dimanche 28 août 2016

14-18, Albert Londres : «Le front italien est romantique»



Sur la terre qui redevient italienne

(De notre envoyé spécial.)
Gorizia, 26 août.
Le front italien est romantique ; il est de cape et d’épée. Et la cape et l’épée de l’Italie traînent en ce moment sur Gorizia.
Laissons cette ville conquise, laissons-la sous la pluie, la verdure et la rouille, laissons-la dans la gloire de son retour et la tristesse de son abandon ; laissons les sentinelles italiennes monter la garde dans les guérites autrichiennes, et suivons le roi qui repart en auto.
Il s’était enfoncé tout à l’heure dans les petites rues. Un général marchait à ses côtés, tous deux étaient seuls. J’ai lu des notes qui parlaient d’une population assemblée qui l’avait acclamé. C’est bien plus grand que cela, il n’y eut pas de population. Le long des trottoirs, sous les balcons qui laissaient tomber de grosses gouttes de pluie, il y eut un roi qui, les recevant sur ses épaules, venait, solitaire, donner son baiser à la ville retrouvée.
L’auto monte vers le château vénitien, des régiments montent vers les montagnes.
Qu’ils sont sévères, les soldats d’Italie. Les Anglais, dans leur kaki et leur bonne mine, sont engageants. Les Français, dans leur bleu, sont attirants comme l’horizon qu’ils annoncent ; les Italiens, dans leur vert sombre, sont graves comme des cyprès. Avant la guerre, la légende nous les représentait emplumés et s’en allant chantant. Que cette légende meure ! Ils sont calmes, ils sont froids et ils ont laissé les romances au pied de la baie de Naples.
Il semble que par leur excès de réserve ils aient voulu corriger le romanesque des lieux où ils combattent. Dans un pays échevelé, et qui porterait à gestes sans mesure, ils sont bas et positifs. Les régiments de l’Italie sont l’image de la nouvelle figure qu’elle est en train de prendre. Plus haut que son passé de pierres, et au-dessus de ses forum de terre, elle apparaît se cuirassant d’acier. L’anémie n’a pas touché son armée. Ses chocs, ses victoires ne l’ont pas entamée. Ses unités, ses hommes, ses muscles sont au complet. Tout est pesé à la balance. Ses forces sont jeunes comme la vie. Il n’y a de tourmenté que le front. Ceux qui le portent sont plantés droit. Pareille à ses régiments qui gravissent les monts, l’Italie monte. L’auto du roi aussi. Elle arrive au château. C’était l’observatoire de l’ennemi. Un soldat se met devant la voiture et l’arrête. Un autre soldat, ce matin, en avait fait autant. C’était au pont de Lucinico. Les Autrichiens le battent depuis trois semaines ; ils guettent les voitures qui l’enfilent. Quels sont encore ceux-là qui viennent voir Gorizia, ville qu’ils ont perdue. Ils la battaient. Le chauffeur du roi s’arrêta devant le geste de la sentinelle. Il ne s’arrêta pas longtemps. Sans se retourner, connaissant son client, se contentant de son coup d’œil il lança sa voiture entre deux bordées. Mais, ici, le roi obéit, il est sur le front, il rentre dans la consigne. Personne ne doit passer dans ce chemin découvert, il fera comme les autres, il prendra derrière le mur. Un planton allonge le pas, le dépasse et va dire au poste : « Un général ! »
Nous sommes au-dessus de Gorizia, le roi d’ici voit sa conquête ; il voit, aussi, toutes les effroyables montagnes où attendent ses ennemis.

L’écho des montagnes

Ah ! nous n’avons pas l’air d’être une ligne de feu, nous crient derrière les autres montagnes qui viennent d’être enlevées, que te faut-il ? Prendrais-tu, par hasard, pour des nuages, les fumées blanches qui nous encapuchonnent ?
Il ne faut pourtant pas t’imaginer que tous ces bruits sont un orage dans la montagne, et que ces éclairs-là, que tu vois dans le fond, sont des éclairs du ciel, et c’est parce que nous faisons une belle toile de fond que les gens qui meurent ici ressuscitent à la fin. C’est comme dans la plaine. Porte un regard au pied du Sabotino et vois les cimetières. Puis, touche-nous. Nous étions habituées à avoir de la neige, à être fraîches ; nous fumons maintenant, et nous sommes brûlantes, et nous sommes toutes rouges. Les autres montagnes, celles qui n’ont pas encore eu chaud, sont vertes, mais nous, nous sommes pelées, et il nous en manque, de la terre.
Oui, il leur en manque, elles sont rabotées, et en face des autres qui n’ont pas encore connu le feu, elles paraissent dire : « Voilà ce qu’il faut souffrir pour redevenir italiennes ! »
Le poste attendait donc un général. Un lieutenant se tenait sur la dernière marche d’un escalier en bois ; il ne fut pas surpris de voir le roi. Le roi sur le front ce n’est pas un événement, c’est une habitude.
L’escalier de bois conduisait à une tour, et cette tour, par quatre regards, embrassait tout le pays, celui qui fut sanglant et celui qui va l’être.

Le roi regarde

Le roi mit sa tête à la première lucarne ; il regardait la terre conquise. Il alla à une seconde, c’était le même spectacle, puis il revint à la première. Il suivait une pensée. C’était Sabotino qu’il avait en face, le Sabotino que lui avaient gagné ses soldats, et, avec lui, Gorizia ; et c’était de l’émotion, sa pensée.
Il alla aux deux autres lucarnes, c’était l’ennemi qu’il fixait, c’étaient les montagnes italiennes que survolait encore, quoique déplumé et saignant du bec, l’aigle d’Autriche. Il s’assit bien sur ses jambes et examina. À un moment il appela le général, lui céda la place ; le général se mit à examiner, puis le roi reprit la place. Ni le général, ni le roi, ne parlèrent. Ils voyaient. N’était-ce pas la quantité de sang qu’il allait falloir verser ?
Ces montagnes portent toutes des noms de saints, San-Daniele, San-Gabriele, Santa-Caterina. C’est peut-être pour que les soldats qui tomberont dessus aillent plus vite au ciel. En tout cas, saint Daniel, saint Gabriel et vous, sainte Catherine, qui êtes une femme et sans doute meilleure, priez pour eux ! Ce sont des frères.
L’air est piqueté de coups de fusil.

Le Petit Journal, 28 août 1916.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

samedi 27 août 2016

14-18, Albert Londres : «Gorizia, c’est le Colmar des Italiens»



À Gorizia reconquise

(De notre envoyé spécial.)
Gorizia, … août.
Figurez-vous que nous ayons repris Colmar.
Nous passerions la frontière. Nous lirions, tout le long de la route qui semblerait très large, des affiches en allemand, nous rencontrerions sur les places publiques les statues des grands hommes du peuple ravisseur, seulement l’inscription serait changée. On verrait, par exemple, imprimé de frais, sur le socle : « À Maximilien, en souvenir du barbare qu’il fut. » Mais Maximilien ? C’est de l’Autriche, ça ? Je ne suis pas en Alsace, mais dans la Vénétie et ce n’est pas à Colmar, mais à Gorizia que je rentre.
Gorizia, c’est, moralement, le Colmar des Italiens.
Voilà dix mois que, des positions qu’ils occupaient, des Italiens, nos frères, plongeaient sur Gorizia. Ils ne pouvaient la bombarder, puisqu’aux mains des autres, elle était encore la leur. On ne saigne pas facilement ce qui laisserait couler le même sang que le sien. Ils ne la distingueraient qu’à peine, ils la trouvaient belle, pourtant !
Les Italiens, nos frères, ne sont plus les soldats à plume que vous voyez dans les atlas. Leurs vêtements vert de gris semblent aujourd’hui donner le ton de leur âme. Cette race au sang chaud se bat froidement.

