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jeudi 3 décembre 2020

Irène Frain, Prix Interallié


Irène Frain, autrice protéiforme, est surtout connue pour des romans pleins d’aventures, souvent inspirés de parcours biographiques qu’un ancrage breton, avec une origine commune à de nombreux grands voyageurs, l’autorise à aller chercher un peu partout sur la planète – avec une prédilection pour l’Orient.

On sait peut-être moins que, côté littérature, elle place très haut l’œuvre de Julien Gracq et que, côté société, la cause des femmes lui est chère. Son nouveau livre penche de ces deux côtés : une écriture d’une élégance très tenue et un personnage féminin dont la mort a été laissée dans l’ombre. Un crime sans importance est un récit, affiché comme tel, où une mort tragique pose avec urgence des questions auxquelles toutes les réponses ne sont pas données. En visitant les creux des silences, elle fait entendre une voix qui porte loin.

C’est un fait divers comme on en rencontre trop souvent, qui met en scène un agresseur inconnu et sa victime de 79 ans, et qui remue d’autant plus les proches que l’affaire n’est pas résolue. Irène Frain pose les données : « Les faits. Le peu qu’on en a su pendant des mois. Ce qu’on a cru savoir. Les rumeurs, les récits. » Description des lieux, lumière limpide, hésitations, déjà, sur quelques détails qui n’en sont peut-être pas. Car la narratrice embarquée bien malgré elle dans une enquête pour laquelle elle n’est pas formée commence celle-ci après les semaines du coma dont la victime n’est pas sortie, après l’enterrement auquel assistait, avec son compagnon, une femme en manteau bleu-noir. Elle a échangé quelques mots avec les enfants de la défunte.

« Comment l’auteur de ces lignes est-il au fait de cette information ? C’est très simple. Je suis la femme en manteau bleu-noir. Et la victime de l’impasse, c’est ma sœur. »

Outre qu’elle était son aînée et sa marraine, Denise a joué un rôle essentiel dans la vie d’Irène. Qui a pourtant été, de tous les membres de la famille, la dernière informée, par un simple faire-part à la veille des obsèques – alors que l’agression s’était produite, sans qu’elle en sache rien, sept semaines auparavant. La faute peut-être à la distance qui s’était installée entre les deux sœurs qui ne s’étaient pas vues depuis des années. La faute peut-être à la maladie de Denise, et on peut remonter ainsi, de causes en effets, le temps des effets pervers qui ont conduit à cet éloignement. Il dure après les obsèques puisque, au contraire de ce qu’ils avaient annoncé, les enfants de Denise ne donnent plus signe de vie.

Les histoires de famille sont, ainsi, pleines de secrets douteux dont on ne sait pas toujours très bien comment ils se sont trouvés enfermés dans les mémoires avec interdiction d’en sortir. Irène prend des notes, remplit des carnets, le présent appelle le passé, les nœuds ne se défont pas et, même, se resserrent : « j’ai voulu tenir la chronique du silence. Mais au fil des mois, un autre propos, beaucoup plus conscient, a pris le pas sur le premier. Il a commencé à se dessiner le jour où j’ai découvert que la police et la justice m’opposaient le même mutisme que ma famille. L’accablement, à ce moment-là, a fait place à la colère. »

Cette colère sous-tend le texte, comme l’effroi de la disparition inexpliquée. Il reste des trous dans l’histoire, que « la petite ravaudeuse du passé », comme elle se décrit dans un poème final, tente de combler. Avec le talent nécessaire pour dire les sentiments contradictoires qui l’animent.

samedi 22 août 2020

Vinca Van Eecke, le rêve fracassé

Pourquoi la jeune narratrice du premier roman de Vinca Van Eecke, Des kilomètres à la ronde, s’entiche-t-elle d’une bande de loubards de province, forts en gueule, toujours les premiers pour faire du bruit dans les rues et échapper mine de rien au système dans lequel ils sont sans le savoir déjà enfermés puisqu’ils sont du genre à travailler tôt ? Et pourquoi ça dure, pourquoi est-ce encore avec eux qu’elle brûle ses cours du lycée après avoir réussi le bac ? « Peut-être parce que les contraires se subjuguent », avance-elle avec précaution, et parmi d’autres « peut-être », dans un prologue qui donne le ton. Plus tard, l’explication se fait plus précise, bien qu’elle soit incapable de la transmettre à sa mère qui s’inquiète de ses fréquentations : « la grâce ».

Une intelligence du mouvement, une connivence au monde, qui faisaient que, de tout temps, les gens comme moi, voués à s’asseoir dans des amphithéâtres, avaient été subjugués par les gens comme eux et cherchaient leurs mots pour décrire ce truc indéfinissable après lequel on soupirait sans fin.

Ils s’appellent Phil, son frère Buddy le bègue, Mallow, Jimmy, José, Reno et Chuck, pour la plupart – Jimmy est l’exception – ce sont des surnoms qui tentent de dire ce qu’ils veulent être, dans la lignée d’une mythologie nord-américaine. Prolongée, ça tombe bien, avec la découverte des Doors et du destin brisé de Jim Morrison.

Mais la belle insouciance n’a qu’un temps, il faut bien un jour redevenir sérieux – les accidents de la vie sont là pour rappeler que celle-ci ne se déroule jamais selon le programme que l’on pensait suivre sans fin. On a traversé la moitié du roman sur un rythme allègre, sans se poser de questions (à peine la narratrice est-elle effleurée, parfois, de légers doutes), et voilà que le poids d’un cercueil semble marquer un basculement définitif vers autre chose. Est-ce que ça s’appelle grandir, la rencontre avec le malheur ?

Frottés au même macadam depuis des années, nos enthousiasmes ne produisaient plus que de vagues étincelles.

Roman de formation, Des kilomètres à la ronde dit, et de belle manière, de la manière qui râpe quand c’est nécessaire, l’indispensable rêve de l’adolescence tenu encore à bout de bras pendant quelques années d’une vie d’adulte – et comment le rêve se fracasse sur le réel, laissant des traces qui oscillent entre nostalgie et cicatrices, à moins qu’il s’agisse de la nostalgie des blessures qui ont causé ces cicatrices.

Par certains aspects, plus discrets mais présents malgré tout, c’est aussi le roman des oubliés de la société française, dans une région – en lisière du Morvan – qui laisse peu de possibilités de participer à la compétition sociale à laquelle d’autres, ailleurs, se livrent avec tant d’énergie. L’énergie est présente chez ces jeunes aussi, mais ils ne trouvent pas, parce qu’on ne leur en donne pas l’occasion, de meilleure manière d’être dépensée qu’en vaines activités dévoreuses de temps. On brûle, mais on brûle en vain.

vendredi 5 juin 2020

La semaine de Joseph Kessel

Journaliste, écrivain, académicien français, Joseph Kessel est mort en 1979. Son relatif purgatoire aura duré une quarantaine d’années et la manière dont il en sort est digne d’un homme que l’on dit flamboyant. Il n’y en a que pour lui, ou presque, dans la presse littéraire cette semaine. Un dossier du Figaro littéraire, un grand papier dans Le Monde des livres, l’ouverture de la séquence livres de Libération demain, plusieurs pages de Marc Lambron dans Le Point, j’en oublie probablement…


