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samedi 14 décembre 2019

C’était Nicole de Buron

Test matinal, peut-être rude pour un samedi : Nicole de Buron, qui vient de mourir à l’âge respectable de 90 ans, ça vous dit quelque chose ? Si vous regardiez (trop, toujours trop) la télévision dans les années soixante, peut-être avez-vous vu les 39 épisodes du feuilleton Les saintes chéries ? Nicole de Buron en avait écrit le scénario et les dialogues, elle avait aussi travaillé pour le cinéma avec l’oubliable (?) Gérard Pirès d’Erotissimo. Et publié un paquet de livres qui recoupent parfois le reste de son travail. Ainsi Les saintes chéries, dont voici, pour donner le ton, le premier paragraphe.
L’Homme ouvre un œil. Le referme. Se retourne. Se rendort. Passent cinq minutes. Ce silence vous réveille complètement. Vous appelez : « Chéri ? » L’Homme pousse un long gémissement et se cache sous les couvertures. Vous vous levez alors en soupirant et vous allez préparer le petit déjeuner. Lorsque vous revenez, l’Homme est assis sur le lit, les cheveux en broussaille, les yeux gonflés, l’air hagard. Il bâille à se décrocher la mâchoire. Vous inspectez sa gorge et vérifiez qu’il n’a pas d’angine.
Malgré cela, vous savez ce que c’est (ou non), l’insistance amicale ou pesante d’attaché(e)s de presse qui se moquant pas mal de savoir si vous appréciez ou pas les livres de l’autrice qu’elles vous apportent sous le bras, repas compris (et un de plus si nécessaire, offert par la Compagnie des Bateaux Mouches fondée par le mari de Nicole de Buron – corruption ? je m’interroge encore), –, fit que j’ai non seulement lu mais aussi croisé Nicole de Buron. Ce qui, en trois articles, donna ceci.

C’est quoi, ce petit boulot ? (1989)

Nicole de Buron découpe en tranches la vie d’une femme, accompagnée de son mari, de son travail, de ses deux filles. La recette est simple mais efficace, elle l’a prouvé déjà dans quelques livres qu’on a trouvés, au moment de leur parution, en grosses piles dans les librairies. Celui-ci n’échappe pas à la règle. Et pourtant, le lisant, on se dit que la recette est bien usée…
« Petite Chérie » – ne pas confondre avec « Fille Aînée » – passe son bac, hourrah ! et s’invente de petits boulots pour la durée des vacances… qui se prolongeront au hasard des rencontres et des projets. C’est le règne de la débrouillardise, quitte à taper maman d’un coup de main ou d’une lessive si c’est nécessaire. Passe encore pour le sujet, on en a vu d’autres, et de pires.
Mais le ton ! l’écriture ! Une sorte de langage parlé qui résumerait tous les tics de l’époque. Le genre de vocabulaire qui sera démodé dans six mois, si ce n’est déjà fait. À force de vouloir à tout prix garder le contact avec la jeunesse, Nicole de Buron tombe souvent dans le ridicule. Mais on nous dit qu’il ne tue plus…

Où sont mes lunettes ? (1991)

Nicole de Buron rit haut : au restaurant, il est difficile de la rater. Le comble : ce n’est même pas pour se faire remarquer, c’est tout simplement parce qu’elle n’a aucune raison de se retenir quand elle est en joie. Et cela lui arrive souvent. Elle semble, du moins, davantage portée sur l’humour que sur la haute philosophie. Et, si elle passe des pages et des pages à raconter, dans ses romans, des malheurs quotidiens qui pourraient être les siens, c’est sans s’apitoyer. Toujours, elle rebondit sur les moindres problèmes pour essayer de faire rire les autres aussi. Cela marche plus ou moins bien. Parce qu’il lui arrive, dans son souci d’utiliser tous les moyens possibles pour le faire, d’aller trop loin – à notre goût –, de tomber dans la complaisance au lieu de rester dans la caricature.
C’est ainsi que nous avions trouvé son roman précédent, C’est quoi, ce petit boulot ?, particulièrement irritant à force d’adopter des tics de langage « jeune » qui ne lui allaient pas du tout. Elle ne se fâche pas vraiment quand on lui dit cela, mais elle se défend quand même vivement, expliquant que c’était un portrait-charge d’une certaine jeunesse. Admettons. Comme on peut admettre qu’à une certaine époque les films d’éducation sexuelle n’étaient pas des films pornographiques parce qu’ils ne montraient des choses alors immontrables que sous prétexte culturel…
Bref, Où sont mes lunettes ? est un livre plutôt plaisant sur le thème de l’âge qui rattrape une personne ne s’y attendant pas le moins du monde. Parce qu’elle reçoit un document très officiel lui annonçant qu’il sera bientôt temps de penser à rassembler ses documents pour bénéficier de la retraite de la sécurité sociale, la narratrice, écrivain, revient sur quelques épisodes de son passé. L’âge n’est qu’un prétexte à parler d’autre chose, et en particulier d’amour. Puisque c’est cela, la grande affaire du personnage principal !
Roman à caractère très autobiographique, Où sont mes lunettes ? n’est cependant pas tout à fait fidèle à ce qu’a été la vie de Nicole de Buron : « Par exemple, je n’ai pas de fils », dit-elle avec malice, sachant bien que ceux qui la connaissent l’y reconnaîtront malgré ce camouflage minimum.
Les lecteurs qui n’auront pas eu l’occasion de rire quelques heures avec elle auront, pour leur part, une petite surprise : comme il s’agit, d’une certaine manière, d’un livre-bilan, tout n’y est pas raconté sur le ton de la plaisanterie.
« C’est la première fois que j’essaie d’écrire un livre où je ne suis pas tout le temps en train de rigoler. Je l’ai voulu comme ça, plus sérieux, mais j’ai eu un mal de chien. Au fond, je crois que je me suis dévoilée… »
Tant mieux. Sur le même genre de sujet (« sérieux »), Hervé Bazin écrit avec L'École des pères un pensum là où Nicole de Buron choisit la politesse de l’humour.
Quant à prévoir la suite, c’est une autre histoire. Il est question d’une pièce de théâtre pour Brialy, d’un rôle qu’elle a écrit pour Muriel Robin – « Ce que j’aime, c’est le café-théâtre ! » –, mais pas trop de cinéma : « J’aime mieux écrire des livres. On est plus libre. »

Mais t’as-tout-pour-être-heureuse ! (1996)