L’assaut du Sabotino

Les Italiens regardaient donc Gorizia. Un jour, ils se sont dit : « Tant pis ! il faut la prendre. » Comme ils savaient que s’ils s’emparaient d’un des monts qui protégeaient la ville, ils rentreraient dans la ville, ils se sont mis subitement à foncer dessus. Il s’appelait le Sabotino. Il ressemble maintenant à un cadavre calciné. Ils y allèrent avec tous leurs canons et en plus les bombardes, nouvel engin plus gros qu’un enfant de dix ans et qui se lance de cinq cents à huit cents mètres et qui déchiquette comme pas un.
« Et en avant ! » cria le chef italien qui voyait devant lui la ville italienne. Et depuis ce cri, cela dura quarante minutes. Ils partirent du pied du mont pour le sommet. Ils n’ont plus de plume, mais ils avaient des ailes. C’était atrocement sanglant. Les Autrichiens dominaient. À l’assaut d’une montagne, même en le battant, on a toujours l’ennemi sur le crâne. Ça dura jusqu’au faîte : quarante minutes.
Et du sommet, ils virent l’Isonzo. Il coulait dans son décor de burg à la Hugo, et ils virent les ponts, les ponts qui conduisaient à Gorizia. Il y en avait deux, celui du chemin de fer et l’autre. Celui du chemin de fer sauta. C’est donc qu’ils étaient vainqueurs ? C’est donc que les Autrichiens s’en allaient ? Ils s’en allaient. « Tous sur l’autre pont tant qu’il tient. Faites passer la cavalerie. » Et ils dévalèrent du Sabotino. Et ils trempèrent leurs pieds dans l’Isonzo, et la cavalerie passait. Mais les Autrichiens battaient le pont. Il était pris aussi de la maladie des tumeurs blanches. Il disparaissait sous les nuages et l’on voyait déjà la cavalerie dégringoler de trente mètres de haut dans l’Isonzo. Non ! le pont tenait. Tout traversait. Ceux qui savaient nager franchissaient à la nage. C’est que c’était pour arriver à Gorizia !

Coup d’œil sur la ville

Gorizia ! m’y voici. Les deux cadavres de soldats italiens qui, comme deux victimes offertes aux dieux favorables, barraient la route, n’y sont plus. On n’en montre plus que la place. Il pleut. La ville est verte. Tout est d’abord fermé. La première rue porte sur un calicot blanc : « Via Vittorio-Emanuele III ». Il y avait, avant, « via François-Joseph ». Le nom des rues, même celui de la rue François-Joseph, était en italien. Il fallait bien que la population comprît ! Il y a de l’herbe par terre, sur les trottoirs, sur la chaussée, entre les pierres du pavage. Il y a de grands liserons sauvages qui ont poussé contre les volets fermés, il y a de la mousse sur les marches des portes, et de la rouille sur les loquets. Depuis un an, les hommes étant partis, la nature a continué toute seule à vivre. Il y a des enseignes qui ont perdu des clous et qui pendent, d’autres qui ont perdu des lettres et qui ne veulent plus rien dire. Il y a des balcons où personne ne s’appuie plus, et des sonnettes que nulle main ne tire. Et dans le jardin, il y a des bancs qui sont pourtant bien cachés et qui n’entendent plus de baisers. Mais voyons ! Tu te trompes ? Quelle est cette mélancolie qui coule sur toi ? Tu es à Gorizia, mon ami, c’est la première ville conquise que tu vois. Tout doit être gai. On doit y chanter, y rire, y porter des toasts. Regarde donc.
Je marche sur ce trottoir, c’est dans une belle avenue. Il y a trois ou quatre soldats sévères qu’on dirait être des Français avec leur casque tout pareil. Ils ne rient pas. Je longe les maisons, je les examine une à une, 40, 42, 44, ah ! Voici un magasin qui n’est pas fermé. C’est une pharmacie. Le pharmacien est un pur Italien, il a tenu bon. Il a ouvert sa boutique chaque matin, pour l’honneur. Il en fut récompensé : le premier, il a vu rentrer les soldats de sa patrie. Il n’en quitte plus le pas de sa porte. Il a le ventre en avant. On dirait qu’il a avalé toutes ses pilules en ayant eu soin auparavant de les peindre aux couleurs italiennes. Mais les autres maisons ? Toutes mortes, toutes ternies. C’étaient pourtant des demeures heureuses ! Ils donneraient cher, ceux qui les ont habitées et qui pensent à elles, pour être à ma place, moi qui, ce matin, peux les voir !
C’est de toute la tristesse des absences que cette victoire est triste !

La première visite du roi

Il n’y a pas de canonnade, de la fusillade seulement. C’est plus en harmonie avec l’âme effarée de la ville. L’air semble être un papier tendu où de tous côtés, à chaque instant, on donnerait des coups d’épingle. Ce sont des coups de fusil.
Le roi qui, dès le début de la guerre, passe au travers, arrive sur la place. Le roi ! Où est le cortège ? Où le palefroi ? Où les hérauts d’armes ? Un roi qui, pour la première fois, rentre dans la ville conquise, est au moins suivi de prisonniers enchaînés ! Où sont les buccins ?
Il descend de son auto crottée. Un seul autre homme l’accompagne. Ils ne savent pas, tout d’abord, où aller. Ils ne connaissent pas le chemin. Ils se décident pour une rue qui, plus large que les autres, a l’air de conduire à un centre. Ils la prennent. Il y a toujours des coups d’épingle dans l’air. Et sous la pluie, ils marcheront sans rencontrer un chien.

Le Petit Journal, 27 août 1916.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

vendredi 26 août 2016

Diane Meur et des générations de Mendelssohn

Un double décimètre et cinq minutes : l’outil et le temps passé avec lui par Diane Meur, narratrice de son roman, La carte des Mendelssohn, pour établir une comparaison entre une distance parcourue, à Berlin, par Moses Mendelssohn en 1772 et l’équivalent pour un Parisien de la même époque. « Je suis enchantée des cinq minutes perdues à faire ce calcul », écrit-elle. Tout n’a cependant pas été enchantement dans la rédaction d’un livre aussi épais qu’ambitieux. « Vous ne trouvez pas que ça sent un peu le moisi ? », demande-t-elle. Ou, ailleurs, presque à la fin : « Je commence à être fatiguée, vous savez. »
On le serait à moins. Elle avait commencé avec deux personnages, les plus célèbres de la famille Mendelssohn. Moses, donc, né en 1728 ou 1729 – une incertitude dès le début –, mort en 1786 en philosophe célèbre. Et Felix, son petit-fils (1809-1847), le compositeur dont la musique reste notre contemporaine. Entre eux, Abraham (1776-1835), banquier né et mort à Berlin, une vie pas vraiment faite de néant mais beaucoup moins spectaculaire que celles de son père et de son fils. Le troisième personnage, parce qu’il a laissé peu de traces visibles, semblait le plus intéressant.
Mais, à partir de là, en tirant tous les fils d’une famille qui finit par tisser sa toile sur le monde entier, à travers sept, puis huit générations, la romancière se trouve avec une monstrueuse « carte des Mendelssohn » qu’elle met six semaines à assembler et qui dessine, potentiellement, 765 histoires. Une « cartographie de la dispersion » qui l’entraîne dans la vérification de détails dont certains semblent anodins. Combien de fois cinq minutes et davantage « perdues » à vérifier l’un d’eux ?
Voilà tout le charme d’un livre qui profite d’un basculement radical. La généalogie des Mendelssohn est complexe, les vies de ses membres sont infinies ? Tant pis, ou tant mieux, puisque la perspective s’inverse en mars 2013 : « je n’écrirais pas le roman des Mendelssohn mais le roman vécu de ma recherche sur les Mendelssohn, dont je serais le seul personnage répondant à mes critères du personnage de fiction, puisque je ne connais pas d’avance ma propre vie (façon de vous dire que j’ignore absolument où, quand et comment finira ce livre). »
Alors que le lecteur se serait égaré dans les filiations et les alliances en croissance exponentielle de la famille Mendelssohn, il suit avec plaisir et même allégresse les égarements de Diane Meur, son enquête sur tous les terrains, d’Internet aux bibliothèques, des lieux visités aux rencontres. La narratrice-écrivaine arrache des bribes de vérité au passé, se construit un chemin au fur et à mesure qu’elle avance en compagnie des personnages, tentant parfois en vain de garder du recul : « L’histoire est une jungle humide où l’on perd vite pied et, pour garder les idées claires, mieux vaut s’en tenir à distance, ou tout au plus élaborer des philosophies de l’histoire sans trop regarder ce qu’il y a dedans. »
Deux ans et presque deux kilos de documents papier plus tard, à quoi il faut ajouter, entre autres choses, la confection de la fameuse « carte », devant laquelle un cartographe de métier reste sceptique, avec ses huit bristols massacrés, les rouleaux de colle et un feutre qui appartenait à son fils, voici donc le roman. Magnifique, à la hauteur des doutes qui en ont accompagné la rédaction, et qui nous est présenté comme un tapis à l’envers, du côté où l’on voit les nœuds et les effilochures.

