vendredi 30 août 2019

Alexandre Labruffe, Prix Maison Rouge

Le premier roman d’Alexandre Labruffe aurait pu s’intituler : Le vertige de l’essence. Au lieu de quoi, et bien que le personnage principal soit imprégné de l’odeur de ce liquide, c’est sous un titre plus explicite, Chroniques d’une station-service qu’il a reçu, il y a une dizaine de jours, le tout frais Prix Maison Rouge, dans le jury duquel se trouvent notamment Philippe Djian et Frédéric Beigbeder – celui-ci a effectué un service après-vente efficace en disant tout le bien qu’il pensait de ce livre au Masque et la plume ainsi que dans le Figaro magazine. Il n’avait pas tort.
On est immédiatement séduit par le ton d’un ouvrage construit en fragments et qui néanmoins nous emmène quelque part, dans des histoires qui s’effilochent certes mais qu’on est tenté de suivre tant elles sont piquantes. C’est la mystérieuse cliente japonaise – asiatique, au moins – qui rend sa visite hebdomadaire dans la station-service, et qui serre le cœur du narrateur (le nôtre aussi, peut-être bien). C’est un trafic tout aussi mystérieux de livres, déposés pour quelqu’un qui viendra les chercher, dans lesquels il semble bien y avoir des messages cryptés. C’est un lieu incongru d’exposition artistique avec vernissage dans les règles du genre. On en passe…
Le narrateur, Beauvoire (s’agissant d’un homme, la féminisation du nom de « Simone de » doit être un acte poétique), observe l’humanité en transit dans sa capsule. Il note, tout en regardant de vieux films avec une attirance particulière pour la production de série B – « horreur, porn, apocalypse ou zombie » –, des pensées fugitives mais qui s’incrustent et finissent par définir l’humanité telle qu’il la voit dans les habitudes qu’elle adopte ici. C’est ainsi qu’il pense à la cocazéroïsation de cette humanité, ainsi qu’à la mobil-homisation d’une société constituée d’être lobautomisés.
Bien que ne se prenant pas pour un être exceptionnel (à certains moments, il se trouve même assez nul), il se reconnaît un rôle dans la marche de la planète. « Sans moi, la mondialisation n’est rien », note-t-il en constatant qu’il est « au sommet de la pyramide de la mobilité ». Forcément, quand il fait le compte du nombre de barils qu’il a écoulés depuis qu’il travaille à la station-service, ça impressionne.
Sous les apparences du sérieux, c’est vraiment drôle, à moins que ce soit sérieux sous les apparences de la drôlerie. L’équilibre entre les deux aspects est solide, on traverse ce livre, pas si immobile qu’on le penserait au point de départ (et d’arrivée), le sourire aux lèvres et même parfois en retenant (ou pas, tout dépend de l’endroit où l’on se trouve) un grand éclat de rire.
Le décor familier prend en tout cas une signification nouvelle dans ces Chroniques d’une station-service.