Nicole de Buron, comme beaucoup d’auteurs populaires, est venue à la Foire du livre de Bruxelles pour la réédition, chez Belgique Loisirs, d’un livre paru il y a quelque temps : Arrête ton cinéma !, qui avait reçu le grand prix de l’humour.
Elle vient aussi de publier un nouveau roman : Mais t’as-tout-pour-être-heureuse ! L’histoire d’une déprime, ce qui n’a, en soi, rien de comique.
« C’est drôle après », dit-elle, et elle le prouve. Elle n’est cependant pas de ceux qui peuvent rire de tout : « La mort d’un enfant ne me fait pas rire, pas davantage que les petits Rwandais qui ont des moignons à la place des jambes. »
La dépression, Nicole de Buron connaît, puisqu’elle est passée par là. « Mais je ne raconte pas ma dépression, je l’ai romancée. J’ai aussi demandé autour de moi, aux autres, comment s’était passée leur déprime. » Cela donne une dépression exemplaire, avec le passage par tous les épisodes classiques. Comme chaque fois qu’elle aborde un sujet, Nicole de Buron ne s’est donc pas contentée de son expérience, mais s’est documentée : « J’ai lu Styron, Daninos, des ouvrages spécialisés. » Sans doute, quand elle devra relire ce livre, pour l’une ou l’autre obligation professionnelle, connaîtra-t-elle la même impression qu’avec les autres : « Je ne sais plus ce que j’ai vécu et ce que j’ai inventé. »
Plusieurs choses ressemblent cependant à ce qu’elle a vraiment connu. Ainsi, l’incompréhension de son mari : « Mon mari ne croit pas à la dépression. Je raconte souvent des choses fausses, mais, là, c’est vrai. La déprime, pour lui, ce sont des histoires de magazines de bonnes femmes… »
Elle qui écrit tous les jours, de 5 heures à midi, a aussi connu, comme elle le raconte, la panne totale pendant cette période. « Ne plus pouvoir rien faire, et surtout ne plus pouvoir écrire, c’est une véritable douleur. Je vais toujours mal quand mon travail va mal. »
Restait, une fois sortie de cet état, à décider d’en faire un livre drôle. Cela a pris un certain temps.
« Quand on est dedans ou quand on en sort, on n’a pas du tout envie de rigoler. Et puis, plusieurs années après, c’est venu comme une explosion. C’est la première fois que j’écris un livre si vite. Pourtant, il représentait un défi pour moi. En outre, il faut savoir que quinze pour cent des Français sont déprimés et que, parmi eux, il y a deux femmes sur trois personnes atteintes. »
D’ailleurs, Nicole de Buron reçoit un courrier de lecteurs qui est surtout un courrier de lectrices. « Souvent, elles sont moroses, tristes, elles me racontent leurs malheurs. Et elles me disent : vous nous faites du bien, vos livres devraient être remboursés par la sécurité sociale. J’ai donc décidé d’écrire un livre pour les faire rire. C’est comme si je leur offrais un antidépresseur. »
Les humoristes sont souvent des gens tristes, c’est un lieu commun qui revient plusieurs fois dans le roman. Or Nicole de Buron paraît avoir joyeux caractère. Serait-elle l’exception ? Ne nous y trompons pas : « J’ai un tempérament anxieux », affirme-t-elle. Admettons. Admettons aussi qu’elle a tendance à fuir, habituellement, les gens déprimés : « Ma mère était dépressive et, quand j’étais adolescente, elle s’appuyait beaucoup sur moi. C’était très lourd à porter… »

mercredi 11 décembre 2019

Emma Becker, prix Roman des étudiants France Culture-Télérama

Pour un mensuel culturel français, un journaliste rencontre Emma Becker. Il remarque chez elle une « discrète absence de soutien-gorge ». Il est question du troisième roman de l’autrice, La Maison. Curieuse entrée en matière ? Oui. Déplacée ? Pas sûr : le livre raconte deux années de la vie d’Emma Becker dans un bordel de Berlin.
Une expérience de certaines limites de la sexualité dans le but avoué (pas sur le lieu de l’activité) d’écrire sur le sujet, en connaissance de cause. Une démarche plus consciente que chez d’autres femmes ayant pratiqué et raconté la prostitution, pensons à Grisélidis Réal ou à Nelly Arcan. On la rapprochera plutôt, au risque de faire bondir quelques âmes pures, des six mois pendant lesquels Florence Aubenas a cherché du travail en demandeuse d’emploi anonyme pour écrire Le quai de Ouistreham. La journaliste citait des exemples antérieurs : « un Américain blanc est devenu noir, un Allemand blond est devenu turc, un jeune Français s’est transformé en SDF, une femme des classes moyennes en pauvre, et je dois en oublier. » En voici donc une nouvelle version, sur un autre terrain.
Il y a de l’audace à s’y lancer. Emma Becker n’est pas une débutante, ses premiers romans, Mr. et Alice, l’ont plongée dans le grand bain de la littérature. Il était déjà question de relations entre femmes et hommes – dans les deux cas, l’homme était plus âgé que la femme et la possibilité d’une autofiction était proposée. S’agissait-il d’une initiation nécessaire avant de tâter l’eau de l’autre grand bain de la prostitution ? (Elle précise souvent sa légalité en Allemagne, ce qui évacue, sinon le point de vue moral, au moins quelques autres questions.) Peut-être. Mais ses collègues, dont elle fait des portraits souvent attachants, n’ont pas toutes franchi les étapes préliminaires…
« Ma vie, c’est d’écrire, alors je peux bien faire semblant pendant quelques mois encore d’être une pute – et si des mecs comme le Grec y croient, c’est que je suis une bonne actrice », glisse-elle, et pourquoi ne pas la suivre ? Les scènes réalistes sont nombreuses, elles n’écartent ni les aspects les plus glauques ni la possibilité de moments agréables. Il est vrai qu’après une période passée dans un bordel moins reluisant que la Maison à laquelle elle s’attache, elle bénéficie de conditions idéales pour une pratique bienveillante. Il s’agit, au fond, de prendre soin de ses semblables, par le sexe, affirme-t-elle.
Mais alors, pourquoi, comme une de ses copines qui avait lu une première version du texte, l’avons-nous trouvé « très triste » ? En partie, sans doute, à cause de la surabondance de sperme et d’autres humeurs corporelles, que la vie sociale ignore et qui renvoient à une condition naturelle pas si joyeuse qu’on le voudrait. Mais aussi parce qu’il impossible de se défaire de l’idée qu’au fond, non, décidément, si tolérant qu’on soit, cette condition n’est ni enviable ni même acceptable. Le livre aura au moins servi à conclure ainsi.

dimanche 27 janvier 2019

La mort d’Éric Holder


Un style épuré, une approche en biais des émotions profondes qui ne se manifestent qu’en sourdine, une grande prudence dans les rapports entre hommes et femmes – ce qui caractérise l’œuvre d’Éric Holder, dont on vient d’apprendre la mort à l’âge de 59 ans, peut s’énoncer en quelques mots. Mais ceux-ci n’épuisent pas la grâce et le charme qui habitent la trentaine de livres qu’il a donnés depuis 1984, d’abord au Dilettante auquel il allait rester fidèle tout en publiant ses romans chez Flammarion avant de passer au Seuil (avec un bref détour par Grasset).
J’ai dû lire une dizaine de ses livres et écrire sur ceux-ci, je reviens donc sur ce parcours de lecture qui épouse imparfaitement la chronologie de la bibliographie (car des rééditions au format de poche trouvent place au moment de leur parution) et j’ajoute, pour le plaisir de goûter son style au plus près, le premier paragraphe de La belle n’a pas sommeil, que je n’ai malheureusement pas eu le temps de lire l’année dernière. Je le regrette vivement.

Duo forte (1989)
Le premier roman d’Éric Holder, Manfred ou l’hésitation, présentait d’évidentes qualités que l’on retrouve, magnifiées, dans ce livre bref et tendu qui tient du début à la fin une mélodie enchanteresse qui tient notamment à la personnalité des deux personnages principaux.
Maurice, quarante-deux ans, presque clochard – il vit dans une baraque et boit beaucoup –, est accordéoniste. À la terrasse d’un bistrot, il rencontre, un soir, Dino, guitariste, plus jeune. Ils sont tous les deux très doués et fous de musique. C’est cela qui les rapproche d’abord, mais ils ont aussi une femme en commun : Reine, qui a disparu il y a quelque temps, et à la recherche de laquelle ils partent sous l’impulsion de Dino. Maurice en sait plus long que lui, mais il se tait, laissant son compagnon à sa quête, ne tentant que mollement de l’en décourager.
C’est Maurice qui raconte. En réalité, même s’il n’est pas le professionnel, la vedette de la musique, c’est lui qui mène toujours le jeu. Jusqu’au bout, il exerce un pouvoir réel bien que discret sur leur histoire devenue commune.
Un rythme soutenu mène le lecteur à travers un roman qui va vite, parce qu’il révèle des pans entiers d’un passé dont on ne connaissait rien avant la première ligne, et qui se constitue comme une vie entière dévoilée dans sa signification profonde. Avec l’apparence de la superficialité et de la légèreté, Éric Holder touche aux secrets intimes de plusieurs êtres, et il arrive que cette musique prenne des tons déchirants…