jeudi 25 août 2016

Michel Butor, le dernier «nouveau romancier»

Avec Michel Butor, mort à près de 90 ans, c’est tout le Nouveau Roman, ce courant littéraire qui n’en était pas un, qui finit de disparaître. Michel Butor se trouvait sur la célèbre photo qui regroupait, en 1959, devant les Editions de Minuit où ils publiaient presque tous, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Robert Pinget, Nathalie Sarraute et Claude Ollier. L’image avait imposé le concept, malgré les différences.
Si Claude Simon a été couronné par un Prix Nobel, Michel Butor a été, et de loin, le plus prolifique de cette bande. Et sans doute un des moins théoriciens. Ainsi qu’un romancier d’occasion, par comparaison avec le reste de sa production. Bien sûr, il y eut La modification, Prix Renaudot 1957, et avant cela Passage de Milan et L’emploi du temps, puis Degrés, en 1960, pour clore un court cycle romanesque. Impressionnant, certes. La modification commence ainsi : « Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. » Tout le livre s’adresse à ce « vous », Léon Belmont, dans le train qui, entre Paris et Rome, l’éloigne de son épouse et le rapproche de sa maîtresse. La forme, destinée à faire pénétrer le lecteur dans l’esprit du personnage, donnait à ce livre un cachet singulier, qu’il n’a pas perdu.
Mais le roman était un espace trop étroit (et pourtant !) pour Michel Butor, qui s’est aventuré sur tous les terrains où sa liberté pouvait s’exercer. La poésie, bien sûr, à travers quantité de recueils, dont certains sont aussi des livres d’artistes. Car Butor écrivait dans la proximité des peintres, et écrivait aussi sur eux. Pierre Alechinsky ou Christian Dotremont, par exemple. La musique ne lui était pas indifférente, il l’a montré notamment dans Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli ou en créant un opéra avec Henri Pousseur, Votre Faust. La radio l’attirait pour le travail sur les sons, comme dans 6 810 000 litres d’eau par seconde. Il a noté ses rêves dans cinq ouvrages publiés de 1975 à 1985, fascinants en particulier parce qu’il se gardait bien d’y apporter la moindre interprétation.
Mais c’est encore dans les textes des autres que Michel Butor se sentait le mieux. Le professeur de langue française et de littérature qu’il fut en Egypte, à Genève, aux Etats-Unis ou à Nice n’apportait pas seulement une connaissance encyclopédique des lettres classiques. Il les faisait vivre, et des livres prolongeaient souvent sa réflexion sur ses écrivains préférés : Baudelaire, Flaubert, Rimbaud, l’inépuisable Balzac… On voit au passage que le Nouveau Roman est très loin de ces esthétiques. Plusieurs de ces ouvrages sont intitulés Improvisations sur…, autre manière de montrer que la théorie, au fond, lui importait peu.
On n’épuisera pas aisément l’œuvre de Michel Butor, qui en outre avait beaucoup voyagé ainsi que le prouve en 1958 Le génie du lieu, consacré à quelques villes qui lui étaient chères, ainsi qu’à un pays, l’Egypte. Terminons, pour relier ce livre à La modification, par la première phrase du texte qu’il consacre à Istanbul : « Je me suis réveillé dans le train qui roulait toujours. » Et profitons-en pour dire que son père, quand le futur écrivain est né en 1926 à Mons-en-Barœul, travaillait aux Chemins de fer du Nord.

mercredi 24 août 2016

Brigitte Giraud, du Portugal à la France

Entre le Portugal où il est né et la France où sa mère a fui avec lui la dictature, Olivio découvre le monde par fragments souvent contradictoires. Les pièces du puzzle ne lui arrivent pas seulement dans le plus grand désordre, elles semblent surtout appartenir à plusieurs projets qu’il est impossible de fondre en une seule image cohérente.
Le père d’Olivio a disparu quelque part en mer, lui a-t-on dit au Portugal, mais le globe terrestre est vaste, constate-t-il lorsqu’il se trouve devant une mappemonde, et la police secrète de Salazar est proche. En France, destination qu’il était interdit de nommer dans un train censé le conduire avec sa mère jusqu’à l’Espagne seulement, en compagnie du chaton rescapé d’une tempête, la famille se reconstitue de manière bien peu satisfaisante. Max, qui passe ou aime se faire passer pour un homme providentiel, n’apprécie guère Olivio. Le passé algérien du beau-père donne à l’autre côté de la Méditerranée des couleurs très différentes de celles utilisées par Ahmed, un garçon sombre et peut-être capable de violence, mais qui est devenu le meilleur ami d’Olivio. Déçu, une fois encore, par l’école où le Portugal n’a aucune place dans le cours d’Histoire…
Dans Nous serons des héros, Brigitte Giraud choisit, plutôt que de tout ranger dans un espace rationnel, de laisser aller. Jusqu’à l’imprévisible drame qui conclut sans rien achever de la période pendant laquelle un adolescent, à défaut de se construire, s’est trouvé face à d’insolubles questions. Fragiles fondations dont il nous reste à imaginer ce qu’elles pourraient soutenir dans l’avenir d’Olivio. A moins de se contenter de ce roman qui se suffit à lui-même.

lundi 22 août 2016

Vivre, chanter et mourir

Super Mama Djombo est un groupe de Guinée-Bissau dont les grandes heures de gloire remontent à la fin des années 70. Les membres de la formation originelle ont connu des destins divers, deux sont morts, plusieurs sont installés à l’étranger – dont deux à Bruxelles. Il est bon de savoir que Sylvain Prudhomme s’est inspiré de la réalité dans Les grands. La piste musicale n’est pas sans intérêt. On pourrait cependant la négliger : le roman tient aussi très bien tout seul, en l’absence de ces références.
Couto, placé au centre du récit, est d’ailleurs un membre imaginaire du groupe. (Et probablement ne porte-t-il pas par hasard le nom d’un grand écrivain africain lusophone.) Il apprend, on est dans la fiction, la mort de Dulce, son ancienne compagne et chanteuse du groupe avant d’épouser un général qui est l’homme fort d’un coup d’Etat en préparation. Le même soir, Super Mama Djombo doit donner un concert. On l’annule en mémoire de Dulce ou, au contraire, on donne le meilleur en son hommage ? Ce sera au moment où, toute la ville bruisse de cette rumeur persistante, le général lancera ses hommes armés pour prendre le pouvoir et rompre le cercle vertueux des élections en cours…
Toute la journée, Couto traîne sa misère, ses souvenirs et ses questions. La ville apprend la mort de Dulce, ceux qu’il rencontre ne lui parlent que de cela, même un groupe de jeunes rappeurs qui se produit aussi le soir. Les craintes liées à l’agitation à venir se dissolvent dans l’alcool. Le corps d’Esperança, sa jeune compagne d’aujourd’hui, diffuse du plaisir. Mais Couto est égaré entre le passé et le présent, le succès populaire de chansons qui ont accompagné les soubresauts de son pays et ce soir encore, comme si la vie, l’amour, la politique n’étaient que recommencements.
Empli de présences fortes et de débats avortés, le roman de Sylvain Prudhomme se tient prudemment à l’écart de tout exotisme et nous transporte, par la magie de son écriture, en un lieu où l’on vit, chante et meurt.

