine (L'Observatoire)

Tout cela, et le reste au fur et à mesure, dans la page dédiée aux sélections 2017 des prix littéraires.

14-18, Albert Londres : «la haute grandeur du soldat français»



La cote 304 ou le sol tragique
L’héroïsme des gars de la 26e

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de Verdun, 28 août.
Nous redescendons de la cote 304 et nous sommes pénétrés de la haute grandeur du soldat français.
Sur ce mont effroyable, sa haute valeur morale nous a frappés d’un choc. À le regarder, lui vainqueur, qui, sous les obus, toujours sous les obus, se fait maintenant constructeur, l’héroïsme placide de sa tâche, comme une sublime apparition, peu à peu s’est dressé devant nous. Nous qui n’aimons pas les grands mots, devant de tels faits qui les redorent, nous les avons sentis désormais les seuls maîtres de notre expression, ce que nous découvrions était magnifique. Nous croisions ces hommes vivants dans ce pays terrifiant de la bataille et plus nous les approchions, plus ils étaient étonnants, ce sont des saints civils, nous comprenions qu’un immense fossé, qu’eux seuls, par une nouvelle abnégation, pourront combler, les séparait de tous ceux qui n’auront pas connu ces années où, sous la menace constante de la mort qui déchiquète, pour d’autres peut-être que pour eux, calmement, ils dirigeaient la future vie nationale.
C’est là-dessus qu’ils vivent ! Si près et si loin du monde à la fois ! Si près jusqu’à 20 kilomètres ; on mange, vit, dort comme partout, si loin puisque rien d’humain n’a jamais ressemblé à ce sol tragique. Pays où l’on n’est jamais sûr d’achever son rêve, sa phrase, sa course ; pays sans nom qui ne tient à la terre que par la mort, tu es leur patrie à ces soldats-là !
Et ce pays, ce désert infesté, ce cycle de l’enfer que tout le monde rejetterait avec horreur, que les plus pauvres et les plus fous n’auraient pas voulu pour rien, acharnés à le conquérir, ils l’ont gagné avec leur sang. S’ils ont attendu toute une terrible nuit, angoissés, la minute de s’élancer ; s’ils se sont engagés dans le ravin de la mort où pas un être, depuis six mois, ne pouvait se montrer sans tomber ; s’ils ont abordé la pluie hachante des tirs de barrage et passé sous ses voûtes de terreur, c’était pour vous occuper, crête macabre. Si encore une victoire trébuchante les avait attendus, si au bout de leur effort héroïque une ville avec ses maisons, ses toits pour s’abriter, de l’eau pour se laver, des vêtements pour se changer, s’était ouverte sous leurs pas, mais jamais, ce qui leur était réservé le voilà c’était un chaos.

Dans les boyaux et les trous d’obus

Parcourons-les, voyons-le, admirons !
Longeons d’abord les boyaux gluants.
Les Allemands les connaissent, ils tirent dedans à coup sûr. Un 105 qui n’a pas éclaté est là fiché sur la paroi de droite, d’autres les ont bouleversés, d’autres les bouleversent à cet instant même. Les hommes passent, la mort sur eux à bout portant éclate et laboure, ils passent.
— Arrête-toi, crie l’un d’eux au chef de file.
Le chef de file répond :
— Nous n’en recevrons pas plus que nous devons en recevoir.
Les boyaux se terminent, le terrain depuis hier conquis n’est pas encore camouflé, nous marcherons de trous d’obus en trous d’obus et les soldats seront là, découverts sous le tir ennemi qui, ce matin, est incessant et dispersé. L’ennemi arrose toute la position, au hasard, dans le nombre il trouvera bien sa proie. Quand le combattant est sous un abri, si inefficace qu’il soit, il se sent plus à l’aise, moralement il se croit préservé, il n’ignore pas que si l’un de ces gros qu’il voit tomber tout autour arrivait juste sur son toit, son toit et lui voleraient en éclats ; cette séparation qui l’isole une seconde de la mort le rassure, il est autant au danger, mais moins sur ses nerfs. Aujourd’hui rien ne s’interpose entre sa sensibilité et l’implacable, dans sa lutte furieuse il a tout mis en loques, il est tout nu devant le bourreau.

Spectacle macabre

Le tir de barrage allemand a mâché mètre par mètre le ravin de la mort, pas la trace d’une piste où une souris aurait pu se faufiler, tout est haché, ils ont passé par ce lieu. Traversons le col de Pommerieux, arrivons sur 304, c’est une affolante contrée. De vieux débris de cadavres allemands déterrés dans les cinq journées où régna notre artillerie nous attendent. Tous ces anciens morts d’outre-Rhin sont ressortis au son du canon ; de tout nouveaux leur font compagnie : voici l’un des fils blonds de Germanie, il est tout noir et son voisin, son frère, est tout noir aussi ; c’est contre des Nègres, dirait-on, que les gars de Pauffin de Saint-Morel, que les gars de la 26e division se sont jetés.
Vous marchez, vous tombez sur une scène héroïque racontée par trois morts : un Français et deux Allemands – tout ce qui se passe sur cette crête a une telle grandeur tragique que l’ennemi cesse d’être le Boche et redevient l’Allemand – morts, ils se battent toujours. Le corps du Français les recouvre tous les deux, il proclame jusque dans l’immobilité du trépas qu’en recevant le coup final, il les a terrassés.
Vous marcherez, vous marcherez, les obus qui, depuis cinq heures, ne cessent de labourer, laboureront autour de vous. Vous marcherez un peu perdu et rencontrerez des tableaux qui, si vous en aviez, iraient vous chercher les sanglots. Voici un Allemand étendu sur un tas de lettres, il a l’air de tant y tenir que, par sentiment d’humanité, vous voulez en prendre une, chercher une adresse et faire prévenir par la Croix-Rouge. Mais il faudrait comme il était…