La raison de cette convergence ? Elle ne vous a pas échappés : la publication, dans la Bibliothèque de la Pléiade, le Panthéon de la littérature, de deux volumes de ses œuvres, accompagnés de l’album annuel, conçu par Gilles Heuré.
Un (petit) événement, une reconnaissance quasi définitive qui n’allait pas de soi tant les liaisons entre journalisme et littérature sont si souvent méprisées – parfois à juste raison, d’ailleurs.
Je n’ai pas eu l’occasion de me plonger dans ces deux volumes (dont une partie se trouve néanmoins éparpillée dans ma bibliothèque sous d’autres formes). Forcément, ils ne sont pas arrivés jusqu’à moi. Au contraire du récit que fait Dominique Missika d’Un amour de Kessel – les femmes lui plaisaient, il plaisait aux femmes, Germaine Sablon fut l’une de celles qu’il aima, malgré un premier contact sans flammes : « D’après la légende, Kessel aurait été trop timide pour l’aborder ! » Cela correspond peu à l’image (peut-être fausse) que l’on a de lui, et Dominique Missika nuance immédiatement : « On n’est pas obligé de le croire. »
Mais je mentirais si je disais que l’ai lu ce récit. Humé, seulement, parcouru en flânant. Le temps de croiser Jean Sablon, le frère de Germaine, ou Maurice Druon, neveu de Joseph, futur notable des lettres et auteur, avec son oncle, des paroles du Chant des partisans.
« Les mots viennent vite. Jef a les idées, Maurice en fait des vers en jouant avec deux doigts sur un piano bancal les notes de la musique d’Anna Marly. C’était comme “l’explosion d’un sentiment qui me travaillait dont je n’avais pas conscience, d’une espèce de rage, de souffrance et d’admiration pour les résistants actifs”, expliquera Kessel au micro d’une journaliste de France Culture, quarante ans plus tard. »
En revanche, j’ai lu Hollywood,ville mirage, que rééditent les Éditions du Sonneur. Ou presque lu. Je m’explique. Un extrait du livre est disponible sur le site. Il m’a plu suffisamment pour me donner envie d’aller plus loin. Mais, au lieu de demander le fichier du texte, je me suis tourné vers RetroNews. Kessel, en 1936, était un journaliste connu depuis des années et il était peu probable qu’il se soit contenté d’écrire sur la capitale américaine du cinéma sans vendre, avant la parution de l’ouvrage chez Gallimard, son texte à la presse, où j’avais donc une bonne chance de l’y retrouver. Peut-être dans une version non définitive, certes, mais avec l’élan spontané (ou de fausse spontanéité) du reportage.
La recherche était simple, le résultat limpide : le mardi 9 juin de cette année-là, L’Intransigeant commence en première page la publication d’un reportage de Josepk Kessel, Hollywood, la ville des mirages.
Les catholiques ont le Vatican.
Les Musulmans ont la Mecque.
Les communistes, Moscou.
Les femmes, Paris.
Mais pour les hommes et les femmes de toutes les nations, de toutes les croyances, de toutes les latitudes, une ville est née depuis un quart de siècle, plus fascinante et plus universelle que tous les sanctuaires. Elle s’appelle Hollywood.
Hollywood !
C’est parti pour dix jours de publication…


Le regard de Kessel sur cette « terre des hyperboles et des surnoms – movieland, filmland, starland – terre par elle-même dévorée, arrachée à tout » n’est pas tendre. Il dénonce le règne des producers pour qui le cinéma est une industrie destinée à faire de l’argent et dans laquelle l’art compte pour bien peu. Il est devant une machine infernale qui en effet dévore les siens, fait grande consommation de vedettes, y compris d’enfants, et pour laquelle les écrivains ou les compositeurs, « même s’ils sont illustres, même s’ils sont payés de 20 à 50 000 francs par semaine, doivent produire dans leurs bureaux numérotés. Leur présence est exigée depuis neuf heures du matin aussi strictement que par un pointage. »
C’est l’usine, où le producer (un dictateur, écrit Kessel) veille au rendement. Mais alors, pourquoi certains films sont-ils quand même beaux et émouvants ? « Ce sont des miracles. Des miracles dus à l’inattention du producer. »
Pour conclure sa série d’articles, Joseph Kessel reconnaît qu’il s’est « peut-être montré trop dur envers la ville des mirages. » Dans la livraison précédente, le récit d’une mésaventure peut fournir un prétexte à la mauvaise humeur du journaliste-écrivain – le projet avorté d’un film sur lequel il travaillait avec Charles Boyer. Il préfère cependant fournir une motivation plus profonde : « Ce n’était ni mépris, ni haine. Mais plutôt, en vérité, de l’amour déçu. »

mardi 28 janvier 2020

La mort d'Hubert Mingarelli


Hubert Mingarelli vient de mourir et c’est une voix douce mais prégnante de la littérature française qui se tait. Si j’en juge par la moitié environ de sa production pour adultes que j’ai eu l’occasion de lire, pas une fausse note dans ces pages poétiques et denses, attentives aux émotions les plus fines mais sans explications superflues. Il va nous manquer…

Photo Ji-Elle

Une rivière verte et silencieuse (1999)
Auteur pour jeunes devenu romancier pour adultes, Hubert Mingarelli n’a pas abandonné pour autant les paysages de l’enfance. C’est de l’enfance de Primo qu’il est question ici, de ses rêves et de son quotidien bridé par les faibles moyens de son père. Alors, il s’évade autant qu’il le peut, marche à l’infini dans les couloirs tracés par ses pas au milieu d’une vaste étendue d’herbe. A ces moments de solitude fondatrice, il pense. Ce sont les meilleures heures de sa vie. Pour le reste, les espoirs plus concrets se brisent avec une rapidité déconcertante et les gestes ténus du travail ménager se répètent avec une obstination décevante. Il n’empêche qu’une réelle complicité unit le fils à son père et que les images surgies de la mémoire lacunaire de celui-ci nourrissent aussi la vie de celui-là. Une rivière verte et silencieuse est un récit-poème d’une limpidité exemplaire.

La dernière neige (2000)
Depuis l’année dernière, Hubert Mingarelli n’est plus seulement un auteur pour la jeunesse. Une rivière verte et silencieuse a donc été considéré comme un premier roman. Admettons, à condition d’admettre aussi les étiquettes désuètes qui s’appliquent à des genres trop souvent considérés comme des sous-catégories d’une sous-littérature que les gens sérieux ne prennent pas la peine de lire. Ils ont bien tort mais ils ne le sauront jamais et, donc, cela n’a aucune importance. Admettons donc aussi, tant qu’à faire, que La dernière neige serait (le conditionnel pour introduire, quand même un léger doute) un deuxième roman, l’étape la plus dangereuse pour un auteur qui s’était fait remarquer la dernière (c’est-à-dire la première) fois et qu’on attend donc au tournant. C’est la règle…
Il y a une première chose intéressante avec Hubert Mingarelli : en lisant son (on l’a admis, faut-il le répéter ?) deuxième roman, on oublie la règle. C’est bon signe. Il n’y a plus que des personnages et une histoire. Un enfant et ses rêves, son rêve faudrait-il dire, plus ou moins contrarié ou encouragé selon les cas par son entourage. Mais l’entourage nous apprend qu’il n’est pas toujours responsable de ses désirs et que la vie, la mort, toutes ces choses qui nous encombrent et dont on ne peut se débarrasser quoi qu’on en ait, sont pour beaucoup dans nos réactions devant ce qui arrive.
Ainsi, l’histoire principale, si on veut bien la considérer ainsi, est celle d’un enfant tombé amoureux, ou peu s’en faut, d’un milan mis en vente par un brocanteur qui vend plein d’autres choses moins vivantes – et, pour ses clients potentiels, plus séduisantes, heureusement pour l’enfant. Car il n’a pas les moyens de s’offrir l’oiseau et doit donc attendre de rassembler la somme nécessaire à l’achat au risque de se le voir souffler sous le nez par un éventuel acheteur plus fortuné. L’oiseau est plus qu’un oiseau, il est, bien que prisonnier, le rêve de ce qu’il a pu voir, le rêve de l’histoire de sa capture, que l’enfant invente avec beaucoup de vraisemblance et d’imagination (l’imagination la mieux dotée étant celle qui fait, on le sait, ressembler le mieux la réalité et le songe) à l’intention de son père.
Car le personnage du père fait figure de point de référence – il n’en allait pas autrement dans Une rivière verte et silencieuse. Il est mourant, une histoire lui fait le plus grand bien, et en particulier celle de la capture de l’oiseau – ainsi que la présence de celui-ci. Le récit, en grande partie inventé, y croit-il ou fait-il semblant d’y croire ? Il est en tout cas le lien entre le fils et le père, ce qui tient l’histoire debout et devant quoi le milan lui-même s’efface discrètement, sous « la dernière neige »…