samedi 20 août 2016

Les retournements de Régis Jauffret

Régis Jauffret l’écrivait en introduction : il a rejoint au printemps 2015 les « terres crépusculaires » de ceux qui ont passé le cap de la soixantaine. D’où ce Bravo lancé seize fois, non sans ironie, à de presque vieillard(e)s dont l’âge est souvent plus avancé. Mais pas tous : le narrateur d’« Une bonne espérance de vie » a seulement 55 ans et en a marre de se faire traiter de vieux. Même si sa femme, 28 ans, prétend le faire par affection.
Voilà le tableau et il faut bien du talent à Régis Jauffret pour en tirer quelque chose de réjouissant. Car Bravo est un livre bourré d’énergie. Parfois celle du désespoir, mais il suffit au lecteur de ne pas être à l’article de la mort pour se sentir très en forme en comparaison avec ce cortège de vieilles peaux.
Dans « Gisèle prend l’eau », un couple de vacanciers pourrait se contenter de prendre le soleil des Seychelles. Mais le mari devait, au point de départ, jouer un autre rôle et trouver le conjoint idéal pour Gisèle, avant de résigner à être celui-là, sans idéal. Piètre consolation : « Gisèle demeurerait belle et fraîche jusqu’à la fin de mes jours. » Fin annoncée dans un an ou deux, le temps, pourquoi pas, de s’offrir un grand frisson dont Gisèle ne sortira pas intacte.
Les blessures ne sont pas toujours, en effet, celles des années accumulées, même si elles contribuent à l’affaiblissement progressif et multiplient les risques de maladies opportunistes, prêtes à fondre sur un corps fatigué pour mieux l’achever. Comme dans « Le pollen du bonheur » où, à 63 ans, une femme n’a trouvé qu’un sens à sa vie. Et encore : sans être vraiment convaincue de sa pertinence. Elle se reproduisait. Dix garçons. Aujourd’hui, elle se sent mieux, elle a retrouvé sa dignité : un cancer.
Pas de quoi prendre un air affligé. Le pire peut devenir le meilleur, il suffit de l’envisager sous le bon angle – comme on photographie un visage asymétrique sous un profil plutôt que l’autre. Les situations les plus explosives fournissent les meilleures occasions de rire : « Une déferlante de haine » raconte une grandiose réception de Noël organisée par de vieux parents pour leur descendance au nombre imprécis. On dira, par euphémisme, que ça tourne mal. A moins que ça tourne très bien, c’est selon.
Car, de retournement en retournement, et même si les os craquent, l’esprit acquiert une souplesse grâce à laquelle il s’adapte à toutes les situations, dans une logique aussi confuse qu’inébranlable. D’où la tentation de voir Bravo comme un « roman mosaïque » plutôt qu’un recueil de nouvelles.
Les faits divers, ça suffit ? Les trois romans consacrés aux affaires Stern, Fritzl et DSK ont beaucoup fait parler d’eux…
Pour moi c’était écrire sur le réel, avec le réel, en essayant de sonder le réel en me rendant sur les lieux. Mais ces livres sont en même temps des fictions à part entière puisque j’investis le psychisme des protagonistes, ce qui est le privilège du romancier. DSK maintient sa plainte contre moi, ce qui devient grotesque après le déballage du procès de Lille. Il doit vraiment haïr la culture de l’écrit, car contrairement à ce qu’il a annoncé, il n’a pas osé porter plainte contre le film de Ferrara, Welcome to New York, dont il avait dit bien pire que de mon livre. 
La forme courte, et même plus courte que les nouvelles de Bravo, vous est familière. Y revenir, est-ce renouer avec un plaisir d’une nature particulière ?
Pas vraiment. Pour moi l’écriture est une. La fiction est toujours la fiction et jusqu’alors je n’ai jamais écrit que de la fiction… Seuls trois de mes livres partent d’événements réels, et j’en ai écrit quand même quelques-uns…
Vos vieux ne sont, dans l’ensemble, pas très sympathiques. Quelques-uns d’entre eux sont même franchement détestables. Ecrivez-vous contre vos personnages ?
Non. Mais les personnages sont des personnages à partir du moment où ils sont forts. Et puis les vieux ne sont ni plus gentils ni plus méchants que les jeunes. Je ne sais trop pourquoi beaucoup de gens pensent le contraire… Un type comme Staline par exemple, a été une ordure toute sa vie, Franco aussi…
Il en est quelques-uns dont les comportements semblent tout à fait invraisemblables. Vous ne vous étiez fixé aucune limite ?
Aucune. Mais l’invraisemblable le plus souvent existe…
Est-ce l’approche de la soixantaine qui vous fait regarder de plus près comment peuvent être les hommes et les femmes qui, devenus vieux, sont malgré tout « plus vivants que les morts » ?
Oui, comme je le dis dans le préambule de mon livre. En même temps, j’ai toujours parlé des vieux dans mes livres car ils contiennent toute une vie…

vendredi 19 août 2016

Bufallo Bill revu et corrigé par Eric Vuillard

Qu’est-ce que la version officielle de l’Histoire ? Une manière de la raconter pour faire croire aux hommes, comme à des enfants, qu’on leur dit la vérité et que la vérité est bonne. Pour démonter ce mécanisme, Eric Vuillard devient horloger, fouillant d’un regard précis les entrailles d’une montre, ajustant ici des rouages qui tournaient n’importe comment, là un ressort à la détente lâche, constatant à la fin, quand tout est en place, que l’instrument ne donne pas tout à fait la même heure qu’avant.
Congo avait déjà appliqué la méthode qu’on retrouve dans Tristesse de la terre. Le sous-titre, Une histoire de Buffalo Bill Cody, désigne la clef avec laquelle l’auteur va ouvrir la montre et exhiber son fonctionnement erratique. Ou, si l’on préfère, avec laquelle il va prouver pourquoi l’Histoire officielle est un récit biaisé : « Le spectacle est l’origine du monde », écrit-il en ouverture…
Avant la première phrase, on se sera arrêté, comme on le fera à l’entrée de chaque chapitre, sur une image. L’Indien emplumé qui posait pour la photo ouvre une collection de chromos destinée autant à l’édification des masses qu’à leur divertissement. Le Wild West Show, avec Buffalo Bill en tête d’affiche et Sitting Bull en vedette qu’on ose à peine dire américaine, participe de cette double démarche. Et attire les foules : quarante mille spectateurs assistent quotidiennement aux deux représentations, le spectacle se transporte jusqu’en Europe où son succès est comparable.
La troupe est monstrueuse : plusieurs bateaux ont été nécessaires pour faire traverser l’océan à ses huit cents personnes, aux chevaux, aux bisons, aux éléments des chapiteaux, aux décors, etc. Elle se trouve en France au moment où Buffalo Bill, ce héros qui avait inventé et laissé répandre sa légende, apprend que s’est produit, en décembre 1890 à Wounded Knee, un massacre qui deviendra une bataille dans l’imagerie populaire. Le passage d’un mot à un autre n’a rien d’anodin : Eric Vuillard les utilise dans deux chapitres distincts. D’un côté, la réalité. De l’autre, sa transformation après passage dans la moulinette de l’Histoire officielle.
Tristesse de la terre est un livre bref et brillant, là où on aurait pu attendre un gros essai. L’écrivain décrit, relate, glisse une incise, termine sur un chapitre consacré à Wilson Alwyn Bentley, qui consacra sa vie à photographier des flocons de neige, le givre, la rosée, sujets très éloignés de l’agitation du Wild West Show, avec ses coups de fusils, ses attaques, le sang qui coule. C’est la même terre, en moins triste.