Les Français sont là

Vous marcherez dans la contrée démente et, taches bleues qui remuent, vous arriverez chez ses habitants vivants ; des Français travaillent, respirent et tiennent ici. Nous leur avons parlé. Nous étions nés eux et moi, dans la même province. Ils s’en souviennent, mais ici, ils ont l’exemple constant par les cadavres qui les empoisonnent de ce que devient un jeune homme quand le fer qui valse dans l’air l’empoigne et ils tiennent ici, s’ils doivent être ce qu’est ce cadavre, ils le seront.
Sur 304, contrée effrayante, dernière gloire et dernière misère du soldat français, la grandeur de son héroïsme paraît si haute que tout le reste de l’activité humaine, tourné vers elle, devrait s’arrêter un moment en extase.

Le Petit Journal, 29 août 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

dimanche 27 août 2017

Patrick Deville, les débuts en bloc

Je commence à lire pour partie, à relire pour le reste, les cinq premiers romans de Patrick Deville, réédités en un épais volume au format de poche. Le titre de l'ensemble est celui de son éditeur, à l'époque: Minuit. Et, dans la foulée, revisitant mes archives (ou plutôt celles du Soir) pour vérifier si j'y trouve un mot écrit sur l'un ou l'autre de ces livres, je tombe sur le petit article que j'avais publié en 1992 à propos du Feu d'artifice. Il s'agit du livre central dans cet ensemble.
Je vous le confie comme une lettre venue du passé et redevenue, par la grâce de la réédition, toute neuve.

Le troisième roman de Patrick Deville est fascinant et insaisissable. Cela tient autant au personnage principal et à ceux qui l’entourent qu’à l’espèce de détachement dans la narration, comme si elle était elle-même une errance douce, sans véritable but, sans début ni fin, avec des rencontres de hasard et des directions choisies de manière tout aussi aléatoire.
Le narrateur établit la liste des choses qu’il préfère dans la vie : « conduire des voitures de luxe, laisser défiler le monde et glisser mes pensées mollement amorties par les gommes ». Il est parvenu à l’état provisoire qui se rapproche le plus du bonheur puisqu’en effet ces trois « trucs », comme il dit, appartiennent à son quotidien. Mais il ressent parfois, comme un gouffre qui pourrait s’ouvrir à chaque instant sous ses pieds, la précarité de cet état…
Il travaille un minimum : il achète des voitures de luxe, souvent à Bruxelles, à l’origine plus que douteuse, et les revend avec un gros bénéfice. Mais les faits semblent avoir une importance mineure, comme s’ils étaient posés là par inadvertance. Ils ont le même statut que les histoires chiffrées rédigées pour une station de radio. Par exemple : « En 1899, Emil Jellinek, consul général d’Autriche à Nice, engagea sa Daimler de 23 chevaux dans la course Paris-Nice en lui donnant le nom de sa fille Mercedes : elle l’emporta et ce nom fut adopté pour les véhicules de Gottlieb Daimler. »
Dérisoire, ce jeu ne l’est guère plus que tout le reste. Peut-être Juliette échappe-t-elle cependant à cette futilité : dure et grave, elle donne au roman son ancrage dans un quotidien non moins décalé par rapport à la réalité habituelle, mais dont on perçoit à travers elle le tragique…