La beauté des loutres (2002)
Depuis qu’il a abordé le registre de la littérature dite « pour adultes », vague étiquette qui fait la différence avec la littérature « de jeunesse », Hubert Mingarelli donne des histoires à la surface lisse, d’une trompeuse simplicité, qui recèlent des trésors de profondeur humaine.
La beauté des loutres peut se résumer à un voyage en camion par temps neigeux, accompli par Horacio et Vito pour livrer des moutons. On pourrait s’arrêter là. Car, sur le plan du récit, il n’arrive rien d’autre que des anecdotes sans importance. Comment il faut chaîner les roues pour passer le col. Comment un des moutons, pressé par les autres, finit par sauter du camion et disparaître dans la nature. Comment un jerrican découpé peut remplacer le seau oublié, pour faire boire les moutons. Comment un lapin se trouve pris dans la lumière des phares, et comment Horatio tombe deux fois en essayant de le tuer avec son fusil, etc.
Il y a, bien sûr, autre chose, qui fait la valeur de ce roman d’une extraordinaire densité. La beauté des loutres est aussi peu un récit de voyage que, disons, Le vieil homme et la mer est un récit de pêche au gros. D’ailleurs, ce dont il est question dans le titre renvoie à un genre de beauté que Horatio et Vito n’ont pu connaître qu’en photo, comme un idéal esthétique qui appelle une vie rêvée.
Et tout se déroule ici, en effet, comme dans un rêve. On est, avec ces deux personnages, hors du temps, hors du monde, dans un paysage blanc d’où les points de repère ont disparu, où les valeurs de l’existence doivent trouver de nouvelles bases.
On ne sait pas grand-chose de Horatio et Vito, sinon que le premier est plus âgé et que le second est encore un jeune garçon.
Cela suffit pour comprendre qu’il y a, jusque dans un moment de violence, quelque chose d’une transmission de savoir entre les deux. Pas un savoir théorique, une sorte d’expérience vécue – et c’est la raison pour laquelle Vito gardera le silence sur ce qui est arrivé. Cela n’appartient plus qu’à lui – et, désormais, à nous.

Quatre soldats (2003)
Les groupes formés au hasard des circonstances sont d’autant plus solides que celles-ci sont particulières. Dans l’Armée rouge en fuite devant les Roumains, Bénia se serait senti bien seul s’il n’était tombé sur Pavel, qui s’est écarté de la route en même temps que lui quand une altercation entre un officier et un soldat a mal tourné. Ils ont décidé de rester ensemble. Kyabine, un grand Ouzbek, s’est joint à eux à l’occasion d’une partie de dés pour du tabac, au moment où les Polonais ont repris un village. Il a commencé à neiger. En novembre, le commandant a donné l’ordre aux soldats de passer l’hiver dans des cabanes, au cœur de la forêt, et d’attendre le printemps. Pavel a pensé qu’il valait mieux être quatre pour construire une cabane et a proposé au jeune Sifra, calme et bon tireur, de compléter l’équipe. Une équipe dont chaque membre est complémentaire.
Plus tard, Evdokim, un gosse, sera logé dans leur cabane. Et ils s’attacheront à lui aussi, d’autant qu’il écrit tout ce qu’il voit dans un carnet – une chance pour eux de perpétuer la mémoire de ces mois hors du temps.
Contrairement à quelques autres romans dont Hubert Mingarelli s’éloigne avec soin, l’hivernage ne sera pas un prétexte à l’attente de la reprise des combats. Elle viendra toujours trop tôt pour les Quatre soldats qui entreprennent plutôt de jouir au mieux de leur relative tranquillité. Ils ont trouvé, pas très loin du campement, un étang près duquel ils passent des heures de vrai bonheur : « Nous avons profité de l’étang tout l’après-midi. Nous n’avons rien fait que discuter et dormir, et nous réveiller, nous chauffer au soleil et discuter. » Cette vie contemplative, où l’action se limite à courir pour arriver à temps aux repas, leur convient parfaitement. Ils ont mis au point des rituels, des phrases récurrentes, qui leur servent de points de repère. Et préservent avec soin leur coin de prédilection en évitant de tracer une piste qui pourrait y conduire n’importe qui.
Un jour, ils volent un cheval et s’amusent avec lui jusqu’au moment où il s’enfuit. Ils ne le reverront que mort, près de l’étang, le jour même où ils ont appris qu’il fallait repartir. Le charme est rompu, il ne pouvait être qu’éphémère, la guerre se rappelle à eux…
Pourtant, c’est de bonheur que parle le livre, de jours qui échappent à la logique des hommes qui sont quelques-uns seulement à connaître la plénitude de leur existence, comme Bénia en prend conscience un jour : « J’ai été tout d’un coup plein d’émotion parce que chacun était à sa place, et parce qu’il m’a semblé aussi qu’à cet instant chacun de nous était très loin de l’hiver dans la forêt. Et que chacun de nous était aussi très loin de la guerre qui allait reprendre parce que l’hiver était fini. »
Hubert Mingarelli a l’art de sauver la magie fugitive d’enchantements comme celui-là. Il n’oublie pas pour autant la gravité de l’époque troublée où il situe le récit, dont la fin est un déchirement vécu par Bénia, le narrateur, et partagé par le lecteur. La simplicité des petits plaisirs quotidiens, racontés simplement par le romancier – c’est-à-dire sur le ton le plus juste –, disparaît dans la fureur de la bataille.
Disparaît ? Pas vraiment. Si c’était le cas, on ne resterait pas marqué, et pour longtemps, par ces pages lumineuses dont on se souviendra comme d’un moment de grâce.

Le voyage d’Eladio (2005)
Au fond, Hubert Mingarelli raconte toujours la même histoire : celle d’un rêve impossible à vivre dans le monde réel. La confrontation entre le vieil Eladio et la violence qui couve dans son pays est de cette nature. Elle nous entraîne dans une longue marche solitaire au terme de laquelle il n’y aura pas que de la fatigue. La désillusion est aussi au rendez-vous, une perte de confiance dans l’humanité. Le romancier n’en fait pas une leçon morale. Il se contente de poser les éléments du récit l’un après l’autre, comme marche Eladio, pas après pas. Et on marche avec lui dans le même élan.