jeudi 18 août 2016

Jean-Marie Blas de Roblès descend de Jules Verne

L’aventure. Non : l’Aventure. C’est le programme, simple mais alléchant, de Jean-Marie Blas de Roblès dans L’île du point Némo, un épais roman qui tient toutes ses promesses, et même un peu mieux que cela. On croit d’abord à un roman historique plein de fureur et de poussière, mais le champ de bataille où combattent Alexandre et Darius est reconstitué en soldats de plomb sur le parquet chez Martial Canterel. Puissance de l’imagination déployée d’emblée pour un envol majestueux vers des horizons insoupçonnés…
Intelligent en diable, le romancier puise à des sources multiples, dont certaines sont immédiatement identifiables et d’autres moins visibles, pour conduire un attelage fou sur une planète où les déchets de plastique se concentrent en un lieu unique au milieu des océans. Et tant pis ou tant mieux si c’est une métaphore puisqu’elle permet de retrouver le Nautilus du capitaine Nemo ainsi que d’autres héros de fiction transposés dans une époque proche de la nôtre.
Jean-Marie Blas de Roblès joue de tous les codes, populaires ou savants, fait courir devant lui une troupe sans cesse croissante de personnages, insère en guise de respiration quelques « Derniers télégrammes de la nuit » à couper le souffle – ce qui n’est peut-être pas la meilleure manière de reprendre sa respiration. Certes, mais comment freiner le déferlement d’événements improbables et pourtant reliés entre eux par la logique souterraine du roman ?
Des raccourcis saisissants font l’économie d’épisodes dont on aime à penser qu’ils nous auraient eux aussi réjoui : « Comment nos amis se retrouvèrent indemnes sur le rivage de Melville Island, au nord du continent australien, et par quels expédients ils réussirent à continuer leur voyage jusqu’à destination, c’est ce que nous nous permettrons d’omettre pour ne pas rallonger inutilement notre récit. » D’abrupts renversements de point de vue nous transportent dans les fabriques de tabac des Caraïbes où Le comte de Monte-Cristo est la Bible des cigarières, ou dans d’authentiques batailles comme celle qui voit nos héros (parmi lesquels Holmes) subir un bombardement de rhinocéros blancs et d’autres fauves alors que le train dans lequel ils traversaient la steppe russe est immobilisé.
Après quelques pages, on ne sait déjà plus où donner de la tête mais on s’accroche en espérant arriver à suivre. Quelques dizaines de pages plus loin, on voudrait décrocher qu’on en est devenu incapable. Il y a tant de vies ici, plus exaltantes les unes que les autres, qu’on a envie de les vivre toutes.

mercredi 17 août 2016

Amélie Nothomb, cette fois c'est bien

Les habitués de ce blog savent peut-être, s'ils suivent les épisodes annuels de mes démêlés avec l'oeuvre d'Amélie Nothomb, un véritable feuilleton, combien j'éprouve souvent des réticences devant des livres qui me semblent trop peu consistants pour être autre chose que des apéritifs à la rentrée littéraire. D'où, peut-être, leur présence au moment où celle-ci s'ouvre, avant de passer aux choses sérieuses.
Mais ne croyez pas que je me réjouis de tomber à bras raccourcis, chaque mois d'août que fait le calendrier, sur le nouveau roman de la dame au(x) chapeau(x). Au contraire, c'est toujours avec l'espoir de trouver enfin un livre réussi que j'ouvre le titre suivant. La déception, puisque souvent déception il y a, en est plus rude. Mais imaginez que, pour une fois, un roman d'Amélie Nothomb passe la barre à laquelle j'aimerais qu'elle se confronte. C'est le bonheur.
Excellente nouvelle, cette année, le bonheur est au rendez-vous avec Riquet à la houppe - il y a quatre ans, c'était Barbe bleue, et le conte revisité ne m'avait pas séduit. Il en va tout autrement cette fois.
Riquet, qui s'appelle en réalité Déodat, fils d'Enide et d'Honorat, possède une caractéristique qui n'échappe même pas au premier regard de ses parents: il est laid. Pire que laid: "fripé de partout, les yeux à peine ouverts, la bouche rentrée - il était repoussant."
Le pauvre petit comprend très vite ce qui lui est tombé dessus. Mais, philosophe précoce, décide d'accepter son apparence. Je suis laid, oui, et alors?
En face, ou au moins sur l'autre rive de la Seine, Lierre et Rose, nouveaux père et mère, nomment Trémière la fille qui vient de naître. Elle est ravissante...
A son vingt-cinquième roman, Amélie Nothomb n'en est plus, heureusement, à se contenter de poser là deux figures opposées et à leur donner une chance de se rapprocher, pour le meilleur ou pour le pire - on peut tout imaginer, et d'ailleurs la fiction est faite pour cela. Elle décrit une autre sorte d'évidence, du genre qui apparaît seulement après réflexion: un enfant trop laid et une enfant trop belle possèdent en commun leur rejet par les autres. Ils ne semblent pas faits pour se couler dans le moule de la normalité et en souffriraient s'ils n'étaient les premiers à comprendre qu'il en est bien ainsi.
Dans son exploration du conte, et l'exploration est voyage c'est-à-dire, ici, écriture ou réécriture, Amélie Nothomb pousse un peu plus loin que de coutume les paradoxes habituels aux mécanismes de ses romans. Riquet à la houppe est d'ailleurs, et je crois que ce n'est pas anodin, un livre plus long que ses précédents. Plus dense, aussi. Sans rompre pour autant avec ses thèmes de prédilection dont une certaine monstruosité est souvent la colonne vertébrale.
Décevants ou rassurants par rapport au talent qu'on lui prête (et qu'elle possède), les romans d'Amélie Nothomb font, à force, et à force de succès, ce qu'on appelle une oeuvre. Suffisante, a-t-il semblé, pour accueillir l'an dernier sa conceptrice à l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. En la recevant, Jacques De Decker l'entraînait dans un tour du propriétaire où elle était chez elle, puisque sa lignée y était déjà représentée, en portrait ou en buste. Bustes et portraits, voilà qui correspond bien à sa bibliographie. Celle-ci, pour une grande partie, est une galerie de tableaux comme on en trouve dans les vieilles maisons de grandes familles, où il se trouve toujours quelques ancêtres à l'air si dégénéré qu'on se demande comment le sang a résisté à travers les générations. Riquet à la houppe, mieux que le Discours de réception d'Amélie Nothomb, fournit peut-être la réponse à cette interrogation: par l'amour.

mardi 16 août 2016

On fait le ménage

Demain, c'est la rentrée littéraire.
Depuis le temps qu'on l'évoque, il était temps d'y entrer, non? Cela veut dire que j'ai fait du rangement à la maison, dans les étagères, l'ordinateur, la tablette... Les livres parus jusqu'en juillet y sont, comme dans les librairies cette semaine, relégués à l'arrière-plan.
On peut le regretter. Et s'en consoler (un peu) avec l'idée que, de toute manière, des rééditions au format de poche, l'un ou l'autre événement ou une envie soudaine sont toujours susceptibles de faire revenir ces livres pas si vieux, et même encore très frais pour certains, à l'avant-plan.
Quelle est la durée de vie d'un roman? (Je dis: roman, puisque je suis surtout sur ce terrain-là, mais il n'est pas le seul.) Variable, sujette aux changements de température et de direction du vent, à l'humeur du jour ou même du moment, et surtout totalement imprévisible. Donc, rien n'est perdu.
Mais quand on pense, comme je le pense, que le livre est aussi (bien que pas seulement) un sujet d'actualité, quand on travaille (comme je le fais) pour un quotidien, l'attrait de la nouveauté reste puissant. Un bon moteur pour se remettre en appétit s'il en était besoin.
Mon seul regret devant la rentrée qui vient? Avoir lu, jusqu'à présent, parce qu'il restait de nombreux articles à écrire sur des livres déjà parus, trop peu de ces romans qui arrivent à partir de demain. Douze, ce n'est pas brillant. Mais le chemin est dégagé, les heures, les jours et les semaines qui viennent s'annoncent passionnants.

dimanche 14 août 2016

Un souvenir de Françoise Mallet-Joris

On a appris hier la mort, à 86 ans, de Françoise Mallet-Joris. Le première fois que je l'ai rencontrée, il y a une quarantaine d'années, elle vivait à Paris. La dernière fois, elle était installée à Bruxelles. Entre les deux (et avant, et après), elle a eu une vie pleine et une carrière littéraire éblouissante. Bref rappel, avec un portrait publié en 1997, à l'occasion de la sortie d'un roman, La maison dont le chien est fou.