samedi 26 août 2017

Emmanuel Carrère construit lui-même sa route

Où va-t-il, Emmanuel Carrère, depuis les années 1990, après des romans qui étaient de pures fictions ? Les lecteurs des ouvrages qui ont suivi La classe de neige, le dernier de ses livres à pouvoir être rangé sous cette étiquette, le savent : vers le « roman de non-fiction », genre dans lequel Truman Capote a écrit un chef-d’œuvre avec De sang-froid et où Carrère s’illustre depuis L’adversaire, paru en 2000. Un roman russe, D’autres vies que la mienne, Limonov et Le Royaume ont suivi, sur des sujets variés mais dans le même registre, avec la présence d’un narrateur qui ne se cache pas, au contraire des théories de Truman Capote.
Il est avantageux d’avoir où aller regroupe des textes éparpillés dans la presse, et montre comment l’écrivain a construit la route sur laquelle il se trouve : tracé, nivellement, travaux de surfaçage et aménagements paysagers. Tout est là, du making-of au debriefing.
A propos des options littéraires qui s’offraient à lui devant le dossier Jean-Claude Romand, pas encore devenu L’adversaire, le tracé de la route en quelque sorte, Emanuel Carrère raconte s’être engagé d’abord dans une mauvaise direction : « Je m’obstinais, quant à moi, à vouloir copier De sang-froid. A vouloir raconter la vie de Jean-Claude Romand de l’extérieur, en m’appuyant sur le dossier et sur ma propre enquête, et je crois ne m’être jamais consciemment posé la question de la première personne. »
Il a passé quelques années dans ce piétinement improductif, n’arrivant à rien, sinon à la décision d’abandonner le projet. Jusqu’au jour où il l’a repris avec une phrase de départ dans laquelle lui-même se trouvait. « En consentant à la première personne, à occuper ma place et nulle autre, c’est-à-dire à me défaire du modèle Capote, j’avais trouvé la première phrase et le reste est venu, je ne dirais pas facilement, mais d’un trait et comme allant de soi. »
Le romancier s’explique en 2006, bien après la publication de L’adversaire. Mais Il est avantageux de savoir où aller propose aussi, dix ans auparavant, deux articles consacrés à l’affaire Romand dans Le Nouvel Observateur. Emmanuel Carrère s’y fait chroniqueur judiciaire, comme il l’avait déjà été pour L’Evénement du jeudi en 1990 – trois « papiers » de ce type ouvrent d’ailleurs une compilation à travers laquelle la curiosité d’un homme se donne à voir, ainsi que la manière dont il utilise cette curiosité pour donner naissance à des textes parfois inattendus.
On lui propose de rencontrer Catherine Deneuve, c’est elle qui a souhaité l’avoir comme interlocuteur ? Très bien, il y va, fort de sa connaissance des films qu’il a déjà vus, de sa lecture des carnets tenus par l’actrice au cours de sa carrière. Il se dit qu’il ne va pas l’interviewer mais qu’ils vont converser entre gens de bonne compagnie, entre artistes. La rencontre se passe. Ils n’ont rien à se dire. Rien d’intéressant, du moins. Rien qui mérite un article. Sauf celui-ci : « Comment j’ai complètement raté mon interview de Catherine Deneuve ».
Selon ce que chaque lecteur préfère dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère, les pistes suivies peuvent être différentes. La veine russe est bien sûr importante, qui touche aussi à la famille et aux questions de la délicatesse à avoir, ou non, vis-à-vis des personnes qui se retrouvent personnages dans un livre. La part érotique s’applique, bien que très progressivement et d’une manière, à la fin, presque comique, dans une série de textes écrits pour un magazine italien, le dernier ayant pour but d’en terminer avec cette histoire qui commence à lui peser. Et puis, l’écrivain parle merveilleusement bien des autres écrivains : la Roumanie l’a fait revenir à Philip K. Dick, des rééditions lui fournissent l’occasion de relire Perutz, Karinthy, De Foe, un désaccord profond l’éloigne de Renaud Camus dont il était l’ami. On n’est plus seulement dans la littérature, mais dans la vie. Ce qui, au fond, chez Emmanuel Carrère, est indissociable.

vendredi 25 août 2017

14-18, Albert Londres : «L’armée française vient de boucler son succès»



Comment fut prise la cote 304

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de Verdun, 24 août.
C’est au petit jour que nous leur avons encore fait ça.
La cote sans père ni mère, l’enfant trouvé, 304, est enlevée. L’armée française vient de boucler son succès.
Dans l’enthousiasme de la matinée du 20, de cette matinée à qui nos troupes, pour la rendre victorieuse, n’empruntèrent qu’une heure cinquante, on avait cru que cette marche meusienne, dont deux armées depuis un an rendent fameux le numéro était aussi tombée dans le sac de nos poilus.
Tour ce qu’on avait visé était atteint, ses deux voisins immédiats, Avocourt, à gauche, Mort-Homme, à droite, appréhendés à la minute dite, avaient été menottés. La joie chaude de la réussite aidant, sur le champ de bataille on disait 304 aussi est à nous. 304 n’était qu’encerclée.

Le martyre de la cote 304

304 est un de ces enfers que depuis 1914 les créatures de Dieu jalouses de sa gloire ont ouverts sur la terre. Des hommes ont pris une cote, une pauvre petite cote, qui ne demandait comme celle-là qu’à verdoyer le long de la Meuse, et transformés en ouvriers diaboliques se sont mis à la torturer par-dessous et par-dessus. Ils l’ont éventrée, camouflée, rabotée, hérissée.
Ils l’ont gavée de fer pour qu’elle ait l’estomac solide, ils lui ont soudé des dents pour qu’elle morde et des ongles pour qu’elle griffe et, pour qu’elle fasse peur ils l’ont scalpée. Bourreaux installés sur leur victime muette, ces premiers préparatifs de supplice amorcés, ils perfectionneront. Affûtant, limant, taillant, électrisant, ils ont fait une bête hideuse possédant elle seule et sous un même instinct les instruments de défense de cent autres bêtes féroces.
À cheval sur le monstre que les mitrailleuses éperonnaient et dont les naseaux crachaient un souffle empoisonné, l’écuyer allemand, la tête défilée derrière la crinière barbelée attendait. Ce matin, à quatre heures cinquante, le poilu français, d’un seul coup de lance, l’a désarçonné.