Océan Pacifique (2006)
Trois longues nouvelles pour un écrivain qui nous a habitués à des romans courts, c’est-à-dire presque trois livres en un. Il y suit sa propre trace, en particulier dans Bateau sous la neige où il retrouve la complicité difficile à exprimer entre un père et son fils. Un sujet qu’il a déjà traité et qu’il parvient à renouveler encore, en explorant les ressemblances et les différences entre le vertige et le mal de mer. Un moyen, pour le père, d’amener son fils à mieux maîtriser son avenir.
Dans cette nouvelle, la dernière, le bateau est immobile. Et le véritable embarquement ne se fera que plus tard, après cette initiation qui est aussi une leçon de vie. Les deux autres textes, en revanche, se déroulent en pleine navigation.
L’éditeur a la bonne idée de signaler que l’auteur s’est engagé à dix-sept ans dans la Marine nationale et qu’il a servi dans le Pacifique lors des essais nucléaires français. Car c’est pendant ceux-ci que prend place la première nouvelle, qui donne son titre au recueil : Océan Pacifique. Il ne s’agit pas, on s’en doute, d’un témoignage. Mais un climat s’installe, au moment où une explosion a lieu, qui exacerbe les émotions et met les nerfs des hommes à vif. Sur le bateau ou à terre, pour une partie de pêche qui a des allures d’expédition adolescente, une profonde déception venue d’on ne sait où mine le moral en ramenant à des souvenirs enfouis loin dans le passé.
Hubert Mingarelli n’utilise pas de grands effets. Il cherche les failles discrètes, éveille doucement des échos et tisse une toile qu’il faut observer avec attention pour en voir les détails. En véritable artiste, il accomplit son œuvre sans avoir l’air d’y toucher, sur un mode mineur qui convient parfaitement à son exploration des âmes.
C’est encore plus vrai dans la nouvelle centrale, Giovanni, où un chien est le catalyseur du récit. Il porte le nom de celui qui l’a amené à bord. Le marin a débarqué un jour, le chien est resté. Et le nouveau locataire de la couchette doit la partager avec le chien qui a eu l’habitude d’y dormir. Sans l’avoir choisi, il devient donc aux yeux de l’équipage responsable de Giovanni, ce qui présente quelques inconvénients pratiques. Mais, surtout, fait ressortir, par un parcours émotionnel d’une rare finesse, toutes les douleurs secrètes.
Ainsi pratique Hubert Mingarelli, au bord d’abîmes mystérieux qui s’ouvrent devant nous aux moments où nous ne nous y attendions pas. Nous prenant par surprise, il nous fait partager les larmes de ses personnages. Puis nous console en les consolant.

Marcher sur la rivière (2007)
Absalon est un marginal qui voudrait aller faire soigner sa jambe folle en ville. Il prépare donc un départ auquel beaucoup ne croient pas. D’ailleurs, il ne part pas. Pas tout de suite. Il travaille pour un étranger qui fait de curieux travaux dans les collines. Il va et vient. Et marche ainsi sur le lit desséché d’une ancienne rivière.
Comme souvent dans les romans de Mingarelli, celui-ci se passe on ne sait où. Seules les sonorités des noms font vaguement penser à l’Afrique, mais rien n’est moins sûr. Et l’histoire, en outre, est secondaire.
Pourtant, une fois encore, le charme opère. Grâce à la manière de regarder le paysage jusqu’à y appartenir. Grâce aux dialogues qui en disent toujours plus que les mots qu’ils contiennent. Grâce à une langue simple et poétique à la fois. Il n’est pas besoin de tout comprendre, de tout savoir des personnages. Ils sont là, très présents.

La promesse (2009)
Fedia et Vassili sont devenus amis à l’école des mécaniciens de la flotte. Une relation nourrie de moments partagés avec intensité, sans une parole de trop. Dans la qualité du silence qui l’accompagne sur le lac de retenue où il a lancé son petit bateau, Fedia retrouve l’émotion retenue des souvenirs. Toute une journée consacrée à remonter la rivière se découpe entre le présent et le passé. Le mécanicien cherche la sérénité dans la lenteur. Parfois saisi d’une sourde angoisse, il finit par la trouver dans un reflet de lune. Hubert Mingarelli n’a pas son pareil pour dire simplement les conséquences d’émotions puissantes, qui nous bouleversent autant que son personnage.

L’année du soulèvement (2010)
Une page rapide pour le contexte : « il y eut mille histoires. » En voici une, la nuit que passent ensemble deux hommes et leur prisonnier. Les rancœurs sont vives, les combats ont laissé des traces même chez les vainqueurs. Ces deux-ci, Daniel et Cletus, n’étaient pas faits pour accompagner ensemble l’officier San-Vitto en haut de la colline où ils attendent qu’on vienne le chercher. Leurs faiblesses les opposent. Dans des conversations à demi-mots, des gestes ébauchés, Hubert Mingarelli place ses personnages au bord d’un gouffre où ils ont envie de se jeter. Pour oublier ou pour retrouver une paix intérieure désormais inaccessible. Un bref roman tout en nuances subtiles.

La terre invisible (2019)
Un photographe de guerre ne digère pas sa découverte des cadavres, devant lesquels il ne faisait plus rien de son appareil, à l’ouverture d’un camp de concentration nazi. En compagnie d’un chauffeur qui vient d’arriver et n’a pas participé aux combats, il erre dans l’Allemagne vaincue pour fixer les visages et les attitudes des gens qui savaient, ou pas. Il ne cherche pas à résoudre une énigme ni même à comprendre. C’est là, comme un devoir.

lundi 19 août 2019

Myriam Leroy dans le piège des réseaux sociaux

Tous les torrents ne charrient pas une eau claire. Celui qui coule avec fureur dans Les yeux rouges, le deuxième roman de Myriam Leroy, transporte un paquet de saloperies devant lesquelles la narratrice bat en retraite faute de trouver les armes qui lui permettraient de résister.
Elle, qui fait penser à l’autrice (mais, puisqu’il s’agit d’un roman, on n’ira pas plus loin dans le rapprochement), est envahie par l’admiration d’un fan, Denis. Il apprécie la personnalité profonde, ou ce qu’il en devine, de celle qui raconte. Elle se garde bien d’encourager tout rapprochement avec celui qui devient très vite un importun. Faites-vous un « ami » sur les réseaux sociaux, et le voilà qui déborde, alimente une logorrhée dont les aspects sympathiques (bon, il est toujours agréable d’être admirée, n’est-ce pas ?) s’efface derrière des demandes qu’on n’a aucune envie de satisfaire : une rencontre ? un café ?
« Ciao » semble le bon mot pour faire comprendre poliment qu’il n’en  est pas question, que, non merci, on n’ira pas plus loin, et surtout évitons les points de suspension dont l’interprétation reste ouverte : « Jamais de « bonne nuit.. » ou de « au plaisir… », car de manière infaillible ils portaient l’interlocuteur à y percevoir des connotants érotiques. »
Avec Denis, rien à faire pour poliment briser là. Il s’accroche comme un parasite à l’organisme qui le nourrit. De con, passe à sale con sans effort apparent – c’est dans sa nature, comme sa « pensée » politique à droite de la droite, de manière presque caricaturale.
Dans l’entourage de la harcelée, qui vit très mal ce qui lui arrive, et même au plus près d’elle, personne ne semble vraiment la comprendre. Ses réactions ne sont-elles pas excessives ? N’encourage-t-elle pas, à sa façon, la hargne de Denis (dont l’admiration manifestée au début n’a pas tardé à disparaître) ? Au fond, n’y aurait-il pas du vrai dans les critiques de Denis ?
Le lecteur des Yeux rouges n’est pas meilleur que les proches de la narratrice. A force de lire ses malheurs, à n’entendre que sa voix, il finit par se demander lui aussi pourquoi il est nécessaire d’en faire autant. Il a beau compatir, car les conséquences de ce harcèlement sont lourdes, il se dit tout bas (sans oser l’affirmer en public, car il est un peu honteux de le penser) que cela ne méritait pas près de deux cents pages – ni de doubler la mise avec l’enchâssement, dans le déroulement général du roman, d’une « nouvelle » ni faite ni à faire.

mardi 18 juin 2019

Rentrée littéraire : le premier roman de Marin Tince

Ce n'est peut-être pas le premier roman de la rentrée du Seuil que je lirai (Michel Deville est de retour et c'est le genre de cadeau sur lequel je me jette, en général). Mais c'est un premier roman et c'est celui qui m'intrigue le plus: Et l'ombre emporte ses voyageurs, de Marin Tince. Cela en raison de ce que m'en a dit, sans parler du contenu, quelqu'un de la maison d'édition: «manuscrit arrivé par la poste, lu par René de Ceccatty et approuvé par le comité de lecture à l’unanimité.» Et 700 pages pour un débutant, avec un tel accueil, il y a de quoi se poser des questions auxquelles seule la lecture pourra répondre.