Dans Mademoiselle Chambon, il est question d’une institutrice – dont le nom fait le titre du livre – et d’Antonio, un maçon d’origine portugaise. On est à Montmirail, Marne, 51. Ils ne se seraient peut-être jamais rencontrés si Antonio n’avait eu, avec sa femme Anne-Marie, un fils qui se trouve dans la classe de mademoiselle Chambon. Un jour, Anne-Marie malade, Antonio va lui-même chercher Kevin à l’école, avec un peu de retard. « Elle n’avait fait aucun reproche – bien au contraire, essayant d’adoucir le retard, arguant qu’elle avait le temps, et qu’elle était ravie de rencontrer le père de Kevin. Pourquoi avait-il fallu que celui-ci baissât les yeux, et qu’il répondît en s’excusant ? »
Cette rencontre est la petite graine qui donne naissance au roman, parce qu’elle s’enracine dans les regards et dans les cœurs, d’abord à peine présente, puis de plus en plus envahissante, au point de faire rêver aussi bien Antonio que mademoiselle Chambon – on peut dire, maintenant, qu’elle se prénomme Véronique, mais qu’elle aurait préféré Laure. Aucun des deux ne sait exactement ce qui arrive, Anne-Marie observe les événements avec un certain étonnement, et la vie suit son train.
Antonio et Véronique ne sont pas très audacieux. Ils s’enfoncent dans une fascination mutuelle qui ne les mène nulle part mais les active beaucoup de l’intérieur. Quelques habitudes changent, des parcours géographiques dérapent vers une plus grande proximité, c’est à peu près tout. Un léger tremblement qui suffit bien, pourtant, à faire une histoire vraie et pleine, attachante comme il en est peu, parce qu’elle a l’air si vraie…
« Que s’était-il passé ?
Et la réponse était : rien. »
Mais, entre le début et la fin, le grand fracas presque silencieux de vies qui se sont croisées.

L’homme de chevet et On dirait une actrice (rééditions, 1997)
Depuis Mademoiselle Chambon, qui a séduit l’an dernier, Éric Holder a un peu changé de statut : d’écrivain apparemment réservé à un petit cercle de lecteurs, il est devenu une sorte de phénomène porté par un bouche-à-oreille très favorable, et, du coup, ses livres précédents reviennent à la surface.
À commencer par L’homme de chevet, publié en 1995 et qui avait déjà provoqué une sorte de frémissement collectif.
L’argument est aussi simple qu’inhabituel : un homme vient, quotidiennement, tenir compagnie à Muriel, tétraplégique. Le corps souffrant et l’homme compassionnel… Ce couple étrange noue, au fil des pages, des liens de plus en plus forts, qui allègent la douleur, et peut-être même lui donnent une signification. À sa manière, par petites phrases qui ont l’air de ne rien dire mais qui, mises l’une derrière l’autre, finissent par dessiner un réel poignant, Éric Holder met un monde en place et nous touche.
Plus brièvement, les dix nouvelles d’On dirait une actrice, puisées dans quatre recueils parus au Dilettante (la même filière que celle suivie par un autre auteur Flammarion dont on parle beaucoup, Vincent Ravalec), proposent autant de personnages de femmes. Elles aussi sont très précisément mises en scène, avec leurs soucis quotidiens et leurs grandes aspirations contrariées. De petits riens qui font les rêves surdimensionnés, mais dont on a besoin pour continuer à vivre.
Ce recueil de nouvelles est, pour les lecteurs qui ne connaissent pas l’univers d’Éric Holder, une jolie porte d’entrée.

On connaît l’extrême sensibilité avec laquelle Éric Holder, en véritable sismographe de l’être humain, montre dans ses romans l’évolution des personnages qu’il y fait vivre. L’ange de Bénarès, L’homme de chevet et Mademoiselle Chambon, sans parler des nombreux ouvrages à diffusion plus restreinte publiés au Dilettante, l’ont progressivement imposé comme l’un des écrivains capables de faire beaucoup avec peu de moyens. Une langue simple et des situations peu spectaculaires lui suffisent amplement pour baliser un monde où des émotions retenues bouleversent cependant en profondeur la vie des êtres et leur donnent une épaisseur peu commune.
Dans Bienvenue parmi nous, il pose d’emblée les données de départ – et la principale dès les deux premières lignes : « Ce fut peu avant la date anniversaire de ses soixante-deux ans que Taillandier prit la décision de se suicider. » Très vite, on apprend qu’il est un peintre célèbre. Ses toiles ont une grande valeur marchande mais il a conservé les quatre dernières, vers lesquelles il retourne souvent, les contemplant comme le meilleur de ce qu’il a pu réaliser au sommet de son art. Ensuite, il ne pouvait plus que s’arrêter, à défaut de progresser encore. C’était il y a sept ans et, depuis, il mène une existence tranquille, en compagnie d’Alice, la femme de sa vie, peut-être la seule à se souvenir de son prénom – Philippe.
Taillandier n’est pas ce qu’on peut appeler un désespéré. Il vit avec ses problèmes cardiaques sans leur accorder trop d’importance. Mais il préfère choisir lui-même le jour et l’heure, ainsi que la méthode. Il n’a pas envie de finir diminué et considère la question de son suicide comme une issue honorable, en harmonie avec les soixante-deux années qui l’auront précédé. « Il s’était posé la question sans émotion, sans effroi, presque avec sympathie. Tu ne crois pas que le moment est venu, vieux ? » Le voilà donc à mettre son départ au point. Il ne tient pas à faire souffrir Alice et décide de lui laisser un espoir afin qu’elle ne sombre pas. Il achète un fusil de chasse, apprend à s’en servir pour être sûr de ne pas se rater, loue une voiture et se prépare à accomplir son destin dans une obscure forêt d’Ardenne, loin de chez lui (il vit dans le Sud). On mettra du temps à retrouver le corps, le temps pour Alice de s’habituer à son absence.
Il lui reste aussi à boucler honorablement son passage parmi les vivants, sans avoir l’air de faire ses adieux. Une grande fête, avec leurs deux enfants, pour son anniversaire fournira cette occasion. En même temps, sous prétexte de besoins d’argent pour boursicoter, il confie ses quatre dernières toiles à son fils, à charge pour lui de les vendre au mieux et d’en répartir les bénéfices.
L’organisation est trop parfaite pour qu’un grain de sable ne s’y glisse pas. Le grain de sable s’appelle Daniella et a quinze ans et demi. Alice l’a recueillie parce que sa mère l’avait jetée hors de chez elle et lui a proposé de rester un peu avec eux, histoire de trouver une aire de calme, assez longtemps pour se remettre de ses émotions. Des habitudes s’installent, Daniella devient une sorte de petite-fille qui partage avec Taillandier ses visites au village où il va quotidiennement acheter ses journaux. Elle y prend ses points de repère, y noue un flirt provisoire et le peintre à la retraite considère cette adolescente comme l’image de la vie même – mais sans se le dire vraiment, c’est plutôt une idée qui naît en lui hors de toute conscience, et qui se transformera, d’un coup, en évidence.
Cela arrive au moment où Taillandier, parvenu au terme de ses préparatifs, est parti vers le destin qu’il s’est tracé, un peu après Daniella qui a besoin d’aller retrouver sa mère. Leur rencontre, sur la route, est toute de hasard, mais un hasard qui désormais infléchit le parcours de l’homme fatigué et lui rend, avec la responsabilité qu’il se sent vis-à-vis de Daniella, une énergie nouvelle.
Le reste va de soi. Éric Holder en fait une sorte de dérive positive au bout de laquelle, bien sûr, surgira la lumière.
Bienvenue parmi nous est un roman du bonheur. Quand tout paraît être derrière soi, il se trouve encore de bonnes raisons d’exister. Et, vraiment, lisant ceci, on se dit qu’il n’y a pas de honte à être heureux.

La correspondante (réédition, 2002)
Lentement séduit par une de ses lectrices, le narrateur de ce roman s’appelle Éric Holder. Geneviève Bassano lui a écrit d’abondance avant qu’il accepte de la rencontrer à l’occasion d’une animation dans une bibliothèque. Puis l’intimité se fait de plus en plus grande et on ne se demande même pas s’ils deviennent amants, tant c’est évident, bien que le narrateur glisse discrètement sur les faits. Mais l’écrivain est une sorte de sauvage, qui boit et ne se promène jamais sans sa musette équipée pour lui permettre de dormir dans la nature ou dans la rue. Le charme de la relation ne peut durer qu’un temps. On peut se demander : à quoi bon ? Si ce n’était pour écrire un livre, qui n’est pas vraiment le meilleur d’Éric Holder et qui pourtant donne le vertige tant le narrateur (ou l’auteur ?) s’y met en danger.