La guerre mathématique

Et ce n’est pas ce matin que devait avoir lieu le tournoi. Comme ce n’est pas le 21 non plus qu’on devait prendre Samogneux. Nous voici dans une splendide histoire.
Les attaques aujourd’hui sont des pièces réglées d’avance.
On ne parle plus au hasard, les enfants de France savent qu’ils décolleront à telle heure, qu’ils marcheront à tant de pas par minute, qu’à telle autre heure ils devront être rendus à tel point, qu’ils s’y arrêteront tant de temps, qu’ils repartiront à la seconde marquée et que lorsqu’ils auront atteint leur but, quelles que soient les circonstances, leur entrain ou leur jugement, ils devront s’arrêter.
C’est la guerre mathématique, amère à l’âme gauloise.
Donc le 20, au cours de cette heure cinquante qui lui avait suffi, la division du Midi ayant franchi le Talou toucha son but. Emballée, elle ne voulut pas s’arrêter. Les chefs qui, au-dessus de leur instinct, ont des ordres à écouter, se mirent en travers. La division du Midi piétina. Les officiers le firent savoir au poste de commandement : « Ils veulent aller à Samogneux, téléphonèrent-ils. »
Le poste de commandement sortit son plan de bataille et répondit non. Ce non fut transmis derrière les pentes du Talou. On murmura. Les officiers téléphonèrent de nouveau. Le poste de commandement en avertit l’armée. L’armée réfléchit. Elle ne devait entreprendre l’opération de Samogneux que trois jours après. Devant l’impatience héroïque des acteurs, elle dit : « Allez ! » Ils y allèrent. Ce n’était que dans deux jours aussi qu’on devait s’occuper de 304, mais c’étaient des gars du même sang.

Les gars d’Auvergne achèvent la victoire

Ce matin, au petit jour, ils achevèrent la victoire, Hier, nos canons redonnèrent de la gueule. La vallée désolée retrouvait ses molosses ; de leur hurlement, toute la nuit, ils la dominèrent et, quand la nuit fut sur le point de finir, « l’enfant de France » qui, cette fois, était de l’Allier, du Puy-de-Dôme, de la Haute-Loire, s’élança. De l’eau jusqu’au ventre, surplombé par le sinistre écuyer allemand, de son pas calculé il approcha du ravin de la mort et, vivant, le traversa. Il opérait une attaque globale, de front et sur les deux ailes. Pendant cinq minutes à peu près, il avança presque libre. Aveuglées par les nôtres, les batteries boches ne déclanchèrent qu’à 4 h. 55 leur tir de barrage. Quand il se présenta, « l’enfant de France » passa au travers. Sans s’y reprendre, du même élan renversant l’accapareur, il chevaucha le monstre puis, saignant à toutes ses furieuses défenses, corps déchiré mais âme entière, redescendit, puis, de son pas égal, le dépassa puis marcha s’installer sur le ruisseau des Forges où il attend.

Le Petit Journal, 25 août 1917

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

jeudi 24 août 2017

14-18, Albert Londres : «La principale loi est de ne s’étonner de rien»




(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Samogneux, 23 août.
Nous venons de traverser toute la victoire. Par le Talou, harassés, nous entrons à Samogneux.
De Paris vous ne pouvez pas vous rendre compte de ce qu’elle est. En grosses lettres, les journaux vous disent : « Regnéville et Samogneux sont pris. Les défenses ennemies sont enlevées. Les prisonniers augmentent. » On vous complète cela de cartes, de photos, mais pas plus manchettes que cartes et photos ne vous apportent la lumière. Vous connaissez que nous avons battu le Boche, c’est tout, ce n’est pas assez. Ce qu’il faut savoir, ce n’est pas qu’ils ont perdu, c’est ce qu’ils ont perdu. C’est sur place que, touchant soudain l’ébranlement allemand, qu’étonné de la valeur du terrain perdu, vous concevez dans sa vérité le succès des armes françaises.

De Verdun au Talou

Et pour vous rendre sur place, vous prendrez un bateau. La principale loi à quoi doit se soumettre celui qui vit aux armées est de ne s’étonner de rien. Pour gagner l’arête du Talou, on nous a dit : « Demain, à 3 heures du matin, vous prendrez la barque. » On nous aurait ordonné de descendre 500 mètres sous terre et ensuite de filer droit que nous n’aurions pas davantage hésité. Seules, les choses normales paraîtraient étranges dans ce fantastique et grand pays barbare des tranchées. Nous prîmes donc la barque à 2 kilomètres de Verdun. Sur le canal de l’Est nous naviguâmes. Les péniches que les Allemands avaient mises à plat le bordaient, car les Allemands étaient venus se laver la trogne dans cette eau-là. Nous abordâmes à Bras. J’oubliais de vous dire que c’était une ruine comme tout est ruine, par ici une ruine est naturelle. Quand, avant l’époque sauvage, vous arriviez dans une ville, vous n’écriviez pas à vos amis : « J’arrive dans une ville, il y a des maisons. » C’est, procédant de la même logique, que j’omettais de vous apprendre que Bras était en ruines. Une fois pied à terre, nous longeâmes la côte du Poivre où, en décembre dernier, Mangin les sala.