Françoise Mallet-Joris avait de qui tenir : Suzanne Lilar, sa mère, a été un des grands écrivains belges. C’est donc tout naturellement que, très jeune, elle a commencé à jeter des mots sur le papier. Et pas pour tenir un journal, comme on aurait pu l’attendre d’une pré-adolescente : « A onze, douze ans, pendant la guerre, j’écrivais beaucoup de poèmes, des petits romans d’actualité – sur les difficultés du ravitaillement, par exemple – ou d’imagination, sous l’influence de Jules Verne. Il y avait des scaphandriers dans mes romans ! »
Elle n’avait pas seize ans quand elle a publié son premier livre, Poèmes du dimanche, appuyée par un des écrivains qui fréquentaient la maison familiale. « Je ne sais plus si c’était Crommelynck, Bernanos, qui était un assez bon ami de mon père, ou quelqu’un d’autre… »
Mais la vie ne pouvait se limiter à quelques poèmes publiés. A la fin de ses études secondaires, Françoise Mallet-Joris part à Philadelphie pour un an, envoyée là-bas par ses parents. Ceux-ci n’imaginaient pas tout ce qui allait arriver en peu de temps. A Philadelphie, la jeune fille tombe amoureuse et se marie… pour quelques jours. (Elle le fera deux fois encore par la suite, pour des durées croissantes.) Le goût de l’écriture ne l’a pas quitté entre-temps : loin d’Anvers, elle ébauche ce qui deviendra son premier roman publié, Le rempart des béguines. Un livre qui n’aurait peut-être pas pu naître sur place, dans une ville dont cette description aurait pu être mal reçue.
De retour en Europe, à Paris, Mallet-Joris termine son roman et le donne à lire chez quelques éditeurs. Elle ne connaissait rien des habitudes en la matière. « J’étais tellement enfant », dit-elle même, « que je croyais que Sartre était un patron de boîte de nuit. » Comme cela arrivera quatre ans plus tard à Françoise Sagan, Julliard est le premier éditeur à répondre – positivement. Comme cette maison était proche de Gallimard où le manuscrit se trouvait aussi, le jeune auteur ne trouve rien de mieux à faire que d’aller y annoncer la nouvelle. « Je ne me rendais pas compte : j’avais seulement l’intention de les prévenir, mais ma démarche leur a fait croire que je me moquais d’eux. » Cela n’empêchera pas, beaucoup plus tard, la célèbre collection Blanche d’accueillir deux autres romans de Mallet-Joris (Le clin d’œil de l’ange et Le rire de Laura).
Françoise Mallet-Joris allait de surprise en surprise : « L’idée qu’on me paie pour écrire, qu’on me donne une avance pour le roman, était pour moi tout à fait nouvelle. » En outre, « Le rempart des béguines » fut bien reçu, s’est plutôt bien vendu et amorçait une prestigieuse carrière, ouverte – pense-t-elle – à une époque plus favorable que la nôtre. « C’est beaucoup plus difficile aujourd’hui pour un auteur débutant. Quand j’ai publié mon premier roman, les gens étaient avides de lecture, de découvrir de jeunes auteurs. La télévision n’occupait pas la place qu’elle occupe maintenant… »
Toujours attentifs, ses parents la mirent en garde contre ce succès précoce. Françoise Mallet-Joris elle-même se demandait si elle allait continuer à vendre ses livres, se mit à lire des manuscrits pour Julliard et reprit même des cours de littérature comparée à la Sorbonne. Très vite, cependant, l’attrait exercé par ses romans sur un large public allait se confirmer, ce qui lui permit de se consacrer entièrement à l’écriture. Mais toujours avec la crainte de l’échec. « Ce doit être mon vingt-cinquième ou vingt-sixième livre, et chaque fois j’en suis malade. » Heureusement, les choses arrivent plutôt dans l’autre sens : quand elle a apporté, chez Grasset, le manuscrit de La maison de papier, on lui a fait comprendre que cela n’intéresserait personne. Résultat : cinq cent mille exemplaires vendus en édition originale !
Auparavant, elle avait reçu le prix des Libraires en 1957 pour Les mensonges, le prix Femina en 1958 pour L’Empire céleste, le prix de Monaco en 1965 pour Marie Mancini… Membre du jury du prix Femina de 1969 à 1971, elle ne quitta celui-ci que pour entrer à l’académie Goncourt. Elle a aussi été élue à l’Académie royale belge de langue et de littérature françaises, au siège de sa mère. Cette succession n’était possible que si Françoise Mallet-Joris retrouvait la nationalité belge (sans quoi elle aurait été élue à un autre siège, au titre de membre étranger puisqu’elle était Française). Elle accomplit donc les démarches nécessaires – et elle retrouve même de plus en plus souvent Bruxelles, avec un plaisir qu’elle ne dissimule pas.
Ces prix, ces titres pourraient laisser croire à une présence assidue dans les milieux littéraires. En fait, il n’en est rien : « Entre dix-huit et trente ans, j’ai eu quatre enfants vivants et plusieurs accidents. J’étais tout le temps enceinte ! J’ai aussi écrit quatre ou cinq livres comme nègre. J’avais une vie pleine, animée, mais très peu dans le milieu littéraire. En outre, je n’ai jamais aimé sortir le soir. Je n’étais pas, comme maintenant, avide de solitude, mais je vivais dans un cercle restreint. »
Grâce à cette vie, sans doute, Françoise Mallet-Joris n’a jamais cessé d’écrire. Grâce aussi à son imagination : « Je n’ai jamais manqué d’idées, de sujets. » Quant au succès qui l’accompagne, il s’explique plus difficilement – c’est toujours en partie un mystère –, mais quelques-unes des idées de l’écrivain sur la littérature contribuent à le comprendre : « Je me dis souvent qu’il y a tant de livres ennuyeux ! J’ai lu des milliers de romans policiers, mais je ne pourrais pas en écrire un. Alors, cette fois-ci, je me suis lancée dans une enquête à l’envers, pour prouver l’innocence de quelqu’un plutôt que sa culpabilité. C’est beaucoup plus difficile ! »
Pour La maison dont le chien est fou, Françoise Mallet-Joris a adopté une technique à laquelle elle est fidèle depuis longtemps : elle l’a écrit trois ou quatre fois, réfléchissant longuement à la construction, montant et démontant les chapitres pour leur donner le meilleur ordonnancement possible. « S’il y avait un autre art que j’aimerais pratiquer, ce serait l’architecture. Quand on déplace un volume, tout prend d’autres proportions. C’est la même chose dans la structure d’un roman. »