La baïne (2007)
Les romans d’Éric Holder sont très souvent implantés dans des lieux imprégnés par les faits qui s’y sont déroulés autrefois et qui sont inscrits dans la mémoire des habitants autant que dans les paysages eux-mêmes. Ici, à Soulac, sur une plage du Médoc, Valérie s’est noyée. Elle n’était pas seule. Celui qui l’accompagnait n’était ni son mari, ni son fils. On en tire les conclusions qu’on veut. Pour la plupart de ceux qui la connaissaient, les choses sont claires, cela s’appelle un adultère. Pour Anne-So, Manou et Sandrine, les meilleures amies de Valérie, il s’agissait surtout de la perte d’une des leurs. La vie continue, la blessure reste présente en elles.
Sandrine, pourtant, aura la mémoire courte. Elle aussi va tomber sous le charme d’un homme, découvrir le plaisir de tromper son mari, aller nager avec son amant à la baïne…
Le scénario, où le présent se superpose au passé à quelques nuances près, est très prévisible. Ce n’est donc pas de ce côté qu’il faut chercher l’originalité du livre. Mais plutôt dans les détails. Comment Sandrine, tout emplie d’une nouvelle vitalité amoureuse, fait rejaillir cette énergie sur sa vie professionnelle, et même dans sa famille. Comment les habitants de Soulac – quelques-uns d’entre eux, du moins –, attachés à une parodie de pureté locale, traitent l’amant de Sandrine. Comment, encore, le mari de celle-ci réagit quand il apprend la trahison, en passant d’un calcul froid à une colère bouillante…
Tout sonne vrai dans les élans et les rebuffades. Et la même histoire sans cesse recommencée avec d’autres personnages, en d’autres lieux, se raconte sur une musique nouvelle. Celle des mots d’un écrivain qui travaille la phrase en demi-teinte, sans hausser le ton. En mineur, pourrait-on dire.
Certes, on pourrait reprocher à Éric Holder de ne pas se renouveler vraiment. Mais c’est le propre des créateurs de creuser sans cesse le même sillon. Et, puisque ce sillon reste très agréable à suivre, nous ne lui ferons pas ce reproche.

Bella ciao (2009)
Deux pages, d’entrée, introduisent le sentiment trompeur d’une totale sérénité, voire même du bonheur. Éric Holder tutoie son personnage qui file en vélo avant le lever du jour. Les odeurs et les sons nous sont donnés dans l’instant, comme autant de cadeaux précieux. C’est l’hiver. Les cheminées fument. Les oiseaux chantent. Le cycliste se rend à la scierie où il travaille. Huit heures pour un maigre salaire. Mais un salaire quand même. À la page suivante, on comprend combien c’est essentiel. « Je n’avais plus travaillé depuis des années, passées à boire. » Et combien aussi la sérénité induite par le début a dû être le résultat d’un combat mené contre soi-même, parce que Myléna, après trente-trois ans de vie commune, a dit pour la première fois : « J’en ai assez. » Alors, il a voulu mourir. Et a survécu. Comme une nouvelle chance, une nouvelle donne, peut-être même une vie mieux réglée, loin de ses préoccupations du temps où il était écrivain et, surtout, plongeait dans l’alcool à défaut de trouver encore en lui la force de rester debout.
Bella ciao est l’histoire d’une dérive et d’une possible résurrection. C’est aussi une chanson, dont voici la traduction : « Un matin je me suis réveillé / Adieu la belle, adieu la belle, adieu la belle, adieu, adieu / Un matin je me suis réveillé / J’ai trouvé l’envahisseur. » Quand les paroles surviennent en italien, le roman touche à son terme. Il y aura encore un coup de gueule entre hommes, histoire de marquer le coup, ou de dessiner un territoire.
Mais, comme souvent chez Éric Holder, le récit n’est pas l’essentiel. Il y a, dans ses livres, plus de contemplation que de mouvement. Une attention portée aux choses simples dont la plupart des autres écrivains font l’économie, et qui sont pour lui le sel même de la vie. Si son personnage travaille le bois après avoir raboté les mots, c’est bien parce que la matière et les gestes ont aussi un sens. Et fournissent à l’homme une raison d’être.
Dit de cette manière, cela peut sembler un rien moralisateur. En réalité, pas du tout : dans sa quête obstinée de la simplicité, Holder obtient une sorte d’évidence. Aucune théorie ne vient gâcher le sentiment d’être au plus près de celui qui recommencera à écrire. La gueule de bois s’est presque effacée. Et rien n’est jamais tout à fait perdu définitivement. D’ailleurs, les premiers mots du livre reviennent plus loin, quand renaît le goût des phrases. La pirouette n’a rien de gratuit, elle s’impose dans la structure du roman. Celui-ci est assemblé comme une marqueterie où chaque pièce est à sa place, indispensable pour faire tenir l’ensemble. Et, sous les apparences de la banalité, ce livre nous parle de choses importantes.

Le marché de Carri, florissant en saison, est le fief de Forgeaud, homme clé de la commune et racketteur en chef. En louant un emplacement pour vendre leurs bijoux fantaisie (une fantaisie de bon goût), Bruno et Jeanne ne mesurent pas le défi qu’ils lancent à un système bien ordonné. Et dont tout le monde, au fond, se satisfait. Le pire étant que Forgeaud, devant la beauté de Jeanne, s’est juré de « l’avoir ». Il n’a pas mieux mesuré la capacité de résistance du couple, qui s’installe avec des forces neuves en rempart inattendu de la loi.

Supposons qu’en été, fatigué de la plage, ou bien en hiver, coincé sur la presqu’île battue par la pluie, vous décidiez de visiter un endroit insolite dont on vous a parlé. Au milieu de la forêt, une librairie d’occasion, une bouquinerie dont les bacs, à l’entrée, semblent n’attirer la convoitise que des chevreuils, des corbeaux. On vous en aura parlé puisqu’aucune indication ne la signale, aucune publicité, pas de panneau.

jeudi 13 décembre 2018

Entre ici, Michel Houellebecq...


Livres Hebdo l'a dit - on a donc tendance à le croire -, la rentrée littéraire d'hiver, soit un peu moins de 500 romans, est tout entière suspendue à la sortie d'un livre dont, jusqu'à ces derniers jours, on ne connaissait que le nom de l'auteur - Michel Houellebecq, ça vous dit quelque chose? - et la date de mise en vente - le 4 janvier, soit en dehors des jours habituels où les nouveautés garnissent les tables des libraires. Ce vendredi-là, il n'y en aura donc que pour Sérotonine, couverture encore à venir et titre presque aussi réjouissant que si Amélie Nothomb était à la manœuvre.
Chimie et biologie étant, chez Houellebecq, de la famille des questions de société, on s'attend à un débat passionné à défaut d'être argumenté sur un livre qu'on imagine formaté pour faire parler de lui. A moins que Sérotonine, hypothétique personnage féminin, soit la sœur de Subutex, personnage masculin qui s'est imposé chez les lecteurs et à l'académie Goncourt, tout laisse croire à un de ces parallèles scientifico-philosophico-populo-sociologico-et tout ce que vous voudrez comme l'auteur aime les imposer à ses lecteurs désemparés - et souvent admiratifs car leur incompréhension ne peut être que le fruit d'une confrontation stérile avec une pensée trop élevée pour eux. A moins que le creux sur lequel résonne cette pensée fasse écho à quelques bribes porteuses d'évidences démontées, fracturées comme ces aliments dont L'Obs nous entretient cette semaine - la chimie est partout, au secours!
Non, non, je ne vais pas vous assommer d'autres réflexions inutiles sur un sujet encore trop flou. Car qu'est-ce qu'un titre? Une promesse? Voire...
Donc, Sérotonine. Et une jolie vue de cette héroïne moléculaire offerte par Wikipédia pour vous faire rêver, ou au moins patienter.