L’enfant de France à l’assaut

Des deux côtés, les canons étaient raisonnables, leur quinte passée ; ils ne toussaient que par habitude. Dans cette toux, de nos pas nous martelions le Talou. Le Talou est un immense dos d’âne dont la pointe gauche en s’inclinant imposa l’une de ses courbes à la Meuse. Le soleil qui, cette fois, est avec nous, tapait. Traversant les premières parallèles de départ, nous écorchions nos cuirs aux fils de fer. C’est de là qu’hier à quatre heures quarante, les gars du Midi s’élancèrent. Quand un enfant de France part à l’assaut, il a sur la tête plusieurs nuits sans sommeil, dans les oreilles de cent vingt à cent cinquante heures d’ouragan terrestre, dans l’esprit le souvenir des ruées sanglantes qui précédèrent, dans les bras des dix kilos de grenades ou d’instruments et sur le dos ses vêtements, ses ustensiles et sa nourriture. Hier, il avait en plus devant les yeux la pente du Talou à gravir. L’enfant de France a tout porté, tout supporté, tout gravi.
Ce terrible pays des tranchées où ils vivent ne les laisse pas une seconde à l’aise. Quand l’Allemand est calme, que l’attaque est faite et qu’ils pourraient sur la terre retournée dormir, ou même seulement ne plus bouger, ils en sont empêchés. L’air de France dans ces contrées maudites de la guerre est grouillant d’une infinité de bestioles. Que vous marchiez ou soyez assis elles vous dévorent, rien ne peut les chasser, elles sont des milliards, elles vous entrent dans la bouche, dans le nez, dans les oreilles ; elles vous harcèlent de leurs tourbillons innombrables et invincibles. Depuis une heure, nous avançons dans ce supplice submergeant. Eux y vivent.
Transportés dans l’irréalité nous voici sur le Talou, sur sa crête. C’est un paysage de pôle. Entendons-nous, je n’ai jamais vu de pôles, mais comme tous les ignorants, je suppose que la terre qu’on y rencontre n’a aucun aspect commun avec celle que nous foulons. Le Talou, dans ce sens-là, est un troisième et nouveau bout du monde. Un saint homme qui sortirait de sa cellule et que, sans informer de rien, on monterait ici, s’écrierait : « Sur quelle nouvelle planète, Seigneur, m’as-tu conduit ! » Ceux qui ne sont pas des saints se demandent simplement à quelle époque préhistorique ils vivent. Nos canons ont mastiqué le terrain. Supposez la forme qu’aurait un agneau qu’un lion recracherait après un broyage de cinq jours. C’est une figure dans ce genre qu’a le Talou. C’est à la fois un volcan qui aurait mille et mille cratères, une pâte qu’un pâtissier fou aurait baroquement triturée et un pays d’indéracinable spleen qui, en une nuit, pour le malheur de toute la terre, serait descendu de la lune.
C’est immense et l’artillerie le travailla mètre par mètre. Les abris bétonnés des Boches sont en poussière, les casemates de mitrailleuses en miettes, les tranchées en charpie. Deux mains effroyablement puissantes ont tout pétri. L’homme qui aurait déjà des tendances à la démence recevrait ici son dernier coup.

Les vainqueurs dorment

Et ce pays est habité. C’est les nôtres, aujourd’hui, qui l’occupent. Ils l’occupent en dormant. L’enfant de France, après cinq jours de veille et l’effort de la victoire, est tombé sur le flanc. Tout le long de la tranchée en charpie, dans sa capote bleue, pesamment il repose.
En des enjambées savantes, nous passons par-dessus lui ; nous n’en réveillons aucun. Tableau de grandeur et qui vous frappe. Regardez, voici devant vous la preuve vivante de l’étendue de la victoire, Verdun. D’ici, les Boches voyaient sa cathédrale, commandaient ses communications, maîtrisaient ses efforts. Verdun ne pouvait pas bouger sans que le Boche le sût. S’il allumait une bougie la nuit, Krupp l’éteignait ; si des poussières le panachaient le jour, Krupp l’arrosait ; Krupp, de loin, gouvernait Verdun. L’enfant de France l’a chassé.
Les tours de la cathédrale, c’est nous, maintenant, qui voyons ce grand pays meusien où nous pourrons préparer ce que nous voudrons, c’est nous, maintenant, qui l’observons, l’avenir c’est à nous maintenant qu’il appartient et le donateur de tous ces biens, le voilà : en plein midi, sourd aux fusants qui le frôlent, aveugle à la contre-attaque qui s’amorce à droite, fourbu, il dort sur sa proie.