jeudi 11 août 2016

La rentrée littéraire court-circuitée

Je vous l'ai dit, je vous le redis au cas où vous auriez été inattentifs (et, si c'était le cas, relisez donc l'oeuvre complète d'Alexandre Jardin avant la parution de son prochain livre en octobre, si je me souviens bien du tweet qu'il a publié à ce sujet), je vous le redis donc pour la dernière fois, la rentrée littéraire, c'est la semaine prochaine.
Mais il n'y a plus de tabou en la matière, il en va de la rentrée comme du sexe féminin, dont L'Obs vient de s'apercevoir que les femmes en parlaient comme si, oui, oui, c'était une chose normale.
Le Point, qui ne déteste pas faire peur à ses lecteurs en parlant de la Turquie, propose dès aujourd'hui un choc (c'est la Une qui le dit) de la rentrée littéraire: Imbolo Mbue, dont Belfond publie (la semaine prochaine, donc, j'espère que vous suivez, sinon il n'y aura pas qu'Alexandre Jardin en gage) le premier roman, Voici venir les rêveurs. On apprendra quelle est la valeur du phénomène (l'éditeur américain Random House a acheté le manuscrit un million de dollars), mais nous saurons aussi deux ou trois choses sur un roman qu'en fait, j'ai envie de lire depuis que j'en ai entendu parler - et je vais essayer de ne pas traîner.
Imbolo Mbue, voyez comme le hasard (?) fait bien les choses, est aussi aujourd'hui dans Libération, mais la sortie de son roman est seulement signalée en note d'un article où, après Richard Ford et avant Hector Tobar, elle nous parle de "ses" années Obama. Et, à lire cet article, j'ai encore plus envie de plonger dans son roman.
La rentrée littéraire, je reviens au Point, c'est aussi l'occasion de jeter un coup de projecteur sur les premiers romans - qui, à d'autres périodes de l'année, passent plus inaperçus. En voici trois d'un coup, dans Le Point, dont ceux de Gaël Faye (Petit pays, chez Grasset) et de Line Papin (L'éveil, chez Stock) qui arriveront en librairie dans deux semaines seulement, ainsi que, annoncé pour la semaine prochaine, Sauve qui peut (la Révolution), de Thierry Froger, qui dit merci à Jean-Luc Godard pour son titre mais pas seulement (chez Actes Sud).
Je n'ai pas (encore) lu ces trois premiers romans, j'en ai lu quelques autres, dont un qui m'a fait une très forte impression: Monsieur Origami, de Jean-Marc Ceci (Gallimard, sortie le 25 août). Retenez ce titre et ce nom, on en reparlera...
Au Figaro, où l'on attend la reprise du littéraire, ils s'y sont mis à trois aujourd'hui pour se jouer une rentrée paresseuse: les dix auteurs attendus de la rentrée sont les plus prévisibles qu'il était possible de rassembler en une page, de Salman Rushdie à Jim Harrison, en passant par Karine Tuil (qu'une rumeur précoce donne favorite du Goncourt, ce qui n'est pas toujours une assurance), Eric-Emmanuel Schmitt (de cette académie-là), Yasmina Reza, Amos Oz, Philippe Delerm, Andreï Makine (de l'autre Académie), Stephen King et Yasmina Khadra.
On a le droit, heureusement, d'aller aussi voir ailleurs. Je prendrai ce droit, en tout cas.

mercredi 10 août 2016

En rayon, Stéphane Hoffmann avant la rentrée

Une semaine, c'est le temps qui reste avant les premiers offices de la rentrée littéraire, l'envahissement des librairies, les remords de n'avoir pas lu tous les livres déjà parus et qu'on aurait bien voulu mais qu'on n'a pas pu, etc. C'est dire qu'on va bientôt passer à autre chose, à de la nouveauté fraîchement sortie de l'imprimerie (bien que parfois depuis le mois de mai pour les services de presse aux professionnels de la profession), et que c'est d'un regard déjà lointain qu'on regarde la première partie de l'année 2016.
Puisqu'il n'y a presque plus rien à faire (?) pour les malheureux ouvrages bientôt balayés, retournons un peu plus loin dans le temps. Tant qu'à faire... Avec Les auto tamponneuses, que Stéphane Hoffmann publiait il y a cinq ans, à un moment où probablement il ignorait encore qu'il aurait le projet d'Un enfant plein d'angoisse et très sage, à paraître précisément la semaine prochaine.
Sur ce qui fut une nouveauté en 2011, article et extrait.

Quarante ans d’un mariage tout confort, sans excès. Mais, à l’intérieur, cela secoue si bien que Pierre et Hélène sont au bout d’un cycle dont ils se sont satisfaits, aidés par l’aisance matérielle et ancrés dans les habitudes. Parmi celles-ci, la plus remarquable est probablement qu’Hélène aimait Pierre absent. Il l’était souvent, cumulant les responsabilités et les postes dans des affaires florissantes qui lui prenaient à peu près tout son temps. « Une maîtresse serait moins prenante », disait Hélène, trouvant commode l’occupation de son mari et imaginant mal Pierre couchailler à gauche ou à droite – ce qu’il faisait pourtant.
Hélène s’est mise en tête de fêter dignement leur quarantième anniversaire de mariage, histoire de montrer à toutes leurs connaissances qu’ils vont bien. Tandis que Pierre a entrepris de se dégager du monde professionnel. Les deux projets sont en rupture totale avec les accords tacites qu’ils avaient passés entre eux. Ils ne sont plus dans des autos tamponneuses, à la liberté d’action limitée par la dimension de la piste, mais plongent dans l’inconnu. Un peu effrayant, cet inconnu. A moins qu’il soit l’occasion de rebondir.
Stéphane Hoffmann fouille, à la pointe sèche, les blessures secrètes d’une bourgeoisie qui s’ennuie sans oser se l’avouer. Sourires de façade et rancœurs tenaces, la recette est ancienne et cependant fonctionne encore très bien quand elle est réalisée, comme ici, sans la moindre lourdeur. Et avec un petit sourire ironique.

1
Bien que bordelais, Jean-Charles Lawton ne répugne pas aux concours de prouts. À cinquante ans bientôt, c’est même encore l’idée qu’il se fait de bons moments entre amis.
Aussi, lorsqu’on lui transmit une invitation pour le quarantième anniversaire de notre mariage : régate, suivie d’une soirée habillée, il crut d’abord avoir mal compris.

2
Pas tant que moi.
Quand, par Nelly Pilou (c’est la bonne), j’entends parler de ces festivités, je me précipite chez ma femme, que je trouve étendue sur son sofa – le fameux sofa d’Hélène –, lunettes au bout du nez, livre à la main, crayon entre les dents :
– Hélène, quelle idée ! Nous nous entendons bien, n’est-ce pas ?
Sans lever les yeux, elle murmure, comme pour elle-même :
– Oui.
– Es-tu heureuse avec moi ?

dimanche 7 août 2016

En rayon, Régis Jauffret avant la rentrée

Régis Jauffret, c'est parfois celui par qui le scandale arrive. Plusieurs de ses romans en effet, et particulièrement ces dernières années, sont sortis de la rubrique littérature pour passer dans la chronique judiciaire. Qu'on le regrette ou pas, les choses sont ainsi. Mais ne mélangeons pas tout, même si Cannibales, son nouveau roman à paraître dans une dizaine de jours, est encore une histoire d'amour qui franchit allègrement les limites de ce qu'on appelle la normalité - en supposant que celle-ci existe, personne à ma connaissance ne l'ayant encore prouvé de manière convaincante. A propos d'amour et d'histoire d'amour, je ressorts des rayons de la bibliothèque un autre roman, paru en 1998, dont le titre est tout naturellement... Histoire d'amour. Ce que j'en avais pensé à sa parution, et les premières lignes en prime.