mercredi 14 novembre 2018

Prix Interallié : Thomas B. Reverdy

Il y a longtemps que Thomas B. Reverdy "tournait" autour d'un des grands prix traditionnels d'automne. Il n'a plus à attendre: le Prix Interallié vient de choisir son roman L'hiver du mécontentement.
Shakespeare l’a écrit dans Richard III : « Voici l’hiver de notre mécontentement », premiers mots du principal protagoniste de la pièce et que prononce, en V.O., Candice dans la version de la compagnie à laquelle elle appartient – que des filles ! L’hiver du mécontentement, citation à peine détournée, est le titre du nouveau roman de Thomas B. Reverdy et l’appellation donnée par le Sun à l’hiver 1978-1979, quand les grèves paralysaient la Grande-Bretagne.
Candice, dans les rues de Londres, n’est pas sur scène, et ce n’est pas encore l’hiver. Elle roule à toute allure sur son vélo de coursier et la description a tout d’un rêve que chacun aimerait faire. Elle est souveraine, maîtrise les gestes et le parcours, traverse la ville comme un décor construit dans le seul but de placer la cycliste dans la lumière d’un de ces projecteurs que l’on nomme poursuite…
Sa légèreté doublée par son travail de comédienne contraste avec la situation d’un pays qui a peur de tout, preuve de sa faiblesse : « L’Angleterre est une petite vieille qui n’a plus la force de rien. L’Angleterre est sur le déclin. » Heureusement (?), un personnage ne va pas tarder, dans la réalité et dans le roman, à manifester son ambition – et l’ambition de redresser la nation, on y vient.
Le théâtre est-il le miroir dans lequel s’observe la société ? Richard, écarté du pouvoir, veut le conquérir à tout prix. La salle où la compagnie répète est, un jour, réservée à la Royal Shakespeare Company qui débarque avec deux femmes, « dont une plus âgée, en tailleur très chic. » En saluant les filles qui sortent pour aller dans un café, elle « a dit en souriant qu’elle aussi, à sa manière, elle s’attaquait à Richard III. » Fille d’épicier, elle prend des cours de diction avec les comédiens de « la Royal ». Elle est chef du Parti conservateur, elle veut le pouvoir. Elle s’appelle Margaret Thatcher.
Jones, musicien, se désolera de voir le public, à la première de Richard III, applaudir la femme politique quand elle s’installera au balcon en compagnie de son mari : « C’est toujours un peu décevant de voir que les lettrés sont aussi grégaires que les autres. Qu’ils ont, autant que les autres, peur du pouvoir à ce point. » Mais Jones est un inadapté : « Si vous croyez en l’art, si vous savez lire, si vous aimez la musique, vous êtes foutu. Plus rien ne vous fait peur ni ne vous impressionne. On ne vous la fait plus. Et l’illusion s’effondre, comme dans un roman de science-fiction. Le rideau s’ouvre. »
Le goût du pouvoir est  donc sur scène et son envers, dans la salle. La peur du pouvoir passera bientôt dans la rue, sous la forme d’une lutte inégale que Thomas B. Reverdy résume, vers la fin du roman, en un abécédaire qui fournit le programme de Margaret Thatcher. A la dernière lettre, « Z comme Zero », le nombre d’emplois créés par la politique de la Première ministre, une citation d’un de ses premiers discours après son entrée en fonction : « Aujourd’hui, fini de rêver. » Tout est dit.

vendredi 5 octobre 2018

Serge Joncour, Prix Landerneau des lecteurs

Hier soir, comme c'était annoncé, a été attribué le Prix Landerneau des lecteurs, émanation des Espaces culturels Leclerc. C'est Serge Joncour, retenu aussi dans la plus récente sélection du Prix Jean Giono, qui l'obtient pour Chien-Loup (Flammarion), une des belles réussites de cette rentrée littéraire.
Le décor, dans le Lot, et même dans une partie ténébreuse, peu accessible du Lot, est splendide. Fascinant et effrayant à la fois.
Fascinant pour Lise, qui compte bien rencontrer dans la maison isolée qu'elle a trouvée le calme dont elle a besoin, loin du monde et des ondes néfastes qui envahissent le réseau de communications au milieu duquel on se trouve, qu'on le veuille ou non, dans les villes.
Franck est beaucoup moins convaincu: trois semaines sans Internet, et si ça se trouve il n'y aura ni bouilloire ni grille-pain, dans une maison dont il se demande bien quels avantages elle propose (ceux que voit Lise, pardi, selon d'autres valeurs), en tout cas pas la piscine, absente elle aussi, l'idée est insupportable - et son travail, alors? Il y est enchaîné à tel point qu'il ne se rend même plus compte.
Bon, Franck aime Lise, il est prêt à quelques concessions et les voilà donc en route, par un chemin pentu, vers le havre de paix, pourvu qu'à une distance raisonnable, quitte à égratigner la peinture de la voiture de location sur l'étroite voie d'accès, se trouve un point wifi.
Le décor a à peine changé depuis cent ans. C'était l'époque de la Grande Guerre, un Allemand peu désireux de faire la guerre, et qui voyageait avec ses animaux domptés, phénomènes de cirque, était resté dans les collines, apprivoisant leur sauvagerie comme il avait apprivoisé celle de bêtes peu faites a priori pour l'état domestique.
Un siècle a passé et le passé a laissé des traces. Une présence effrayante, celle d'un chien-loup, renvoie à l'Allemand et à ses créatures, les cages dans lesquelles il avait enfermé celles-ci sont toujours là, au milieu de nulle part, sans utilité désormais.
Bien qu'un autre usage puisse être envisagé, comme Franck le prévoit au départ d'une idée floue qui se précise, et qui ne promet rien de bon. Certes, "l'homme n'est pas le seul animal à être bestial" mais il est capable de battre quelques records sur l'échelle de la cruauté: "Quand la nourriture vient à manquer, l’homme devient plus sauvage que les bêtes. Les lions ne s’entretuent pas pour une proie, tandis que les hommes le feraient."
Le lecteur n'est pas au spectacle d'un cirque, il est au spectacle de la bêtise humaine. Il en vaut bien un autre quand le romancier est capable de le mettre brillamment en scène, et Serge Joncour l'est à coup sûr.

samedi 13 janvier 2018

Françoise Dorin, oui, bon...

Donc, Françoise Dorin, qui vient de mourir à 89 ans, avait écrit des chansons, des pièces de théâtre, avait été comédienne. Ah! elle avait publié des romans, aussi. Avec succès. Je n'ai jamais vraiment compris d'où venaient lectrices et lecteurs de Françoise Dorin. D'un autre monde que le mien, probablement. Et, pourtant, si, si, j'avais essayé de comprendre. Au moins jusqu'à il y a vingt ans, quand j'y ai finalement renoncé...

