dimanche 27 janvier 2019

La mort d’Éric Holder


Un style épuré, une approche en biais des émotions profondes qui ne se manifestent qu’en sourdine, une grande prudence dans les rapports entre hommes et femmes – ce qui caractérise l’œuvre d’Éric Holder, dont on vient d’apprendre la mort à l’âge de 59 ans, peut s’énoncer en quelques mots. Mais ceux-ci n’épuisent pas la grâce et le charme qui habitent la trentaine de livres qu’il a donnés depuis 1984, d’abord au Dilettante auquel il allait rester fidèle tout en publiant ses romans chez Flammarion avant de passer au Seuil (avec un bref détour par Grasset).
J’ai dû lire une dizaine de ses livres et écrire sur ceux-ci, je reviens donc sur ce parcours de lecture qui épouse imparfaitement la chronologie de la bibliographie (car des rééditions au format de poche trouvent place au moment de leur parution) et j’ajoute, pour le plaisir de goûter son style au plus près, le premier paragraphe de La belle n’a pas sommeil, que je n’ai malheureusement pas eu le temps de lire l’année dernière. Je le regrette vivement.

Duo forte (1989)
Le premier roman d’Éric Holder, Manfred ou l’hésitation, présentait d’évidentes qualités que l’on retrouve, magnifiées, dans ce livre bref et tendu qui tient du début à la fin une mélodie enchanteresse qui tient notamment à la personnalité des deux personnages principaux.
Maurice, quarante-deux ans, presque clochard – il vit dans une baraque et boit beaucoup –, est accordéoniste. À la terrasse d’un bistrot, il rencontre, un soir, Dino, guitariste, plus jeune. Ils sont tous les deux très doués et fous de musique. C’est cela qui les rapproche d’abord, mais ils ont aussi une femme en commun : Reine, qui a disparu il y a quelque temps, et à la recherche de laquelle ils partent sous l’impulsion de Dino. Maurice en sait plus long que lui, mais il se tait, laissant son compagnon à sa quête, ne tentant que mollement de l’en décourager.
C’est Maurice qui raconte. En réalité, même s’il n’est pas le professionnel, la vedette de la musique, c’est lui qui mène toujours le jeu. Jusqu’au bout, il exerce un pouvoir réel bien que discret sur leur histoire devenue commune.
Un rythme soutenu mène le lecteur à travers un roman qui va vite, parce qu’il révèle des pans entiers d’un passé dont on ne connaissait rien avant la première ligne, et qui se constitue comme une vie entière dévoilée dans sa signification profonde. Avec l’apparence de la superficialité et de la légèreté, Éric Holder touche aux secrets intimes de plusieurs êtres, et il arrive que cette musique prenne des tons déchirants…

Dans Mademoiselle Chambon, il est question d’une institutrice – dont le nom fait le titre du livre – et d’Antonio, un maçon d’origine portugaise. On est à Montmirail, Marne, 51. Ils ne se seraient peut-être jamais rencontrés si Antonio n’avait eu, avec sa femme Anne-Marie, un fils qui se trouve dans la classe de mademoiselle Chambon. Un jour, Anne-Marie malade, Antonio va lui-même chercher Kevin à l’école, avec un peu de retard. « Elle n’avait fait aucun reproche – bien au contraire, essayant d’adoucir le retard, arguant qu’elle avait le temps, et qu’elle était ravie de rencontrer le père de Kevin. Pourquoi avait-il fallu que celui-ci baissât les yeux, et qu’il répondît en s’excusant ? »
Cette rencontre est la petite graine qui donne naissance au roman, parce qu’elle s’enracine dans les regards et dans les cœurs, d’abord à peine présente, puis de plus en plus envahissante, au point de faire rêver aussi bien Antonio que mademoiselle Chambon – on peut dire, maintenant, qu’elle se prénomme Véronique, mais qu’elle aurait préféré Laure. Aucun des deux ne sait exactement ce qui arrive, Anne-Marie observe les événements avec un certain étonnement, et la vie suit son train.
Antonio et Véronique ne sont pas très audacieux. Ils s’enfoncent dans une fascination mutuelle qui ne les mène nulle part mais les active beaucoup de l’intérieur. Quelques habitudes changent, des parcours géographiques dérapent vers une plus grande proximité, c’est à peu près tout. Un léger tremblement qui suffit bien, pourtant, à faire une histoire vraie et pleine, attachante comme il en est peu, parce qu’elle a l’air si vraie…
« Que s’était-il passé ?
Et la réponse était : rien. »
Mais, entre le début et la fin, le grand fracas presque silencieux de vies qui se sont croisées.