Présentation de l'éditeur

Le livre
Voici donc un roman, pas autre entendons-nous bien, tout de pompé dans ma petite féerie intime et rafistolé çà et là sur mes genoux, des coins de table, dans les voitures. Autant dire que j’anime simplement mes petits personnages internes, pas plus, rien n’est vrai, ni les êtres et ni les faits, pas confondre, le romanesque n’est pas feint, il y va bien de la romance. Les quinze premières petites années en somme d’un affligé de l’existence, ahuri, effaré devant toutes les choses humaines, remuglant des pensées rébarbatives afin de se persuader qu’il comprend. Foin de suspens je vous le dis tout nettement il ne comprendra jamais rien à rien ce petit personnage tiré de mes soubassements. Je ne tartinerai donc pas plus épais sur la bête, tout est dit, m’épancher plus avant ne serait point à mon avantage. On peut tortiller tout ce que l’on veut et dans tous les sens, la vie, c’est vraiment rien qu’une figure imposée, vraie guerre d’usure.

L'auteur
Né en 1965, Marin Tince vit en province où il travaille. Il a exercé divers métiers à Paris. Il écrit depuis toujours. Il n'a jamais publié jusqu'ici.

dimanche 27 janvier 2019

La mort d’Éric Holder


Un style épuré, une approche en biais des émotions profondes qui ne se manifestent qu’en sourdine, une grande prudence dans les rapports entre hommes et femmes – ce qui caractérise l’œuvre d’Éric Holder, dont on vient d’apprendre la mort à l’âge de 59 ans, peut s’énoncer en quelques mots. Mais ceux-ci n’épuisent pas la grâce et le charme qui habitent la trentaine de livres qu’il a donnés depuis 1984, d’abord au Dilettante auquel il allait rester fidèle tout en publiant ses romans chez Flammarion avant de passer au Seuil (avec un bref détour par Grasset).
J’ai dû lire une dizaine de ses livres et écrire sur ceux-ci, je reviens donc sur ce parcours de lecture qui épouse imparfaitement la chronologie de la bibliographie (car des rééditions au format de poche trouvent place au moment de leur parution) et j’ajoute, pour le plaisir de goûter son style au plus près, le premier paragraphe de La belle n’a pas sommeil, que je n’ai malheureusement pas eu le temps de lire l’année dernière. Je le regrette vivement.

Duo forte (1989)
Le premier roman d’Éric Holder, Manfred ou l’hésitation, présentait d’évidentes qualités que l’on retrouve, magnifiées, dans ce livre bref et tendu qui tient du début à la fin une mélodie enchanteresse qui tient notamment à la personnalité des deux personnages principaux.
Maurice, quarante-deux ans, presque clochard – il vit dans une baraque et boit beaucoup –, est accordéoniste. À la terrasse d’un bistrot, il rencontre, un soir, Dino, guitariste, plus jeune. Ils sont tous les deux très doués et fous de musique. C’est cela qui les rapproche d’abord, mais ils ont aussi une femme en commun : Reine, qui a disparu il y a quelque temps, et à la recherche de laquelle ils partent sous l’impulsion de Dino. Maurice en sait plus long que lui, mais il se tait, laissant son compagnon à sa quête, ne tentant que mollement de l’en décourager.
C’est Maurice qui raconte. En réalité, même s’il n’est pas le professionnel, la vedette de la musique, c’est lui qui mène toujours le jeu. Jusqu’au bout, il exerce un pouvoir réel bien que discret sur leur histoire devenue commune.
Un rythme soutenu mène le lecteur à travers un roman qui va vite, parce qu’il révèle des pans entiers d’un passé dont on ne connaissait rien avant la première ligne, et qui se constitue comme une vie entière dévoilée dans sa signification profonde. Avec l’apparence de la superficialité et de la légèreté, Éric Holder touche aux secrets intimes de plusieurs êtres, et il arrive que cette musique prenne des tons déchirants…

Dans Mademoiselle Chambon, il est question d’une institutrice – dont le nom fait le titre du livre – et d’Antonio, un maçon d’origine portugaise. On est à Montmirail, Marne, 51. Ils ne se seraient peut-être jamais rencontrés si Antonio n’avait eu, avec sa femme Anne-Marie, un fils qui se trouve dans la classe de mademoiselle Chambon. Un jour, Anne-Marie malade, Antonio va lui-même chercher Kevin à l’école, avec un peu de retard. « Elle n’avait fait aucun reproche – bien au contraire, essayant d’adoucir le retard, arguant qu’elle avait le temps, et qu’elle était ravie de rencontrer le père de Kevin. Pourquoi avait-il fallu que celui-ci baissât les yeux, et qu’il répondît en s’excusant ? »
Cette rencontre est la petite graine qui donne naissance au roman, parce qu’elle s’enracine dans les regards et dans les cœurs, d’abord à peine présente, puis de plus en plus envahissante, au point de faire rêver aussi bien Antonio que mademoiselle Chambon – on peut dire, maintenant, qu’elle se prénomme Véronique, mais qu’elle aurait préféré Laure. Aucun des deux ne sait exactement ce qui arrive, Anne-Marie observe les événements avec un certain étonnement, et la vie suit son train.
Antonio et Véronique ne sont pas très audacieux. Ils s’enfoncent dans une fascination mutuelle qui ne les mène nulle part mais les active beaucoup de l’intérieur. Quelques habitudes changent, des parcours géographiques dérapent vers une plus grande proximité, c’est à peu près tout. Un léger tremblement qui suffit bien, pourtant, à faire une histoire vraie et pleine, attachante comme il en est peu, parce qu’elle a l’air si vraie…
« Que s’était-il passé ?
Et la réponse était : rien. »
Mais, entre le début et la fin, le grand fracas presque silencieux de vies qui se sont croisées.

L’homme de chevet et On dirait une actrice (rééditions, 1997)
Depuis Mademoiselle Chambon, qui a séduit l’an dernier, Éric Holder a un peu changé de statut : d’écrivain apparemment réservé à un petit cercle de lecteurs, il est devenu une sorte de phénomène porté par un bouche-à-oreille très favorable, et, du coup, ses livres précédents reviennent à la surface.
À commencer par L’homme de chevet, publié en 1995 et qui avait déjà provoqué une sorte de frémissement collectif.
L’argument est aussi simple qu’inhabituel : un homme vient, quotidiennement, tenir compagnie à Muriel, tétraplégique. Le corps souffrant et l’homme compassionnel… Ce couple étrange noue, au fil des pages, des liens de plus en plus forts, qui allègent la douleur, et peut-être même lui donnent une signification. À sa manière, par petites phrases qui ont l’air de ne rien dire mais qui, mises l’une derrière l’autre, finissent par dessiner un réel poignant, Éric Holder met un monde en place et nous touche.
Plus brièvement, les dix nouvelles d’On dirait une actrice, puisées dans quatre recueils parus au Dilettante (la même filière que celle suivie par un autre auteur Flammarion dont on parle beaucoup, Vincent Ravalec), proposent autant de personnages de femmes. Elles aussi sont très précisément mises en scène, avec leurs soucis quotidiens et leurs grandes aspirations contrariées. De petits riens qui font les rêves surdimensionnés, mais dont on a besoin pour continuer à vivre.
Ce recueil de nouvelles est, pour les lecteurs qui ne connaissent pas l’univers d’Éric Holder, une jolie porte d’entrée.