La Mouflette (1994)
Les grands-mères ne sont plus ce qu’elles étaient. Françoise Dorin a découvert cela quand elle a accueilli son petit-fils de six mois pendant un mois. Et elle a eu envie d’écrire un livre qui est devenu La Mouflette. Une grand-mère amoureuse, et qui ignore d’ailleurs qu’elle a une petite-fille, reçoit celle-ci presque par hasard, et le hasard ne lui laisse pas vraiment le choix : il faut bien qu’elle s’en occupe. Mais que devient sa vie amoureuse avec un homme épris de liberté ? Voilà la question, et la réponse tient en trois cents pages, parfois longuettes, mais qui se veulent toujours drôles.
Ce qui irrite le plus ici, c’est la manie qu’a la mamie de parler toute seule. Ou, plutôt, de tenir à Ophélie, le bébé braillard, de longs discours sur sa vie. Françoise Dorin nous assure qu’elle faisait la même chose : « Je lui racontais n’importe quelle bêtise et, de temps en temps, il avait de ces expressions… Comme s’il avait tout compris, ce qui était bien entendu impossible. » L’observation de faits réels ne se transpose cependant pas aisément dans un roman, car la grand-mère de La Mouflette a une fâcheuse tendance à prendre ces conversations au sérieux, trop pour qu’on les trouve naturelles. Mais enfin, il paraît que ça plaît, que le bouche-à-oreille autour de ce livre est bon, et même qu’il se vend. Allez donc comprendre…
D’un fait de société, la dramaturge et romancière fait un récit ficelé de manière certes très professionnelle, avec les rebondissements de la vie quotidienne, les aventures minuscules qui prennent, pour un bébé et celle qui en a la charge, des proportions énormes. La charge d’Ophélie paraît être un véritable travail à temps plein, comme le fut pour Françoise Dorin le séjour de son petit-fils. « J’ai perdu cinq kilos, mais j’ai gagné un livre », dit-elle avec une certaine fierté. D’accord, mais qu’y avons-nous gagné, nous ?
Même le beau Barth, le tombeur de ces dames, décidé à se ranger auprès de la jeune grand-mère, paraît irréel. Et pourtant ! Françoise Dorin connaît tout de sa vie, elle peut raconter des détails sur la manière dont il a été conçu par sa mère, une industrielle belge qui passa ensuite une petite annonce pour trouver un père convenable à son fils, lors d’une folle nuit d’amour en Martinique…
Voici un auteur qu’on a du plaisir à entendre raconter les histoires annexes de son roman, celles précisément qui ne s’y trouvent pas. Le pauvre lecteur, malheureusement, n’a droit qu’au reste : une démonstration qui se veut légère mais qui reste sur l’estomac.

Les vendanges tardives (1997)
Françoise Dorin plonge dans son temps. Une fois de plus. Une fois de plus, elle s’y noie, à force de vouloir insuffler à son roman une dose de sociologie à bon marché. Il paraît que ses lecteurs aiment ça. Il ne nous viendrait pas à l’idée de les en blâmer. Après tout, il vaut quand même mieux lire ses livres que de s’abrutir devant des sitcoms.
Voici donc la Châtain, la Brune et la Rouquine, 3 copines de 40 ans – du temps où elles avaient 20 ans, ce qui veut dire qu’elles ont maintenant, au moment où se déroule le roman, l’âge de la retraite…
« C’est une époque formidable à observer », dit Françoise Dorin. « Je suis entourée de mes contemporaines concernées par la retraite, alors que, toute ma vie, je n’ai eu que des femmes actives autour de moi. Et je constate ceci : à la retraite, dans un premier temps, on est content. Puis on commence à s’ennuyer. La leçon que j’en tire est celle-ci : il vaut mieux avoir des ennuis que de tomber dans l’ennui… »
Donc, les trois amies – peut-être faut-il dire ex-amies, parce que la vie les a, d’une certaine manière, séparées – ont choisi des chemins divergents. Elles jettent chacune, sur le parcours de l’autre, des regards mi-critiques mi-complaisants à travers lesquels elles aimeraient retrouver la complicité d’autrefois, ce qui donne lieu à une compétition d’un nouveau genre… Françoise Dorin se veut totalement de son époque, la nôtre : « La société d’aujourd’hui est passionnante, et il faut en faire partie pour la comprendre. » Mais la compréhension n’implique pas l’absence d’avis personnel : « Je suis une grande moraliste. »
Toujours de bonne humeur, cherchant à mettre en évidence les côtés positifs, Françoise Dorin veut voir la vie en rose. Il faut qu’on s’amuse ! Son côté Gentille Animatrice a tout pour irriter, forcément. D’autant que, mine de rien, elle lance quand même quelques flèches empoisonnées vers une part de l’humanité qui lui paraît moins reluisante. On rit jaune, à ces moments, en se demandant quelles intentions se masquent derrière…
Curieux, n’est-ce pas, comme la bonne humeur forcée (c’est une interprétation, bien sûr) de Françoise Dorin peut provoquer la mauvaise humeur ! Les vendanges tardives, on les fera sans nous, malgré un titre qui renvoie à des crus très intéressants.

jeudi 16 novembre 2017

Goncourt des Lycéen.ne.s : Alice Zeniter

Elle avait déjà reçu le Prix littéraire du Monde pour L'art de perdre, et je m'en étais réjoui (vous aviez lu, à ce moment, quelques passages que j'avais surlignés dans mon exemplaire). Je me réjouis donc à nouveau de voir Alice Zeniter lauréate du Goncourt des Lycéen.ne.s (j'aggrave mon cas, je sais) pour ce beau roman qui mérite, outre les lectrices et lecteurs déjà nombreux, une véritable attention. Et une bande rouge qui va bientôt déborder du livre, puisque le roman avait déjà obtenu le Prix des libraires de Nancy/Le Point.
Au journal Le Monde, qui venait de la choisir comme lauréate de son cinquième prix littéraire, Alice Zeniter disait entretenir avec ce type de récompense « un rapport, disons, fluctuant », un peu ennuyée par l’idée de compétition qui s’y glisse. Mais les prix littéraires se préoccupent peu des réticences des auteurs : tous les romans d’Alice Zeniter, même celui qu’elle a publié à 16 ans, en ont reçu. Le cinquième, L’art de perdre, vient de paraître à la rentrée, et en est déjà au deuxième, après le Prix des libraires de Nancy et des journalistes du Point, remis ce week-end lors du Livre sur la Place. Ce n’est peut-être pas fini, car son livre apparaît dans d’autres sélections, en particulier celles du Goncourt et du Renaudot.
L’art de perdre est le roman d’une famille qui s’est perdue et qui, à la troisième génération, tente de retrouver un sens au présent à travers le passé. Naïma, petite-fille d’Ali, ne sait pas grand-chose de ce qui est arrivé avant l’arrivée de son grand-père sur le sol français. Hamid, son père, n’est guère mieux informé. Une chape de silence pèse sur les années 1954 à 1962, celles de la Guerre d’Algérie, quand chacun devait, qu’il en ait envie ou non, choisir son camp. Sous la menace du FLN et sous celle de l’armée française, dans une insoutenable tension avec les voisins ou même les membres de la famille, Ali a cherché une protection : « Il fait le choix, se dira Naïma plus tard en lisant des témoignages qui pourraient être (mais qui ne sont pas) ceux de son grand-père, d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste. »
A l’indépendance, Ali se sent indésirable et en danger de mort, réussit à fuir avec les siens vers la France qui n’a pas vraiment envie de les accueillir et les parque dans un camp en attendant une illusoire solution. Harki, c’est-à-dire, vu d’Algérie, collaborateur du pouvoir qui vient d’être chassé, il n’en est pas moins, aux yeux d’un Français blessé d’une autre manière par les événements, un « crouille ». Du genre que n’aime pas un cafetier qui refuse de lui servir une bière malgré les médailles méritées lors de la bataille de Monte Cassino qu’Ali a pris soin de s’épingler sur la poitrine. Ce jour-là, un policier appelé par le tenancier pour dégager l’Arabe lui sauve la mise : il a combattu au même endroit. Mais, en sortant du bar où il a trinqué avec son compagnon d’armes, Ali sait qu’il n’y reviendra plus.
Riche propriétaire chassé par les circonstances, Ali est devenu un petit ouvrier soumis à ses chefs, acceptant sa nouvelle et peu enviable condition – bien obligé. Il n’en va pas de même pour Hamid, un de ses fils, à qui l’apprentissage de la langue française, l’enseignement et des amis permettent de refuser la résignation. D’autant que, laissé dans l’ignorance de ce qui s’est réellement passé en Algérie, il s’est coupé de ses origines. A propos des racines, il dit : « Les miennes, elles sont ici. Je les ai déplacées avec moi. C’est des conneries, ces histoires de racines. Tu as déjà vu un arbre pousser à des milliers de kilomètres des siennes ? Moi j’ai grandi ici alors c’est ici qu’elles sont. » Ici, c’est bien sûr la France.
Naïma, qui travaille dans une galerie d’art, est amenée à essayer de démêler tout ça et à comprendre, avant de se rendre en Algérie sur les traces d’un artiste que son patron, qui est aussi son amant, veut exposer. Le voyage ne se fera pas sans inquiétude. Elle s’est renseignée sur Wikipédia, elle est restée sur Internet pour lire les réactions haineuses qui pullulent dès qu’il est question de harkis, elle s’est plongée dans des livres. Il lui reste beaucoup de questions sans réponse.
Alice Zeniter n’évacue rien de la complexité du sujet, des contradictions qui habitent les personnages – Lalla, le vieux peintre qui rêve d’être enterré en Algérie mais ne l’avouera jamais ! On imagine aisément que, comme Naïma qui est probablement son double, elle a dû puiser dans une documentation sans fin, regarder des vieux films d’actualité, écouter les uns et les autres. De cette abondante récolte, elle a nourri un roman qui, bien au-delà des informations, est une masse de chair irriguée de sang, un organisme vivant dont on admire la perfection esthétique en même temps qu’on est gagné par les émotions qui le traversent.