Le Petit Journal, 24 août 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre

Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort

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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes

Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mercredi 23 août 2017

Le troisième roman de Dinaw Mengestu

Un léger doute s’installe très rapidement à propos de l’identité du narrateur masculin dans le troisième roman de Dinaw Mengestu, Tous nos noms. Dans les chapitres intitulés « Isaac », et qui sont proposés en alternance avec ceux attribués à « Helen », le prénom ne désigne pas toujours la même personne. Il y a un Isaac en Afrique, ami du narrateur. Puis, aux Etats-Unis, Helen se trouve devant un autre Isaac, dont d’ailleurs elle tombe amoureuse malgré leur relation d’une durée limitée en principe à celle d’une bourse d’étudiant. Un autre Isaac, ou le même ? Le doute se renforce, le récit semble fournir des clés pour comprendre mais de temps à autre les éparpille. Et nous ne savons plus quelles serrures elles ouvrent.
Le destin du jeune Africain de vingt-cinq ans en route vers Kampala est intimement lié au choix qu’il fait à ce moment : « Dans le bus qui m’emmenait à la capitale, je décidai de renoncer à tous les noms que mes parents m’avaient donnés. » Il s’en expliquera plus en détail par la suite : il a reçu treize noms à la naissance, issus des générations précédentes. Et, en décidant de les effacer, il n’est plus personne : « c’était exactement ce que je voulais », conclut-il.
Son seul projet, en découvrant la capitale ougandaise, est devenir un écrivain comme ceux qui s’y sont réunis, a-t-il appris. Mais leur congrès s’est achevé, ils sont repartis et il ne reste, dans la ville et le pays, que des ambitions révolutionnaires partagées par son meilleur, son seul ami – Isaac. Dont le nom… mais on vous laisse le soin de découvrir le cheminement lié à cette question d’identité, car il est le moteur narratif du roman.
Si le narrateur n’est pas certain de s’appeler Isaac, la narratrice, assistante sociale chargée de l’accompagner dans ses démarches au cours de son installation dans la région du Midwest, aura elle aussi bien des occasions de se demander ce qu’il cache. Séduite, Helen oublie parfois toute prudence. Et s’étonne un peu, l’instant d’après, de voir renaître ses doutes sur la personnalité d’Isaac. Qui est-il vraiment, qu’a-t-il fait en Afrique pour avoir été obligé de fuir ?
Tous nos noms pourrait être une réflexion romanesque sur le mensonge. Mais c’est encore plus compliqué : des ambiguïtés multiples et parfois contradictoires forment une charpente peu convenue. Celle-ci, en effet, au lieu de soutenir la construction, l’ébranle de l’intérieur, dessine des failles plutôt que des points d’appui.
Le lecteur ne se trouve pas dans un livre confortable où tout ce qui est acquis ne serait jamais remis en question. Au contraire, les questions naissent des réponses elles-mêmes. Mais cela se fait en imitant le flux de la vie, ses méandres et les croisements hasardeux auxquels Isaac, continuons à l’appeler ainsi par facilité, doit d’être devenu un personnage d’une richesse exceptionnelle.

mardi 22 août 2017

La mort du mystérieux Réjean Ducharme

Dans le genre discret, Réjean Ducharme se classait en première catégorie. Un tweet de la Librairie Mollat vient pourtant de signaler sa mort. Hier, selon Wikipédia, à l'âge de 76 ans.


Tellement singulier, ce roman, que, voyez comme je suis parfois ridicule, je n'ai jamais osé vraiment m'y mettre. Alors que L'avalée des avalés est dans ma bibliothèque depuis un bon moment... Il s'agit de son livre le plus connu, il est aussi le premier, paru, comme les suivants, chez Gallimard. J'aimerais vous donner une chance de ne pas mourir aussi idiots que moi et, à défaut d'avoir quelque chose à dire sur un texte que je n'ai pas lu, je peux essayer de vous donner envie en vous proposant les premières lignes. De quoi inciter à aller plus loin, je crois - et je regrette bien de n'en avoir pas le temps ce soir!
Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est parce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère. Le visage de ma mère est beau pour rien. S’il était laid, il serait laid pour rien. Les visages, beaux ou laids, ne servent à rien. On regarde un visage, un papillon, une fleur, et ça nous travaille, puis ça nous irrite. Si on se laisse faire, ça nous désespère. Il ne devrait pas y avoir de visages, de papillons, de fleurs. Que j’aie les yeux ouverts ou fermés, je suis englobée: il n’y a plus assez d’air tout à coup, mon cœur se serre, la peur me saisit.