jeudi 29 août 2019

Victoria Mas, Prix Première Plume et Prix Stanislas

Passons sur le fait que Victoria Mas est la fille de la chanteuse Jeanne. Cela n’a pas dû influencer le jury du Prix Première Plume que décerne le Furet du Nord, cette grande librairie qui a gagné du terrain en Belgique. Le bal des folles, premier roman de Victoria Mas, est le roman primé cette année, succédant à La vraie vie, d’Adeline Dieudonné. La primo-romancière double la mise avec le Prix Stanislas qui lui sera remis à Nancy le 14 septembre, à l'occasion du Livre sur la Place.
En 1885, la Salpêtrière est un lieu maudit où s’entassent des folles, oui, mais aussi et surtout des femmes dont la famille ou la société ne veut plus, pour de bonnes ou, plus souvent, de mauvaises raisons. Eugénie, par exemple, fille de bonne famille où l’on est notaire de père en fils, souffre d’être considérée comme quantité négligeable – juste bonne à marier et surtout pas à manifester le goût de la conversation à fleurets non mouchetés, de la lecture et de la pensée.
En outre, et c’est là son principal défaut après celui d’être du sexe féminin, elle est dotée d’un pouvoir singulier : elle voit les esprits de certains morts, entend ce qu’ils lui disent, engage avec eux des relations qu’elle n’a pas choisies mais qui s’imposent à elle tout naturellement. Confiante dans l’apparente bienveillance de sa grand-mère, elle lui a confié qu’elle possédait ce don parfois encombrant – et la grand-mère, révélant son véritable visage, s’est empressée de la dénoncer à son fils, le père d’Eugénie. Direction la Salpêtrière, chez les folles !
Elle semble, dans une certaine mesure, y avoir toute sa place : sa révolte contre les idées reçues, sa volonté d’être une personne à part entière bien que femme la désignent à l’opprobre familial et collectif.
Pendant ce temps, Charcot multiplie ses expériences à l’aide de l’hypnose. Il maîtrise la méthode – jusqu’à un certain point, car nous assisterons à un accident en même temps que l’assemblée qui se presse aux séances dans l’espoir, souvent comblé, d’assister à d’excitantes scènes d’hystérie.
Geneviève, attirée par la médecine depuis son plus jeune âge – au contraire de sa sœur Blandine, trop tôt disparue, qui avait voué sa vie à Dieu – est d’une aide précieuse aux recherches de Charcot et, par sa présence et sa constance d’humeur, rassure les patientes. Mais la rencontre avec Eugénie bouleverse tout ce qu’elle croyait, et jusqu’aux principes de l’hôpital auxquels elle adhérait de tout son corps et de toute son âme. Elle entrevoit la possibilité d’une vie spirituelle telle qu’elle est décrite par Allan Kardec dans Le Livre des Esprits, lecture sulfureuse s’il en est.
Mais, après tout, si l’Église croit que la Vierge est apparue à Lourdes, pourquoi d’autres défunts ne se manifesteraient-ils pas aux vivants ?
Sur la crête qui sépare le rationnel de l’irrationnel, la romancière tient un équilibre précaire – le lecteur qui aurait de moindres talents d’équilibriste risque cependant de choir en attendant le clou du spectacle, ce bal des folles promis pour la mi-carême et qui est aussi attendu par les internées que par le public qui s’y pressera en quête de sensations fortes.

mercredi 28 août 2019

Les quatre finaliste.e.s du Prix du roman Fnac

Ce sont quatre romancières qui ont été retenues dans la longue liste de la première sélection effectuée il y a un certain temps déjà pour le Prix du roman Fnac 2019. On ne songera pas à regretter l'absence de romanciers dans le choix, car tout ce qu'on pressent de la qualité des titres restants encourage à leur lecture.
La lauréate sera connue le 2 septembre et sera à l'honneur le 20 pour l'inauguration su salon Fnac livres. Mais soyez curieux, lisez-les toutes.

  • Cécile Coulon. Une bête au paradis (L'Iconoclaste)
  • Bérangère Cournut. De pierre et d'os (Le Tripode)
  • Edna O'Brien. Girl (Sabine Wespieser), traduit de l'anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat
  • Monica Sabolo. Eden (Gallimard)

samedi 24 août 2019

Rentrée littéraire : les choix du JDD et de France Inter

Cadrez serré, la rentrée littéraire n'est pas aussi large que vous le croyez. Les convergences commencent déjà à apparaître et la photo de classe laisse dans l'ombre bien des écrivains et écrivaines qui risquent fort d'y rester. ce sera dommage pour eux - pardon, pour certains d'entre eux - mais, que voulez-vous, les choses se passent toujours de la même manière, même si l'on caresse, mi-août, l'espoir que, enfin, la curiosité va se porter sur tous les bons romans de la rentrée.
Qui suis-je, pour exprimer ce souhait absurde à l'opposé de toute logique économique? Un lecteur, tout simplement, et qui se moque bien de la logique économique - elle se porte très bien sans moi, rassurez-vous si vous craigniez quelque chose.
Pour l'instant, j'enregistre, je constate, je mesure les limites fixées par d'autres (et, en cachette ou pas, je lis ce qu'il me plaît).
Je constate donc que Marie Darrieussecq et Jean-Paul Dubois, dans le domaine français, accompagnés par Jonathan Coe, Ottessa Moshfegh, Edna O'Brien et Manuel Vilas pour le domaine étranger, font à peu près l'unanimité. Soit six romans sur dix très consensuels - je n'en dirai aucun mal, les trois d'entre eux que j'ai lus (parmi lesquels celui dont j'ai choisi la couverture pour illustration, mon article étant paru aujourd'hui dans Le Soir) m'ayant apporté un grand plaisir, des plaisirs divers bien entendu. Car oui, parfois, les choix consensuels sont de bons choix, allez donc vous élever contre eux alors que vous les approuvez!
Bref, voici la sélection complète du JDD et de France Inter.