L’homme de chevet et On dirait une actrice (rééditions, 1997)
Depuis Mademoiselle Chambon, qui a séduit l’an dernier, Éric Holder a un peu changé de statut : d’écrivain apparemment réservé à un petit cercle de lecteurs, il est devenu une sorte de phénomène porté par un bouche-à-oreille très favorable, et, du coup, ses livres précédents reviennent à la surface.
À commencer par L’homme de chevet, publié en 1995 et qui avait déjà provoqué une sorte de frémissement collectif.
L’argument est aussi simple qu’inhabituel : un homme vient, quotidiennement, tenir compagnie à Muriel, tétraplégique. Le corps souffrant et l’homme compassionnel… Ce couple étrange noue, au fil des pages, des liens de plus en plus forts, qui allègent la douleur, et peut-être même lui donnent une signification. À sa manière, par petites phrases qui ont l’air de ne rien dire mais qui, mises l’une derrière l’autre, finissent par dessiner un réel poignant, Éric Holder met un monde en place et nous touche.
Plus brièvement, les dix nouvelles d’On dirait une actrice, puisées dans quatre recueils parus au Dilettante (la même filière que celle suivie par un autre auteur Flammarion dont on parle beaucoup, Vincent Ravalec), proposent autant de personnages de femmes. Elles aussi sont très précisément mises en scène, avec leurs soucis quotidiens et leurs grandes aspirations contrariées. De petits riens qui font les rêves surdimensionnés, mais dont on a besoin pour continuer à vivre.
Ce recueil de nouvelles est, pour les lecteurs qui ne connaissent pas l’univers d’Éric Holder, une jolie porte d’entrée.

On connaît l’extrême sensibilité avec laquelle Éric Holder, en véritable sismographe de l’être humain, montre dans ses romans l’évolution des personnages qu’il y fait vivre. L’ange de Bénarès, L’homme de chevet et Mademoiselle Chambon, sans parler des nombreux ouvrages à diffusion plus restreinte publiés au Dilettante, l’ont progressivement imposé comme l’un des écrivains capables de faire beaucoup avec peu de moyens. Une langue simple et des situations peu spectaculaires lui suffisent amplement pour baliser un monde où des émotions retenues bouleversent cependant en profondeur la vie des êtres et leur donnent une épaisseur peu commune.
Dans Bienvenue parmi nous, il pose d’emblée les données de départ – et la principale dès les deux premières lignes : « Ce fut peu avant la date anniversaire de ses soixante-deux ans que Taillandier prit la décision de se suicider. » Très vite, on apprend qu’il est un peintre célèbre. Ses toiles ont une grande valeur marchande mais il a conservé les quatre dernières, vers lesquelles il retourne souvent, les contemplant comme le meilleur de ce qu’il a pu réaliser au sommet de son art. Ensuite, il ne pouvait plus que s’arrêter, à défaut de progresser encore. C’était il y a sept ans et, depuis, il mène une existence tranquille, en compagnie d’Alice, la femme de sa vie, peut-être la seule à se souvenir de son prénom – Philippe.
Taillandier n’est pas ce qu’on peut appeler un désespéré. Il vit avec ses problèmes cardiaques sans leur accorder trop d’importance. Mais il préfère choisir lui-même le jour et l’heure, ainsi que la méthode. Il n’a pas envie de finir diminué et considère la question de son suicide comme une issue honorable, en harmonie avec les soixante-deux années qui l’auront précédé. « Il s’était posé la question sans émotion, sans effroi, presque avec sympathie. Tu ne crois pas que le moment est venu, vieux ? » Le voilà donc à mettre son départ au point. Il ne tient pas à faire souffrir Alice et décide de lui laisser un espoir afin qu’elle ne sombre pas. Il achète un fusil de chasse, apprend à s’en servir pour être sûr de ne pas se rater, loue une voiture et se prépare à accomplir son destin dans une obscure forêt d’Ardenne, loin de chez lui (il vit dans le Sud). On mettra du temps à retrouver le corps, le temps pour Alice de s’habituer à son absence.
Il lui reste aussi à boucler honorablement son passage parmi les vivants, sans avoir l’air de faire ses adieux. Une grande fête, avec leurs deux enfants, pour son anniversaire fournira cette occasion. En même temps, sous prétexte de besoins d’argent pour boursicoter, il confie ses quatre dernières toiles à son fils, à charge pour lui de les vendre au mieux et d’en répartir les bénéfices.
L’organisation est trop parfaite pour qu’un grain de sable ne s’y glisse pas. Le grain de sable s’appelle Daniella et a quinze ans et demi. Alice l’a recueillie parce que sa mère l’avait jetée hors de chez elle et lui a proposé de rester un peu avec eux, histoire de trouver une aire de calme, assez longtemps pour se remettre de ses émotions. Des habitudes s’installent, Daniella devient une sorte de petite-fille qui partage avec Taillandier ses visites au village où il va quotidiennement acheter ses journaux. Elle y prend ses points de repère, y noue un flirt provisoire et le peintre à la retraite considère cette adolescente comme l’image de la vie même – mais sans se le dire vraiment, c’est plutôt une idée qui naît en lui hors de toute conscience, et qui se transformera, d’un coup, en évidence.
Cela arrive au moment où Taillandier, parvenu au terme de ses préparatifs, est parti vers le destin qu’il s’est tracé, un peu après Daniella qui a besoin d’aller retrouver sa mère. Leur rencontre, sur la route, est toute de hasard, mais un hasard qui désormais infléchit le parcours de l’homme fatigué et lui rend, avec la responsabilité qu’il se sent vis-à-vis de Daniella, une énergie nouvelle.
Le reste va de soi. Éric Holder en fait une sorte de dérive positive au bout de laquelle, bien sûr, surgira la lumière.
Bienvenue parmi nous est un roman du bonheur. Quand tout paraît être derrière soi, il se trouve encore de bonnes raisons d’exister. Et, vraiment, lisant ceci, on se dit qu’il n’y a pas de honte à être heureux.