mardi 7 novembre 2017

Grégoire Bouillier, Prix Décembre

Je le sentais venir, mais le temps manquait pour les 880 pages du Livre 1 du Dossier M, roman de Grégoire Bouillier paru chez Flammarion en août (la suite a été annoncée pour janvier), lauréat aujourd'hui du Prix Décembre.
Les trois ouvrages de la sélection finale disent tous "je", et abondamment, puisque Joann Sfar, avec Vous connaissez peut-être (Albin Michel), et Christophe Honoré, dans Ton père (Mercure de France), pratiquent le roman autobiographique, appelez-le autofiction si vous voulez, comme Grégoire Bouillier dont le livre, sa première partie en tout cas, est annoncé comme une histoire d'amour.
J'en suis malheureusement resté aux pages du début - la fin du Niveau 4 de la première partie, pour vous qui avez peut-être le livre sous les yeux. (Impossible de donner un numéro de page, je lis en numérique et le logiciel que j'utilise affiche la page 50 sur 2172, ce qui n'a pas grande signification.)
Une chose est certaine: ça donne envie. Décidé à ne pas manquer une occasion de prendre du plaisir à la lecture, je vais donc continuer cela sans tarder.

Le Prix du premier roman, car il pleut des lauriers toute la journée, couronne Ma reine, de Jean-Baptiste Andrea.
Shell, qu’on appelle ainsi à cause de son blouson, a douze ans et vit dans la station-service de ses parents. Il en a assez d’être traité comme un enfant. Il veut être un homme, faire la guerre, et part vers la montagne. Ses jours difficiles sont illuminés par la rencontre de Viviane, petite séductrice avide de tester son pouvoir. Shell, subjugué, croit tout ce qu’elle dit. C’est beau. Mais il y a du danger à suivre sa reine les yeux fermés.

mercredi 18 octobre 2017

La mort d'Hervé Prudon

Hervé Prudon est mort et ça ne lui va pas. Ça ne me plaît pas davantage mais, mon avis, tout le monde s'en moque - demandez à Jean-Patrick Manchette, romancier noir de sa génération bien plus tôt en allé...
Je l'avais lu bien avant d'écrire des articles ici ou là. Quand j'ai écrit des articles, j'ai continué à le lire. Il en reste ceci, que je dresse devant vous pour qu'on se souvienne de la sincérité parfois brutale de l'écrivain qu'il était.

Hervé Prudon est surtout connu comme auteur de polars, parmi lesquels Tarzan malade fait figure de référence. Il a aussi écrit d’autres livres qui, pour certains, donnent de lui une autre image. La femme du chercheur d’or, qui vient de paraître, n’a par exemple rien d’un polar. L’auteur, piètre Tarzan mais quand même malade, s’y met en scène dans une quête plus ou moins journalistique (plutôt moins que plus) des derniers orpailleurs de France.
Disons-le tout net, puisqu’il ne s’en cache pas, l’or en soi ne l’intéresse guère et le choix de ce sujet ne s’est imposé à lui que pour des raisons très privées : « J’ai épousé la fille d’un chercheur d’or, dont le livre paru il y a vingt ans a relancé l’orpaillage en France. Jean-Claude Le Faucheur est mort depuis. » La curiosité de Prudon ne s’est pas éteinte : « Je me suis demandé s’il restait des chercheurs d’or en France. Si j’avais épousé la fille d’un druide, j’aurais cherché des druides. »
Sans enthousiasme excessif, comme pour remplir un devoir familial, le voici donc paresseusement en route vers le Gard où il doit retrouver Janine, la deuxième femme de son beau-père. Après quelques détours autant géographiques qu’intérieurs, il arrive à pied-d’œuvre pour découvrir les motivations des chercheurs d’or. Ceux-ci ne rêvent plus guère de vivre grâce au produit de leurs tamisages. Une technique sophistiquée, et plus industrielle que l’image traditionnelle des pieds dans l’eau, de filtrage de sable avec des tapis, donne une meilleure récolte que dans les rivières. Encore n’est-ce pas vraiment suffisant pour constituer des revenus confortables. Les paillettes d’or sont donc recyclées en bijoux fantaisie, voire redistribuées dans les endroits où se tiennent des stages d’orpailleurs. Car, le mythe de l’or étant une des choses les mieux partagées au monde, le produit de sa quête est moins rentable que l’organisation du rêve…
Cette découverte, et quelques autres, procureraient sans doute bien des désillusions à un auteur qui serait parti la foi chevillée au corps. Hervé Prudon, lui, s’en moque. Il se contente de nous livrer, en chapitres brefs, les fruits de son voyage, de noter que tout le monde, ou presque, est bouddhiste ou a l’air de l’être, roule ses cigarettes, picole sec, vit dans un monde à côté du monde, sans y accorder d’importance. Sauf Janine, la gagnante, celle qui a gardé les pieds sur terre et reste peut-être le dernier vrai chercheur d’or, mais si peu dans les rivières…
Et puis, Prudon parle de lui autant que des autres, insuffle à son écriture une ironie vivifiante, et on partage avec un vif plaisir l’histoire de son enquête sans objet véritable.

J’ai 3 ans et pas toi (1999), Ouarzazate et mourir (réédition, 1999)
Hervé Prudon est d’abord connu comme auteur de roman noir, l’actualité éditoriale, nous y reviendrons, nous le rappelle d’ailleurs. Mais sa production la plus abondante reste, au jour d’aujourd’hui, celle de livres signés par d’autres. « Plusieurs occasions ont fait le larron, et j’ai été nègre, il y a une dizaine d’années, dans le genre autobiographique, parfois pour des personnes qui n’avaient rien à dire ni écrire », reconnaît-il dans sa préface. Alors, pour une fois, il fait le nègre pour une noble cause : écrire les Mémoires de Juliette, trois ans et qui n’en a pas, de mémoire.
Le livre est un curieux monologue à deux voix. Comme dans tous les souvenirs écrits par un nègre qui respecte son travail, il est écrit à la première personne. Mais, dans un habile jeu entre celle qui est censée parler et celui qui rédige sans que l’aide la première, il y a parfois des moments de révolte chez le personnage. Quand le nègre a tendance à tomber dans le jeu de mots, un de ses péchés mignons, par exemple. Et Papa, quelquefois, est saoul, ou il est triste… Allez comprendre cela, vous ! Forcément, quand on part du postulat : je ne me souviens de rien, alors je vais vite tout raconter avant d’oublier, comment voulez-vous que cela ne tourne pas à la fantaisie ?
J’ai 3 ans et pas toi. Na ! a-t-on envie d’ajouter, parce que le livre est plein de pieds de nez, d’histoires d’enfant pour lesquelles Hervé Prudon a sans doute dû puiser dans son antémémoire, et beaucoup observer. Il y a même des choses très graves, aux yeux d’un enfant de trois ans – trente-six mois plus neuf, pour être précis. Heureusement Léopold, le grand frère, est là pour remettre les choses en place, Léopold dit c’est pas grave alors c’est pas grave. D’ailleurs, c’est pas gravé dans la mémoire. C’est pire, petite Juliette : c’est écrit dans ton autobiographie non autorisée…
Est-ce pour le contraste ? On réédite Ouarzazate et mourir, soit le Poulpe en version Prudon. Le héros croit perdre Cheryl, sa coiffeuse bien-aimée, et manque en perdre la tête, jusqu’à devenir cynique et tourner presque tueur. Il voit Ouarzazate, mais ne meurt pas, bien sûr. Prudon ne pouvait pas faire ça aux auteurs qui avaient encore leurs aventures du Poulpe à écrire. Le personnage est terriblement désenchanté. Ailleurs, il n’est pas toujours joyeux-joyeux. Ici, il est franchement sinistre. Cela lui va bien, lui donne une certaine élégance à la Mamounia de Marrakech. Mais, rien à faire, il ne digère pas la mort de son vieil ami Tchang qui était devenu clochard et qu’on a retrouvé dans une chambre d’hôtel où il s’était envoyé en l’air, avec deux filles d’abord puis avec un revolver…
Il supporte encore moins sans doute ce qu’est devenu Leo, le troisième de la bande. C’était dans une autre vie, semble-t-il. Le Poulpe doit en posséder davantage qu’un chat. Celle-ci n’est pas la moins intéressante.