Il est des livres dont on ressort un peu poisseux, avec l’envie de courir sous la douche pour se rincer du malaise qu’ils ont fait naître en nous. Mais rien ne peut nettoyer les traces d’Histoire d’amour, le cinquième roman de Régis Jauffret.
Si l’on s’en tient aux faits, pour lesquels le narrateur fera un peu de prison, c’est l’histoire d’un viol. Un homme suit une femme jusque chez elle, pénètre dans son appartement, la fait boire, en abuse. Sophie Galot, puisque tel est son nom, profite de ce qu’il s’est endormi pour appeler la police. On l’emmène, on le jette en prison, et après deux mois il en sort parce que Sophie a retiré sa plainte.
Un soir, il revient chez elle, les choses recommencent. Elle lui oppose une molle résistance, qui sera parfois plus vive à d’autres occasions, car il répète sans cesse ce viol. Elle change de travail, déménage, se cache, il la retrouve toujours, s’il le faut en allant chez ses parents – au passage, il violera aussi sa mère –, après un temps plus ou moins long.
Ils finissent, très curieusement, par se marier, et le « oui » qu’elle murmure lors de la cérémonie à la mairie – un petit oui mou et veule – est sur le même registre que sa relative passivité quand il la forçait, son incapacité à dire vraiment non.
Vue de l’extérieur, l’histoire peut se résumer ainsi.
Mais, précisément, elle est écrite d’un point de vue intérieur, puisque c’est le violeur qui raconte. Et il n’a pas le sentiment de commettre des actes vraiment violents, même s’il lui arrive de s’excuser après avoir quelque peu brutalisé Sophie quand elle l’a irrité. Il est mû par un seul sentiment : l’amour, bien plus que le désir.
Ce dont il rêve, c’est que Sophie s’habitue à lui, qu’ils vivent ensemble, qu’ils partagent un appartement… Rêve de fou, mais pas si fou peut-être – la fin semble presque justifier tout le reste, l’injustifiable.
Entre violence et émotion, le roman de Régis Jauffret refuse de choisir. Humain, trop humain, il se tient sur le fil du rasoir et donne le vertige. Ainsi donc, même dans des actes aussi insensés, il y aurait une logique ? Attention : l’auteur ne cherche pas non plus à excuser son personnage.
Le plus troublant, c’est qu’il n’y a aucun jugement dans sa démarche fictionnelle. Seulement ce malaise devant des sentiments que l’on aurait sans doute préféré ne pas voir, et les voici en face de nous…
Un matin, je l’ai vue assise en face de moi dans le wagon de métro qui me ramenait du lycée. J’ai tout de suite compris qu’elle serait ma femme. Sa poitrine était grosse, je me la figurais ferme, avec des aréoles d’un beau rose. Sous son pull, il me semblait que le ventre était plat, élastique, et qu’il se terminait par une pilosité abondante. J’imaginais son sexe chaud, sec, collé au sous-vêtement. Quand elle s’est levée et qu’elle est descendue sur le quai, je l’ai suivie. Elle a pris la rue St-André-des-Arts, elle s’est arrêtée pour acheter un croissant. Elle a bifurqué, et elle a débouché boulevard St-Germain. Elle est entrée dans une boutique. Je n’ai pas osé lui emboîter le pas, je suis resté un moment à l’épier devant la vitrine. Il n’y avait encore aucune cliente, elle rangeait des robes sur des cintres. Quand j’en ai eu assez d’être debout, je me suis installé à la terrasse vitrée d’un café voisin et j’ai attendu de la voir ressortir. Elle n’est apparue qu’à dix-sept heures trente, je l’ai prise aussitôt en filature.

vendredi 5 août 2016

En rayon, Vincent Borel avant la rentrée

On a, quelques jours avant la rentrée littéraire, l’œil forcément attiré - enfin, je dis forcément, mais c'est mon cas, peut-être pas le vôtre - vers des livres dont il se murmure qu'ils vont focaliser les regards des autres aussi. Alors que la rentrée est vaste, pensez donc, 560 romans annoncés. Et qu'il y a, chez des éditeurs aux catalogues moins vastes que les premiers auxquels on pense, des écrivains qui méritent d'être découverts ou suivis. Car non, on ne les a pas nécessairement ignorés jusqu'ici. Tiens, voici Vincent Borel qui publie, le 25 août chez Sabine Wespieser, son sixième roman à la même enseigne. Fraternels ne vient pas de nulle part, on le vérifie tout de suite avec Antoine et Isabelle, roman paru il y a six ans (et réédité en poche depuis). Article et premières lignes...

Ouverture en fanfare pour le nouveau roman de Vincent Borel : « Il n’y a jamais eu de chambres à gaz à Mauthausen, affirme posément Florian. » Qui est cette tête à claques de Florian ? Un anar de droite, « un Céline nain » qui veut faire son trou à la télévision. Pas de chance pour Florian, il brandit son brevet de révisionniste devant le petit-fils d’un homme qui a été déporté dans le camp dont il parle et en a ramené un témoignage poignant, qu’on lira peu avant la fin du livre. Doublement pas de chance pour Florian, il a lâché cette phrase devant Michel Ferlié, le patron qui a invité les deux hommes, avec quelques autres, en Jamaïque pour voir ce qu’ils avaient dans le ventre et choisir la prochaine vedette médiatique de la rentrée. Un soir, Michel expliquera à celui qui a visité Mauthausen pourquoi la conversation a suscité de la gêne chez lui. Il connaît l’histoire de la grande famille lyonnaise dont il est issu – et sa fortune aussi. Il sait que ses aïeux ont produit des gaz de combat pendant la Première Guerre mondiale. Et du Zyklon B pendant la Seconde…
Fin du prologue, début d’un roman qui va conduire d’Espagne en France, de 1917 à 1949, et retracer avec talent le parcours de deux familles. Les pauvres d’un côté, Antonio et Isabel. Les riches de l’autre, les Gillet et, plus tard, les Ferlié. D’une part Barcelone, de l’autre Lyon. Là, la lutte pour la république espagnole contre Franco, la poursuite d’un idéal après la défaite et la fuite en France, la déportation à Mauthausen, la nationalité française – Antonio et Isabel s’appelleront désormais Antoine et Isabelle. Ici, les alliances entre détenteurs du capital, par-delà les frontières, en Espagne, aux Etats-Unis, en Allemagne, sans se préoccuper d’idéologie, seulement d’argent – une autre forme d’idéologie, bien sûr.
A travers deux lignes tracées par des destinées aussi éloignées que possible l’une de l’autre, c’est toute l’Europe qu’embrasse Vincent Borel. L’Europe des grandes convulsions du siècle, accompagnées par les industriels qui rebondissent sans cesse, de la fourniture des uniformes à la fabrication de la soie artificielle, des gaz dont nous avons déjà parlé au nylon… Les mêmes convulsions sont en revanche subies par la plus grande partie du peuple, exploité par les patrons, avide d’une plus grande égalité et donc prêt à se révolter mais mal armés contre les puissants.
Antoine et Isabelle, malgré les deux logiques qu’il oppose, n’est pas un livre manichéen. Il se donne le temps d’approfondir les caractéristiques des différents personnages, il trouve un patron social en Espagne, il a du corps et du cœur. Malgré tout, l’auteur a eu beau faire, la figure d’Antonio-Antoine domine le récit. On ne s’en plaindra pas. Il a onze ans en 1917, quand sa famille quitte Miravet pour Barcelone. Il a tout à découvrir, et nous avec lui, d’une vie pour laquelle il est doué mais qui ne lui fera pas de cadeaux. Un beau roman, qui a déjà valu à Vincent Borel les prix Page et Laurent-Bonelli.
- Il n’y a jamais eu de chambres à gaz à Mauthausen, affirme posément Florian. Les traits blêmes de ses trente ans séchés par la tabagie se dessinent sur le golfe d’Oracabessa qui scintille sous la lune caraïbe. Je lui tape une cigarette. Je l’allume, énervé. - Comment tu peux dire ça ? Mon grand-père y a été déporté. Il a vu les cadavres qu’on en sortait pour les enfourner dans les crématoires. Ça marque un homme... À son tour Florian saisit une blonde. - Il a été abusé par sa mémoire. Toutes les victimes sont atteintes du même syndrome. Elles réinterprètent ce qu’elles ont vécu. Il ne faut jamais se fier aux témoins de première main. Ils mentent et ils se mentent. Je garde le silence. Venir de si loin pour entendre ça ? Ce propos délirant est-il la conséquence du décalage horaire ? Ou l’effet de la cocaïne pour l’achat de laquelle je lui ai prêté cinquante dollars ?