La correspondante (réédition, 2002)
Lentement séduit par une de ses lectrices, le narrateur de ce roman s’appelle Éric Holder. Geneviève Bassano lui a écrit d’abondance avant qu’il accepte de la rencontrer à l’occasion d’une animation dans une bibliothèque. Puis l’intimité se fait de plus en plus grande et on ne se demande même pas s’ils deviennent amants, tant c’est évident, bien que le narrateur glisse discrètement sur les faits. Mais l’écrivain est une sorte de sauvage, qui boit et ne se promène jamais sans sa musette équipée pour lui permettre de dormir dans la nature ou dans la rue. Le charme de la relation ne peut durer qu’un temps. On peut se demander : à quoi bon ? Si ce n’était pour écrire un livre, qui n’est pas vraiment le meilleur d’Éric Holder et qui pourtant donne le vertige tant le narrateur (ou l’auteur ?) s’y met en danger.

La baïne (2007)
Les romans d’Éric Holder sont très souvent implantés dans des lieux imprégnés par les faits qui s’y sont déroulés autrefois et qui sont inscrits dans la mémoire des habitants autant que dans les paysages eux-mêmes. Ici, à Soulac, sur une plage du Médoc, Valérie s’est noyée. Elle n’était pas seule. Celui qui l’accompagnait n’était ni son mari, ni son fils. On en tire les conclusions qu’on veut. Pour la plupart de ceux qui la connaissaient, les choses sont claires, cela s’appelle un adultère. Pour Anne-So, Manou et Sandrine, les meilleures amies de Valérie, il s’agissait surtout de la perte d’une des leurs. La vie continue, la blessure reste présente en elles.
Sandrine, pourtant, aura la mémoire courte. Elle aussi va tomber sous le charme d’un homme, découvrir le plaisir de tromper son mari, aller nager avec son amant à la baïne…
Le scénario, où le présent se superpose au passé à quelques nuances près, est très prévisible. Ce n’est donc pas de ce côté qu’il faut chercher l’originalité du livre. Mais plutôt dans les détails. Comment Sandrine, tout emplie d’une nouvelle vitalité amoureuse, fait rejaillir cette énergie sur sa vie professionnelle, et même dans sa famille. Comment les habitants de Soulac – quelques-uns d’entre eux, du moins –, attachés à une parodie de pureté locale, traitent l’amant de Sandrine. Comment, encore, le mari de celle-ci réagit quand il apprend la trahison, en passant d’un calcul froid à une colère bouillante…
Tout sonne vrai dans les élans et les rebuffades. Et la même histoire sans cesse recommencée avec d’autres personnages, en d’autres lieux, se raconte sur une musique nouvelle. Celle des mots d’un écrivain qui travaille la phrase en demi-teinte, sans hausser le ton. En mineur, pourrait-on dire.
Certes, on pourrait reprocher à Éric Holder de ne pas se renouveler vraiment. Mais c’est le propre des créateurs de creuser sans cesse le même sillon. Et, puisque ce sillon reste très agréable à suivre, nous ne lui ferons pas ce reproche.