Orsenna à l’école buissonnière de La Fontaine

Erik Orsenna a un peu honte, écrit-il, d’être académicien « donc cofabricant de dictionnaire » et de n’avoir appris que récemment le mot « gentilé », « qui désigne l’habitant d’une ville » (ou d’un village, d’un pays, d’un continent, voire même d’un quartier, cher Erik – il faut fréquenter davantage Alain Rey, ou regarder Des chiffres et des lettres). Bref, le gentilé de Château-Thierry est Castelthéodoricien. « On imagine le rire du fabuliste ainsi lourdement affublé », ajoute-t-il, puisqu’il écrit cela dans son La Fontaine, une école buissonnière, et que, comme chacun le sait, Jean de La Fontaine est né à Château-Thierry.
Du coup, se réjouissant d’avoir découvert un mot qui sonne clair, il le replace dès qu’il en a l’occasion. Voici les Castelthéodoriciens qui racontent le duel de principe entre La Fontaine et son ami André Poignant, qui est le cousin, le confident et l’amant de sa femme Marie, ce dont tout le monde semble s’accommoder fort bien. Voici « notre Castelthéodoricien » qui pratique la flatterie comme Orsenna lui-même, autrefois – « aux temps mitterrandiens où j’étais courtisan ». On n’oublie pas la famille castelthéodoricienne de La Fontaine, dont il faut de temps à autre aller voir ce qu’elle devient pendant qu’il écrit ses Contes ou ses Fables. Quatre occurrences d’un mot qu’on n’a guère, sauf peut-être, et encore, à Château-Thierry, l’occasion de placer dans la conversation. Bien joué !
Le plaisir d’un mot, le plaisir de vagabonder, mais à toute allure, dans une biographie d’écrivain, le plaisir de le citer et de faire découvrir des textes moins connus autant que de rappeler des mélodies verbales rangées dans un coin du cerveau, plaisir, plaisir, seul aux commandes d’un livre qui ne se pousse pas du col. L’anecdote y est puisée aux XVIIe et XXe siècles avec des rapprochements inattendus, car si l’on vivait autrement à l’époque de La Fontaine, le cœur des hommes (et des femmes) n’a guère changé.
Ce qui reste, en particulier, c’est le désir, que La Fontaine ne se privait, pas plus que Marie, de combler. Ce qui change, c’est la condition des écrivains, même si tous ne sont pas, aujourd’hui, aussi heureux en affaires qu’Orsenna, dont les livres se vendent bien, merci pour lui. Mais quand bien même les Fables et les Contes, qu’il fallut, ceux-ci, renier parce qu’ils étaient trop lestes pour le climat religieux, auraient été de grands succès, qu’ils n’auraient pas permis à La Fontaine d’en vivre. D’ailleurs, le succès était là, au moins pour les Fables, mais il « n’engraissa que les deux libraires » qui les ont fait paraître. Les droits d’auteur n’existaient pas, il faudra attendre Beaumarchais et le siècle suivant pour les inventer. Et La Fontaine, quand il prend parti pour son ami Fouquet contre Colbert qui veut la chute de celui-ci, et qui par ailleurs tient les cordons de nombreuses bourses dont le contenu aurait pu soulager le quotidien du poète, oublie la flatterie pour l’honnêteté. Ce qui coûte cher. Il est hébergé par une amie, qui meurt. Il est à la rue… Imagine-t-on cela d’un homme dont les vers nous sont si familiers ?
Encore dit-on souvent, sans savoir, que La Fontaine s’est contenté de piller ceux qui, avant lui, avaient écrit des fables. Le plagiaire est plutôt celui qui, répétant assez bêtement cette idée reçue, devient calomniateur : La Fontaine payait ses dettes, celles-là au moins, puisqu’il restituait la paternité de son inspiration aux écrivains chez qui il l’avait trouvée. Et puis, surtout, il écrivait, avec la force qu’on lui connaît, avec l’art de plaire et de convaincre à la fois, comme de nombreux exemples le rappellent, s’il en était besoin.

lundi 21 août 2017

14-18, Albert Londres : «Verdun n’est plus une ville, c’est un fantôme immobile.»



Coup d’œil sur la bataille

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de Verdun, 20 août.
En deux bouchées, les troupes de France ont dévoré ce matin le nombre de Boches que le commandement leur avait fait servir. C’est devant Verdun que cela se passa.
Nous sommes dimanche 19 août, il est onze heures du soir, nous attendons dans la cité le moment de monter à l’affaire.
C’est hallucinant. Verdun n’est plus une ville, c’est un fantôme immobile. La nuit est couleur de suie et, sur cette suie, de seconde en seconde, de tous côtés, passent des lames lumineuses. Ce sont les lueurs de l’ouragan que les canons, cette fois, en complète furie, déchaînent devant eux. Les squelettes, les moignons, les poussières des maisons apparaissent, puis disparaissent sous ces éclairs, tous ces débris gigotent blancs ou noirs ; les ruines rient, on croirait entendre la Danse macabre de Saint-Saëns.

La préparation

Depuis 5 jours notre rage est la même. C’est le grand déballage ; on leur montre tout ce que nous avons en artillerie. Il y a du fin, du moyen et du gros ; on ne cherche pas à faire des bénéfices ; on leur livre ça à prix coûtant et à domicile ; cette nuit, par-dessus le marché, on leur offre un bouquet. Vos yeux vacillent. C’est comme si quelqu’un s’amusait dans un salon à éteindre et à rallumer sans arrêt et à grande vitesse les lampes électriques.
Le bruit n’est pas infernal, ni multiple, c’est qu’il a de l’espace pour se répandre et que les plus petits avant de parvenir sont avalés par les autres.
Les troupes de brancardiers, leur litière sur l’épaule, montent aussi. Va-t-on mettre le masque ou le garder autour du col ? Le masque est un instrument de supplice sur quoi, dès qu’ils le connaîtront, les Chinois sauteront. Il vous empêche doucement de respirer, c’est le même plaisir que si vous vous mettiez à vous étrangler vous-même à petites doses.
Cette lutte se livrera dans le gaz. Les nôtres partiront à l’assaut sous la figure horrifiante de cette cagoule aux yeux de mica. Pour le moment, il n’arrive que quelques fusants ; ne nous martyrisons donc pas déjà.
Un convoi vient d’être attrapé en plein milieu, deux camions, leurs chevaux et leurs conducteurs sont couchés morts sur l’angle du trottoir.
Les lames lumineuses coupent le ciel de plus en plus ; gravissons encore et, infernale vision de la terre en folie, voici le champ.