Banquise (réédition, 2009)
Hervé Prudon à ses débuts, avec son troisième roman publié en 1980. Un implacable rouleau de malheur qui compresse tout sur son passage dans la banlieue de Sainte-Mouise-sur-Dèche. Une écriture qui tourbillonne, virevolte, se brise, comme une danse désespérée. Des personnages au bord d’eux-mêmes, prêt à s’expulser de leur vie. Ou à en expulser d’autres, si besoin. Banquise est un festival de noirceur emballé sur un rythme délirant. Jean-Patrick Manchette avait aimé. Nous aussi.

jeudi 7 septembre 2017

Alice Zeniter, Prix littéraire du «Monde»

On aime les sujets forts, à la rédaction du Monde, surtout quand ils sont traités de belle manière. C'est le cas du roman d'Alice Zeniter, L'art de perdre, couronné hier. Je l'avais commencé, pas terminé, j'ai poursuivi et fini tôt ce matin, et je viens d'envoyer un article, qui devrait se retrouver dans la matinée sur le site du journal, au Soir. Je ne vais pas essayer de refaire tout autre chose rien que pour vous, d'autant que d'autres activités journalistiques me requièrent dans les heures qui viennent. Je ne vais pas non plus vous prêter mon exemplaire du livre. En revanche, je vous autorise à regarder par-dessus mon épaule et à voir les passages que j'ai surlignés au cours de ma lecture. Ces bribes ne sont bien sûr pas tout le roman, elle n'en sont peut-être même pas le reflet. Il y manque tout ce qui fait les qualités de L'art de perdre qui ne se développe pas par hasard sur plus de 500 pages. Il y manque aussi, souvent, le contexte. A vous de le reconstruire en lisant, cette fois l'intégralité du livre.
C’est pour eux, aussi, qu’Ali dépense et montre l’argent qu’il gagne. Leurs deux réussites se répondent, leurs deux exploitations aussi. Si l’un agrandit son hangar, l’autre rajoutera un étage au sien. Si l’un se munit d’un pressoir, l’autre se dotera d’un moulin. La nécessité et l’efficacité de ces nouvelles machines, de ces nouveaux espaces sont discutables. Mais Ali et les Amrouche s’en moquent : ce n’est pas avec la terre que dialoguent leurs achats – ils le savent bien – c’est avec la famille d’en face. Quelle richesse ne se mesure pas au dépit du voisin ?

On croit n’être pas en train de s’engager et pourtant, c’est ce qui arrive. Le langage joue une part importante. Les combattants du FLN par exemple, sont appelés tour à tour fellaghas et moudjahidines. Fellag, c’est le bandit de grand chemin, le coupeur de route, l’arpenteur des mauvaises voies, le casseur de têtes. Moudjahid, en revanche, c’est le soldat de la guerre sainte.

À l’école, Annie apprend que la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris.

Ali voudrait gifler son frère qui ne comprend rien. Il se force à rester calme (il refuse que la guerre pénètre aussi au sein de sa famille).

entre ces poussières, comme une pâte, comme du plâtre qui se glisserait dans les fentes, comme les pièces d’argent que l’on fond sur la montagne pour servir de montures aux coraux parfois gros comme la paume, il y a les recherches menées par Naïma plus de soixante ans après le départ d’Algérie qui tentent de donner une forme, un ordre à ce qui n’en a pas, n’en a peut-être jamais eu.

Tout le monde sait désormais que Youcef a pris le maquis.

Il fait le choix, se dira Naïma plus tard en lisant des témoignages qui pourraient être (mais qui ne sont pas) ceux de son grand-père, d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste.

Comment naît un pays ? Et qui en accouche ?

C’est ce qu’il souhaitait, au fond : que le pays disparaisse derrière lui 

Il n’a jamais demandé à son père ce que celui-ci avait fait pour que la famille se retrouve obligée de fuir l’Algérie

Ali hésite et puis, il lâche, tout à trac :
— Je suis devenu jayah.
C’est la première fois qu’il avoue ce sentiment. Il sait que, même si Mohand n’est pas un ami, il peut le comprendre. C’est comme cela qu’on désigne l’animal qui s’est éloigné du troupeau et l’émigré qui a coupé les liens avec la communauté. Jayah, c’est la brebis galeuse. Celui qui n’a plus rien à apporter au groupe, qu’il s’agisse de la famille, du clan ou du village. Jayah, c’est un statut honteux, une déchéance, une catastrophe. C’est ce que ressent Ali. La France est un monde-piège dans lequel il s’est perdu.

Elle grimace puis déclare, avec un accent pied-noir de comédie :
— Je veux retrouver mes racines.
— Les miennes, elles sont ici, dit Hamid. Je les ai déplacées avec moi. C’est des conneries, ces histoires de racines. Tu as déjà vu un arbre pousser à des milliers de kilomètres des siennes ? Moi j’ai grandi ici alors c’est ici qu’elles sont.
— Mais tu te souviens à quel point c’était beau ?

Avec ses amis, Naïma a élaboré une théorie selon laquelle les gens peuvent être regroupés en deux tribus, celle de la Tristesse et celle de la Colère – et qu’on ne leur dise pas qu’il existe des gens heureux, ça ne compte pas : c’est quand le bonheur s’arrête qu’ils sont reconnaissables, qu’on voit leur vérité. Tout le monde s’effondre à un moment ou à un autre, il faut juste attendre un peu. Il y a des jours où vous croyez que tout va bien – pense Naïma, ou Romain, ou Sol – et puis vous vous penchez et vous voyez votre lacet défait. Soudain, l’impression de bonheur disparaît, le sourire lui-même s’écroule, comme des bâtiments soufflés par une explosion : il tombe comme les immeubles.

patauger du côté des fonds troubles de l’Histoire, ceux dont Naïma n’a pu remonter que des morceaux : un grand-père harki, un départ brutal, un père élevé dans la peur de l’Algérie. Le couplet est pratique, chargé de ce qu’il faut de tragédie pour ne pas qu’on le questionne, et il a même l’avantage d’être vrai.

La famille de Naïma tourne autour de l’Algérie depuis si longtemps qu’ils ne savent plus vraiment ce autour de quoi ils tournent. Des souvenirs ? Un rêve ? Un mensonge ?

En rentrant chez elle, elle s’empare du Larousse qui traîne dans un coin (et qu’elle consulte régulièrement malgré l’arrivée d’Internet, selon une habitude héritée de son père). Elle l’ouvre à la lettre h et lit :
harki, n.m. :
Militaire servant dans une harka.
harki, n. et adj. :
Membre de la famille d’un harki ou descendant d’un harki.

— Le racisme est d’une bêtise crasse, gronde Lalla en direction de sa compagne. Ne me dis pas que ça te surprend. Il est la forme avilie et dégradée de la lutte des classes, il est l’impasse idiote de la révolte.

Plus personne ne veut en parler parce que ce n’est plus sexy, la lutte des classes. Et en guise de modernité, de glamour politique, qu’est-ce qu’on vous a proposé – et pire, qu’est-ce que vous avez accepté ? Le retour de l’ethnique. La question des communautés à la place de celle des classes.