Bella ciao (2009)
Deux pages, d’entrée, introduisent le sentiment trompeur d’une totale sérénité, voire même du bonheur. Éric Holder tutoie son personnage qui file en vélo avant le lever du jour. Les odeurs et les sons nous sont donnés dans l’instant, comme autant de cadeaux précieux. C’est l’hiver. Les cheminées fument. Les oiseaux chantent. Le cycliste se rend à la scierie où il travaille. Huit heures pour un maigre salaire. Mais un salaire quand même. À la page suivante, on comprend combien c’est essentiel. « Je n’avais plus travaillé depuis des années, passées à boire. » Et combien aussi la sérénité induite par le début a dû être le résultat d’un combat mené contre soi-même, parce que Myléna, après trente-trois ans de vie commune, a dit pour la première fois : « J’en ai assez. » Alors, il a voulu mourir. Et a survécu. Comme une nouvelle chance, une nouvelle donne, peut-être même une vie mieux réglée, loin de ses préoccupations du temps où il était écrivain et, surtout, plongeait dans l’alcool à défaut de trouver encore en lui la force de rester debout.
Bella ciao est l’histoire d’une dérive et d’une possible résurrection. C’est aussi une chanson, dont voici la traduction : « Un matin je me suis réveillé / Adieu la belle, adieu la belle, adieu la belle, adieu, adieu / Un matin je me suis réveillé / J’ai trouvé l’envahisseur. » Quand les paroles surviennent en italien, le roman touche à son terme. Il y aura encore un coup de gueule entre hommes, histoire de marquer le coup, ou de dessiner un territoire.
Mais, comme souvent chez Éric Holder, le récit n’est pas l’essentiel. Il y a, dans ses livres, plus de contemplation que de mouvement. Une attention portée aux choses simples dont la plupart des autres écrivains font l’économie, et qui sont pour lui le sel même de la vie. Si son personnage travaille le bois après avoir raboté les mots, c’est bien parce que la matière et les gestes ont aussi un sens. Et fournissent à l’homme une raison d’être.
Dit de cette manière, cela peut sembler un rien moralisateur. En réalité, pas du tout : dans sa quête obstinée de la simplicité, Holder obtient une sorte d’évidence. Aucune théorie ne vient gâcher le sentiment d’être au plus près de celui qui recommencera à écrire. La gueule de bois s’est presque effacée. Et rien n’est jamais tout à fait perdu définitivement. D’ailleurs, les premiers mots du livre reviennent plus loin, quand renaît le goût des phrases. La pirouette n’a rien de gratuit, elle s’impose dans la structure du roman. Celui-ci est assemblé comme une marqueterie où chaque pièce est à sa place, indispensable pour faire tenir l’ensemble. Et, sous les apparences de la banalité, ce livre nous parle de choses importantes.

Le marché de Carri, florissant en saison, est le fief de Forgeaud, homme clé de la commune et racketteur en chef. En louant un emplacement pour vendre leurs bijoux fantaisie (une fantaisie de bon goût), Bruno et Jeanne ne mesurent pas le défi qu’ils lancent à un système bien ordonné. Et dont tout le monde, au fond, se satisfait. Le pire étant que Forgeaud, devant la beauté de Jeanne, s’est juré de « l’avoir ». Il n’a pas mieux mesuré la capacité de résistance du couple, qui s’installe avec des forces neuves en rempart inattendu de la loi.

Supposons qu’en été, fatigué de la plage, ou bien en hiver, coincé sur la presqu’île battue par la pluie, vous décidiez de visiter un endroit insolite dont on vous a parlé. Au milieu de la forêt, une librairie d’occasion, une bouquinerie dont les bacs, à l’entrée, semblent n’attirer la convoitise que des chevreuils, des corbeaux. On vous en aura parlé puisqu’aucune indication ne la signale, aucune publicité, pas de panneau.

1 commentaire:

  1. Une fois encore, sans la clope, Eric Holder serait encore parmi nous.... Pas un média n'en parle : le tabac reste tabou, et on ne profite jamais de ces morts pour rappeler la nocivité de la clope... Ah, s'ils'agissait d'amiante, de plomb, de glyphosate, les journalistes monteraient au créneau !..Mais là, ils ne mouftent pas ! Pas un commentaire rien ! On fait l'autruche ! Près de 80 000 morts chaque année en France à cause du tabac ! Il en faut encore combien pour qu'on ose en parler ?...

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