On connaît l’extrême sensibilité avec laquelle Éric Holder, en véritable sismographe de l’être humain, montre dans ses romans l’évolution des personnages qu’il y fait vivre. L’ange de Bénarès, L’homme de chevet et Mademoiselle Chambon, sans parler des nombreux ouvrages à diffusion plus restreinte publiés au Dilettante, l’ont progressivement imposé comme l’un des écrivains capables de faire beaucoup avec peu de moyens. Une langue simple et des situations peu spectaculaires lui suffisent amplement pour baliser un monde où des émotions retenues bouleversent cependant en profondeur la vie des êtres et leur donnent une épaisseur peu commune.
Dans Bienvenue parmi nous, il pose d’emblée les données de départ – et la principale dès les deux premières lignes : « Ce fut peu avant la date anniversaire de ses soixante-deux ans que Taillandier prit la décision de se suicider. » Très vite, on apprend qu’il est un peintre célèbre. Ses toiles ont une grande valeur marchande mais il a conservé les quatre dernières, vers lesquelles il retourne souvent, les contemplant comme le meilleur de ce qu’il a pu réaliser au sommet de son art. Ensuite, il ne pouvait plus que s’arrêter, à défaut de progresser encore. C’était il y a sept ans et, depuis, il mène une existence tranquille, en compagnie d’Alice, la femme de sa vie, peut-être la seule à se souvenir de son prénom – Philippe.
Taillandier n’est pas ce qu’on peut appeler un désespéré. Il vit avec ses problèmes cardiaques sans leur accorder trop d’importance. Mais il préfère choisir lui-même le jour et l’heure, ainsi que la méthode. Il n’a pas envie de finir diminué et considère la question de son suicide comme une issue honorable, en harmonie avec les soixante-deux années qui l’auront précédé. « Il s’était posé la question sans émotion, sans effroi, presque avec sympathie. Tu ne crois pas que le moment est venu, vieux ? » Le voilà donc à mettre son départ au point. Il ne tient pas à faire souffrir Alice et décide de lui laisser un espoir afin qu’elle ne sombre pas. Il achète un fusil de chasse, apprend à s’en servir pour être sûr de ne pas se rater, loue une voiture et se prépare à accomplir son destin dans une obscure forêt d’Ardenne, loin de chez lui (il vit dans le Sud). On mettra du temps à retrouver le corps, le temps pour Alice de s’habituer à son absence.
Il lui reste aussi à boucler honorablement son passage parmi les vivants, sans avoir l’air de faire ses adieux. Une grande fête, avec leurs deux enfants, pour son anniversaire fournira cette occasion. En même temps, sous prétexte de besoins d’argent pour boursicoter, il confie ses quatre dernières toiles à son fils, à charge pour lui de les vendre au mieux et d’en répartir les bénéfices.
L’organisation est trop parfaite pour qu’un grain de sable ne s’y glisse pas. Le grain de sable s’appelle Daniella et a quinze ans et demi. Alice l’a recueillie parce que sa mère l’avait jetée hors de chez elle et lui a proposé de rester un peu avec eux, histoire de trouver une aire de calme, assez longtemps pour se remettre de ses émotions. Des habitudes s’installent, Daniella devient une sorte de petite-fille qui partage avec Taillandier ses visites au village où il va quotidiennement acheter ses journaux. Elle y prend ses points de repère, y noue un flirt provisoire et le peintre à la retraite considère cette adolescente comme l’image de la vie même – mais sans se le dire vraiment, c’est plutôt une idée qui naît en lui hors de toute conscience, et qui se transformera, d’un coup, en évidence.
Cela arrive au moment où Taillandier, parvenu au terme de ses préparatifs, est parti vers le destin qu’il s’est tracé, un peu après Daniella qui a besoin d’aller retrouver sa mère. Leur rencontre, sur la route, est toute de hasard, mais un hasard qui désormais infléchit le parcours de l’homme fatigué et lui rend, avec la responsabilité qu’il se sent vis-à-vis de Daniella, une énergie nouvelle.
Le reste va de soi. Éric Holder en fait une sorte de dérive positive au bout de laquelle, bien sûr, surgira la lumière.
Bienvenue parmi nous est un roman du bonheur. Quand tout paraît être derrière soi, il se trouve encore de bonnes raisons d’exister. Et, vraiment, lisant ceci, on se dit qu’il n’y a pas de honte à être heureux.

La correspondante (réédition, 2002)
Lentement séduit par une de ses lectrices, le narrateur de ce roman s’appelle Éric Holder. Geneviève Bassano lui a écrit d’abondance avant qu’il accepte de la rencontrer à l’occasion d’une animation dans une bibliothèque. Puis l’intimité se fait de plus en plus grande et on ne se demande même pas s’ils deviennent amants, tant c’est évident, bien que le narrateur glisse discrètement sur les faits. Mais l’écrivain est une sorte de sauvage, qui boit et ne se promène jamais sans sa musette équipée pour lui permettre de dormir dans la nature ou dans la rue. Le charme de la relation ne peut durer qu’un temps. On peut se demander : à quoi bon ? Si ce n’était pour écrire un livre, qui n’est pas vraiment le meilleur d’Éric Holder et qui pourtant donne le vertige tant le narrateur (ou l’auteur ?) s’y met en danger.

La baïne (2007)
Les romans d’Éric Holder sont très souvent implantés dans des lieux imprégnés par les faits qui s’y sont déroulés autrefois et qui sont inscrits dans la mémoire des habitants autant que dans les paysages eux-mêmes. Ici, à Soulac, sur une plage du Médoc, Valérie s’est noyée. Elle n’était pas seule. Celui qui l’accompagnait n’était ni son mari, ni son fils. On en tire les conclusions qu’on veut. Pour la plupart de ceux qui la connaissaient, les choses sont claires, cela s’appelle un adultère. Pour Anne-So, Manou et Sandrine, les meilleures amies de Valérie, il s’agissait surtout de la perte d’une des leurs. La vie continue, la blessure reste présente en elles.
Sandrine, pourtant, aura la mémoire courte. Elle aussi va tomber sous le charme d’un homme, découvrir le plaisir de tromper son mari, aller nager avec son amant à la baïne…
Le scénario, où le présent se superpose au passé à quelques nuances près, est très prévisible. Ce n’est donc pas de ce côté qu’il faut chercher l’originalité du livre. Mais plutôt dans les détails. Comment Sandrine, tout emplie d’une nouvelle vitalité amoureuse, fait rejaillir cette énergie sur sa vie professionnelle, et même dans sa famille. Comment les habitants de Soulac – quelques-uns d’entre eux, du moins –, attachés à une parodie de pureté locale, traitent l’amant de Sandrine. Comment, encore, le mari de celle-ci réagit quand il apprend la trahison, en passant d’un calcul froid à une colère bouillante…
Tout sonne vrai dans les élans et les rebuffades. Et la même histoire sans cesse recommencée avec d’autres personnages, en d’autres lieux, se raconte sur une musique nouvelle. Celle des mots d’un écrivain qui travaille la phrase en demi-teinte, sans hausser le ton. En mineur, pourrait-on dire.
Certes, on pourrait reprocher à Éric Holder de ne pas se renouveler vraiment. Mais c’est le propre des créateurs de creuser sans cesse le même sillon. Et, puisque ce sillon reste très agréable à suivre, nous ne lui ferons pas ce reproche.