Romans français
  • Bérengère Cournut. De pierre et d'os (Le Tripode)
  • Marie Darrieussecq, La mer à l'envers (POL)
  • Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon (L'Olivier)
  • Mathilde Forget, A la demande d'un tiers (Grasset)
  • Sylvain Prudhomme, Par les routes (Gallimard)

Romans étrangers
  • Jonathan Coe, Le cœur de l'Angleterre (Gallimard), traduit de l'anglais par Josée Kamoun
  • Paolo Giordano, Dévorer le ciel (Seuil), traduit de l'italien par Nathalie Bauer
  • Ottessa Moshfegh, Mon année de repos et de détente (Fayard), traduit de l'anglais par Clément Baude
  • Edna O'Brien, Girl (Sabine Wespieser), traduit de l'anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat
  • Manuel Vilas, Ordesa (Sous-sol), traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon

vendredi 23 août 2019

Rentrée littéraire : une pluie d’étoiles


Dans Le Monde daté d’hier, la série d’été « Le Monde et moi » s’ouvrait aux relations entretenues avec le quotidien par le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux. Le titre m’avait fait frétiller : « Cette distribution d’étoiles à laquelle l’époque succombe ». Car j’ai déjà écrit, ici ou là, combien l’assimilation d’une production culturelle à une matière pour guides gastronomiques me semble une dérive à côté de laquelle les promesses de la lecture rapide ne représentent qu’un péché véniel.
Thierry Frémaux, donc, laisse entendre, bien que sans la virulence que j’aurais pu y mettre, combien « cette distribution d’étoiles à laquelle l’époque, hélas, succombe partout » (le « hélas » en dit long) l’irrite.
(Ici, un douloureux aveu : le journal pour lequel je travaille pratique aussi cette politique des étoiles, et je m’étais donc employé, en début de semaine, à noter – le vilain mot ! – les livres de la rentrée sur lesquels mes articles paraîtront demain dans Le Soir. Trois étoiles donc, sur un maximum de quatre, pour Claro et Ottessa Moshfegh, deux pour Guillaume Lavenant, Aurélie Champagne et Jérôme Attal.)
Au lendemain de la lecture de cette colonne qui faisait du bien, je lus Lire, activité mensuelle, ou presque, tout à fait plaisante.
Mais, au fil des pages, une gêne naquit, en raison de la générosité avec laquelle les mêmes étoiles que j’avais utilisées quelques jours plus tôt étaient distribuées. Dans le magazine dont Bernard Pivot (pas avare d’admirations, réelles ou feintes) fut le premier rédacteur en chef, on peut monter jusqu’à l’attribution de cinq étoiles – c’est quel grade, ça ? ou bien est-ce une référence à un mouvement politique italien ? Ce qui fait, si je compte bien, et en n’oubliant pas la possibilité de l’absence d’étoile, six niveaux d’appréciation. Le niveau supérieur, comme les autres, a une signification, fournie en fin de mensuel : « Lire a aimé à la folie ». D’accord… (Les quatre étoiles ont la même signification chez nous où, comme dans Lire je suppose, chaque rédacteur d’article est responsable de ses choix.) Cela se confond-il avec la notion de chef-d’œuvre, du genre de celui que les chroniqueurs se réjouissent de découvrir chaque semaine ?
Donc, je lus Lire – je l’ai déjà dit.
  • Page 17, Josyane Savigneau attribue cinq étoiles à Edna O’Brien.
  • Page 49, Baptiste Liger, cinq aussi pour Sylvain Pattieu et Sylvain Prudhomme.
  • Page 51, Laëtitia Favro, cinq à Yannick Grannec.
  • Page 81, Josyane Savigneau récidive avec Joyce Carol Oates.
  • Page 85, Hubert Artus fait le maximum pour Tommy Orange.