Le but visé

À gauche, le Mort-Homme, la cote 304, le Talou, la cote 344, c’est aux Boches, c’est ce qu’on veut leur reprendre ; c’est pourquoi depuis cent vingt heures, on fait voler sur eux des copeaux de fer ; c’est pourquoi tout l’horizon, par mille petits coins à la fois, furieusement, crache du feu. Douaumont, Vaux sont aussi en face. Toutes les glorieuses vedettes saignantes de la Meuse sont présentes.
De quel espoir charge-t-on tant de puissance de destruction, qu’attend-on de cette colère sans borne de la patrie ?
Tant d’incroyables moyens ne cherchent-ils pas la défaite immédiate de l’ennemi ? L’effort inouï de cette attaque, cet effort dont le cinquantième aurait autrefois suffi pour doubler le pays, cet effort, héroïsme tendu et toutes forges allumées, tout est donné pour vous ravoir, vous petite cote du Mort-Homme et vous 304 et 344 qui n’avez même pas de nom et que l’on désigne, comme les enfants trouvés, par un numéro.
C’est sans arrêt. La canonnade roule comme la fusillade roulerait. Derrière les crêtes fumeuses et déchirées, d’immenses bouffées de flammes surgissent d’un coup et teignent en rose jusqu’à des mille mètres de ciel : ce sont des dépôts de munitions qui sautent ; il en saute au moins quatre par heure ; la lumière de la poudre et le fracas des explosions habitent les deux rives de la Meuse. Vingt-cinq kilomètres du pays de France sont désormais rayés de la nature terrestre : on attaque sur vingt-cinq kilomètres.
Mort-Homme et 304 étaient des clés entre les mains des Allemands, tant qu’ils les détiendraient ; il fallait laisser tout espoir de gravir n’importe quel autre point de ces marches meusiennes ; la possession de cette rive gauche les assurait contre n’importe quel désir de notre part ; sur la rive droite, ils ne cessaient aussi de la défendre de toutes leurs dents ; c’est là qu’ils nous tenaient.
Le bruit était si régulier et si uni qu’il devenait une espèce de silence sur lequel tous les autres bruits s’entendaient.

Il est atteint

On percevait les sirènes des ambulances américaines, le chant du cuivre des gargousses que l’on ramenait et l’appel d’un chat. La nuit perdait peu à peu de son obscurité, les flammes des canons semblaient moins durement trempées ; nous approchions de 4 heures et demie du matin. Une émotion sainte mordit le cœur et l’esprit de tous ceux qui étaient là, êtres fantassins ; c’est à 4 heures 40 que, cagoules dans leurs masques, se lançant à travers les gaz qui traînaient leur mort hideuse dans toutes les courbes du terrain, les ouvriers de la patrie, sous le fer pleuvant comme de la pluie, à leur héroïque travail, allaient monter. Tel un chauffeur se trouvant soudain devant une route magnifique, les canonniers triplèrent la vitesse, ce dernier quart d’heure fut un délire de flammes, de fumées, de vacarme ; les flammes se pourchassaient à toute allure, les fumées s’écrasaient les unes sur les autres, le vacarme régnait. La mort française, assoiffée, renversant tout, cherchait du sang allemand.
4 h. 40, ils partaient ; cette orgie de poudre avait embrumé le pays, ils partaient invisibles, c’étaient des gars du Midi et c’étaient d’une division illustre ; les deux firent pareil.
« Ils en mirent ». Chacun poussait sur son but, sur Mort-Homme, sur 304, sur Talou, sur 344. Le canon s’allongeait. Étouffant, ils allaient. Nos ballons discrètement avaient montré leur nez et curieux regardaient. Hommes sans autre figure que deux yeux de mica, ils allaient. L’attaque était préparée en deux étapes. Minute par minute, ils passaient où ils devaient passer. C’étaient des gars du Midi et d’une division illustre.
À cinq heures trente, un de nos avions laissa tomber un pli lesté, ce pli était un croquis du Mort-Homme et, sur ce croquis, trois croix étaient marquées et, sous ces trois croix on lisait : « Français ! Français ! Français ! » L’aviateur avait ajouté : « Nombreux et tranquilles ». Il en était de même sur toute la ligne, la première étape était atteinte.
À 6 h. 30, un pigeon qui avait traversé les gaz apportait que la deuxième l’était aussi. Le Mort-Homme, 304, le Talou, 344, tout était à nous, tout était à eux plutôt, en moins de deux heures. C’étaient des gars du Midi et d’une division illustre.

Le Petit Journal, 21 août 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


Dans la même collection

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Lectures pour une ombre

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Voyages au front de Dunkerque à Belfort

Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes

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Dans les remous de la bataille