Bella ciao (2009)
Deux pages, d’entrée, introduisent le sentiment trompeur d’une totale sérénité, voire même du bonheur. Éric Holder tutoie son personnage qui file en vélo avant le lever du jour. Les odeurs et les sons nous sont donnés dans l’instant, comme autant de cadeaux précieux. C’est l’hiver. Les cheminées fument. Les oiseaux chantent. Le cycliste se rend à la scierie où il travaille. Huit heures pour un maigre salaire. Mais un salaire quand même. À la page suivante, on comprend combien c’est essentiel. « Je n’avais plus travaillé depuis des années, passées à boire. » Et combien aussi la sérénité induite par le début a dû être le résultat d’un combat mené contre soi-même, parce que Myléna, après trente-trois ans de vie commune, a dit pour la première fois : « J’en ai assez. » Alors, il a voulu mourir. Et a survécu. Comme une nouvelle chance, une nouvelle donne, peut-être même une vie mieux réglée, loin de ses préoccupations du temps où il était écrivain et, surtout, plongeait dans l’alcool à défaut de trouver encore en lui la force de rester debout.
Bella ciao est l’histoire d’une dérive et d’une possible résurrection. C’est aussi une chanson, dont voici la traduction : « Un matin je me suis réveillé / Adieu la belle, adieu la belle, adieu la belle, adieu, adieu / Un matin je me suis réveillé / J’ai trouvé l’envahisseur. » Quand les paroles surviennent en italien, le roman touche à son terme. Il y aura encore un coup de gueule entre hommes, histoire de marquer le coup, ou de dessiner un territoire.
Mais, comme souvent chez Éric Holder, le récit n’est pas l’essentiel. Il y a, dans ses livres, plus de contemplation que de mouvement. Une attention portée aux choses simples dont la plupart des autres écrivains font l’économie, et qui sont pour lui le sel même de la vie. Si son personnage travaille le bois après avoir raboté les mots, c’est bien parce que la matière et les gestes ont aussi un sens. Et fournissent à l’homme une raison d’être.
Dit de cette manière, cela peut sembler un rien moralisateur. En réalité, pas du tout : dans sa quête obstinée de la simplicité, Holder obtient une sorte d’évidence. Aucune théorie ne vient gâcher le sentiment d’être au plus près de celui qui recommencera à écrire. La gueule de bois s’est presque effacée. Et rien n’est jamais tout à fait perdu définitivement. D’ailleurs, les premiers mots du livre reviennent plus loin, quand renaît le goût des phrases. La pirouette n’a rien de gratuit, elle s’impose dans la structure du roman. Celui-ci est assemblé comme une marqueterie où chaque pièce est à sa place, indispensable pour faire tenir l’ensemble. Et, sous les apparences de la banalité, ce livre nous parle de choses importantes.

Le marché de Carri, florissant en saison, est le fief de Forgeaud, homme clé de la commune et racketteur en chef. En louant un emplacement pour vendre leurs bijoux fantaisie (une fantaisie de bon goût), Bruno et Jeanne ne mesurent pas le défi qu’ils lancent à un système bien ordonné. Et dont tout le monde, au fond, se satisfait. Le pire étant que Forgeaud, devant la beauté de Jeanne, s’est juré de « l’avoir ». Il n’a pas mieux mesuré la capacité de résistance du couple, qui s’installe avec des forces neuves en rempart inattendu de la loi.

Supposons qu’en été, fatigué de la plage, ou bien en hiver, coincé sur la presqu’île battue par la pluie, vous décidiez de visiter un endroit insolite dont on vous a parlé. Au milieu de la forêt, une librairie d’occasion, une bouquinerie dont les bacs, à l’entrée, semblent n’attirer la convoitise que des chevreuils, des corbeaux. On vous en aura parlé puisqu’aucune indication ne la signale, aucune publicité, pas de panneau.

jeudi 15 novembre 2018

Goncourt et Renaudot des Lycéens

C'était le jour des lycéens et de leurs prix. Le Goncourt des jeunes, forcément très attendu, va à David Diop pour Frères d'âme, un roman dont je vous parlais dès le 22 août - et vous avez été 1.206, si les statistiques de Google ont quelque chose à voir avec la vérité, à lire cette note de blog. Les autres, allez-y!
J'avoue que j'avais un faible pour Adeline Dieudonné et son premier roman, La vraie vie. Je l'avais d'ailleurs appelée avant-hier pour lui faire raconter sa tournée des lycées dans le cadre de la préparation du Goncourt des Lycéens. Tournée à la dernière date de laquelle elle avait été fêtée - c'était son anniversaire! Les lecteurs du Soir ont lu cela hier ou ce matin.
Adeline et ses fans se consoleront avec le Renaudot des Lycéens, qui n'avait été précédé d'aucun tapage mais dont a appris, quelques minutes avant l'annonce du Goncourt des Lycéens, qu'il allait à... La vraie vie. Un livre sur lequel j'avais publié (toujours dans Le Soir) l'article qui suit. C'était le 1er septembre, le roman n'avait pas encore reçu le Prix du roman Fnac, il n'était pas encore en tête des meilleures ventes, ce qu'il allait faire ensuite...


Nous ne l’avions pas vue venir. Les signes étaient pourtant là. Adeline Dieudonné a été primée par la Fédération Wallonie-Bruxelles pour une nouvelle, Amarula, un joli tour de passe-passe amoureux et mortel. Une autre nouvelle, Seule dans le noir, moment de solitude face à une hécatombe, a été publiée chez Lamiroy qui l’a accueillie aussi dans des ouvrages collectifs – dont Femmes des années 2020, qui paraît ces jours-ci. « Klaxon » ne dure qu’un instant, lourd d’une drague pesante. Ajoutons-y le mordant d’un monologue qu’elle a joué seule en scène, Bonobo Moussaka.
Si vous l’aviez manquée jusqu’ici, rassurez-vous. On ne parle plus que d’elle, un peu comme d’Amélie Nothomb en 1992 quand elle a sorti Hygiène de l’assassin – et en compagnie de qui Adeline Dieudonné se retrouvera la semaine prochaine dans La grande librairie. Son premier roman, La vraie vie, vient de recevoir le Prix Première Plume. La version audio, enregistrée par elle-même, est en bonne voie. Les traductions sont annoncées en Italie, en Angleterre, aux Etats-Unis. Le Livre de poche a acheté les droits. On en passe. « Le milieu me fait un accueil de dingue », nous disait-elle.
La vraie vie est un roman qui ne ressemble à aucun autre, cruel et jubilatoire, délirant et malgré tout conduit d’une main sûre vers un inévitable drame, dans une famille au sein de laquelle on ne voudrait pas vivre mais qu’il est plaisant de côtoyer sur papier.
Il devenait nécessaire d’en savoir plus, elle a donc répondu à nos questions.
L’atmosphère familiale de « La vraie vie » est effrayante. Les parents ont installé un rapport de forces déséquilibré et à sens unique dans lequel les enfants cherchent les moyens d’exister. Avez-vous construit cela un peu à la fois ou le schéma est-il arrivé d’un bloc ?
Non, ça s’est construit au fur et à mesure. J’anticipe très peu en écrivant, mes personnages se dessinent et se révèlent en cours de route. D’ailleurs je me laisse souvent surprendre par leurs réactions, ce qui est assez jouissif pour moi.
L’héroïne invente des histoires, pour ses marionnettes mais, au fond, surtout pour elle-même. Vous ressemble-t-elle ? La fiction est-elle une porte de sortie ? Mais la réalité ne revient-elle pas toujours en boomerang ?
Oui, il y a un parallèle avec moi c’est évident. Pendant que j’écris ou pendant que je lis, je me soustrais un peu à la réalité. Après, non, elle ne revient pas en boomerang. L’écriture crée un champ de force autour de moi qui me permet d’appréhender le réel avec un tout petit peu plus de distance. C’est pour ça que j’aime écrire le matin, parce que le champ de force reste plus ou moins actif pendant la journée.
Et puis c’est aussi une purge. Le mot n’est pas très joli, désolée, mais c’est vraiment ça. C’est un espace qui me permet de sortir mes émotions négatives et d’en faire quelque chose.
Pour les enfants, il est indispensable, semble-t-il, d’échapper au père, pour avoir une chance de survivre. Gilles est trop petit, sa sœur doit donc prendre les choses en mains. Aussi parce qu’elle est, comme femme en devenir, plus responsable ?
Je ne pense pas que les femmes soient plus responsables que les hommes. Non, je crois simplement qu’on peut avoir cette perception parce que tout est raconté de son point de vue à elle. Et oui, peut-être que son statut d’aînée joue aussi. Mais je n’en suis même pas certaine. C’est juste qu’elle l’aime, comme on choisit d’aimer quelqu’un pour des raisons qui nous échappent toujours un peu, à mon avis. C’est irrationnel. Elle a cette façon d’aimer, qui est presque de l’ordre de la loyauté. Et puis, elle protège le faible, ce qui la différencie de son père.
Le sommet du roman, si on ne dit rien de la fin, est peut-être la nuit de la chasse, quand la narratrice est désignée par son père pour être la proie traquée par les hommes. Le symbole de ce qu’est souvent la femme dans la société ?
Alors, je n’ai pas cherché à démontrer quoi que ce soit. Mais a posteriori, je crois qu’il y a de ça, oui. C’est juste que je suis une femme et que j’écris de mon point de vue. Par contre, ce que j’aime chez mon héroïne, c’est sa façon de refuser ce statut de proie, tout en refusant également de devenir un prédateur. En fait, elle refuse simplement cette vision binaire prédateur/proie. Pour elle, la réalité est plus complexe, plus riche. Et c’est la connaissance qui lui permet d’accéder à ce niveau de conscience. Elle n’accepte pas qu’on réduise ses alternatives, elle reste créative par rapport à ce qu’elle veut faire de sa vie. Le tout, avec une certaine forme de candeur, qui est sa force colossale.
L’état de la société vous révolte-t-elle ? Cela semble se traduire dans plusieurs nouvelles (« Seule dans le noir » ou « Klaxon »), se renforcer dans « Bonobo Moussaka » et surtout dans le roman…
Ah oui, c’est évident. C’est probablement dans Bonobo Moussaka que je l’exprime de la façon la plus frontale parce que cette révolte a été le moteur de mon écriture, mais oui, je suis enragée. Et, même si je n’en ai pas été consciente pendant l’écriture de La vraie vie, peut-être que le personnage du père incarne ce qui me révolte et m’effraie le plus : la logique binaire.  Pour lui, on est une proie ou un prédateur. Il le dit : « c’est manger ou être mangé ».
Alors qu’on est confrontés à des problèmes complexes: on est plus de sept milliards d’êtres humains sur terre, c’est complexe. Chacun devrait avoir accès à la sécurité, à l’eau, à la nourriture, aux soins médicaux, tout en préservant le reste du monde vivant, sans lequel les générations futures ne survivront pas, c’est complexe. Qu’on soit incapables de s’organiser correctement pour que tout ça fonctionne, c’est une chose. Mais qu’on regarde les victimes jour après jour en se persuadant que c’est une fatalité ou en désignant de faux coupables, c’est au mieux de l’ignorance, au pire du cynisme. Ici en Belgique, je pourrais pardonner au gouvernement une certaine dose de maladresse et de désorganisation. Mais si on prend l’exemple de l’accueil des réfugiés, pour ne citer que celui-là, on tombe juste dans la brutalité binaire et primitive. J’ai honte. Et je suis inquiète pour l’avenir. Mais il y a aussi des voix qui s’élèvent, plus évoluées, plus nuancées, plus humaines. Des gens qui agissent. Donc j’imagine que tout n’est pas encore perdu.

vendredi 28 septembre 2018

Prix littéraires, le point après les premières sélections

Ils sont venus, ils sont tous là - pas les romans de la rentrée, dont beaucoup sont en train de s'effacer, mais les jurés des prix littéraires qui ont rendu leur copie afin d'établir les premières sélections.
Ne parlons que des romans français, les romans étrangers et les essais tardent un peu, c'est toujours le cas, à rassembler les dernières forces éparpillées sur 50 titres si l'on tient compte des six prix les mieux installés dans le temps: Académie française, Femina, Médicis, Goncourt, Renaudot et Interallié. 74 ouvrages si on y ajoute les sélections de quatre prix plus jeunes mais appartenant déjà à la tradition: Flore, Décembre, Jean Giono, Wepler/Fondation La Poste. A raison de 8 à 17 titres, selon les appétits des différents jurys, cela commence à faire du monde. Où une hiérarchie s'installe, au moins dans les chiffres - quant à la qualité, c'est bien entendu une autre affaire.

Selon que l'on tient compte de six sélections ou de dix, les résultats varient. Sauf pour le livre le plus souvent cité, cinq fois (seulement par les jurys établis de longue date): Frère d'âme, de David Diop (Seuil). Différents commentaires s'efforcent de le faire passer pour un premier roman, je me demande d'ailleurs pourquoi (quel intérêt?) puisque David Diop avait publié, en 2012, 1889, l'Attraction universelle. Il y était question d'un groupe de Sénégalais venus à Paris pour l'Exposition universelle et incités à devenir les attractions d'un cirque bordelais. Publié à L'Harmattan, l'ouvrage était, forcément, passé presque inaperçu - cet éditeur publie trop, avec trop peu de discernement. Mais ce n'est pas une raison pour dire que ce premier roman n'existe pas, comme s'il avait été vulgairement autoédité chez Amazon, par exemple...

Cité quatre fois par les jurys traditionnels, Le lambeau, de Philippe Lançon (Gallimard) fait figure de favori pour tous les prix (mais il n'en aura probablement qu'un) qui ont retenu ce livre paru en avril: Femina, Médicis, Renaudot et Interallié. Il est le seul dans ce cas, d'autres auteurs ne se hissent à son niveau (du nombre de sélections) qu'avec l'apport des autres jurys. Emmanuelle Bayamack-Tam (Arcadie, chez P.O.L.), Michaël Ferrier (François, portrait d'un absent, chez Gallimard), Stéphane Hoffmann (Les belles ambitieuses, chez Albin Michel) et Thomas B. Reverdy (L'hiver du mécontentement, chez Flammarion). Que du bon, ceci dit - mais je n'ai pas lu Les belles ambitieuses.

Trois fois nommés, Ça raconte Sarah, de Pauline Delabroy-Allard (Minuit), Federica Ber, de Mark Greene (Grasset), Maîtres et esclaves, de Paul Greveillac (Gallimard), L'ère des suspects, de Gilles Martin-Chauffier (Grasset) et Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu (Actes Sud), complètent le petit peloton de tête qui ira rétrécissant au fil des semaines - et dès la semaine prochaine, où s'annoncent en rafale les deuxièmes sélections des prix Jean Giono, Goncourt, Médicis et Femina. Je suivrai cela pour vous, à très vite.