Et voici donc six chefs-d’œuvre, admettons, à lire toutes affaires cessantes. Après quoi vous pourrez passer à la petite vingtaine d’ouvrages crédités de quatre étoiles (que Lire aime « passionnément »). Cela devrait vous occuper suffisamment pour attendre sans impatience le prochain numéro du magazine.

jeudi 22 août 2019

Une révolution manquée à Madagascar, par Aurélie Champagne

Après avoir tracé une longue diagonale du sud-ouest au nord-est de Madagascar, je m’étais posé quelques jours, au début du mois d’août, dans une ville côtière plus célèbre pour la vanille qui s’y produit que pour sa participation aux événements de 1947. La vision quotidienne, près du port, d’une stèle en hommage aux martyrs de cette révolte, me renvoyait sans cesse au premier roman d’Aurélie Champagne, Zébu Boy, ancré dans un moment d’Histoire dont les protagonistes n’ont pas gardé le même souvenir.
A Madagascar, le 29 mars, date en 1947 des premiers affrontements contre les colons et, dans la foulée, du début d’une sévère répression, est aujourd’hui encore un jour férié pendant lequel la vente d’alcool, comme lors des élections, est interdite et l’occasion de cérémonies commémoratives dont le centre est plus souvent à Moramanga, dans l’est, qu’à Antananarivo, la capitale où l’on ne manque cependant jamais de se souvenir.
En France, rien ne signale dans le calendrier ce qui semble avoir été un lointain soubresaut de l’épopée coloniale au moment où le prestige de celle-ci vacillait. Jacques Chirac, lors d’une visite officielle à Madagascar en 2005, avait néanmoins évoqué cette page sombre dans les relations entre les deux pays et dénoncé, sans s’attarder sur les détails, « caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial ». L’acte de contrition avait été fait, cependant, en d’étranges circonstances. Le lieu, d’abord, s’y prêtait mal, d’une part parce que Mahajanga, sur la côte ouest, se situe bien loin des régions où les combats avaient eu lieu, d’autre part parce que cette même ville avait été, en 1895, le théâtre du débarquement des troupes françaises qui entamaient la « conquête » de l’île. Ensuite, le président malgache Marc Ravalomanana avait évacué la question en rappelant qu’il n’était pas né en 1947…
Des historiens malgaches et français ont néanmoins, et très rapidement après les événements, abordé le sujet – qui reste d’ailleurs polémique. Si des écrivains malgaches, au premier rang desquels Raharimanana, en faisaient un des moments fondateurs de leur imaginaire, la littérature française y a peu puisé. En 1995, Patrick Cauvin avait publié Villa Vanille, un roman pétri de bonnes intentions mais qui passait à côté du sujet. Plus récemment, en 2012, Pierre d’Ovidio avait envoyé, pour la deuxième enquête d’une série de « grand détective », l’inspecteur Maurice Clavault à Madagascar au moment où éclataient les troubles de 1947. Ce n’était guère plus convaincant.
Aurélie Champagne, dans son premier roman, choisit un Malgache comme personnage central. Ambila a été rapatrié après avoir combattu dans la Meuse et avoir été capturé par les Allemands. Depuis six mois qu’il est rentré, il ne supporte plus d’être redevenu « le pauvre indigène qu’il était avant guerre ». Il n’est même plus vraiment le Zébu Boy dont la réputation s’était construite sur son habileté à renverser les bœufs lors des savika, les combats traditionnels. Il est prêt à sauter sur la première occasion d’occuper la place qu’il mérite dans la société. Et, précisément, sa route l’entraîne vers Moramanga au moment où éclate la rébellion.
La biographie fournie par votre éditeur signale un séjour de six mois à Madagascar en 1998. Etait-ce la toute première fois ? Et y partiez-vous dans un but précis ?
A 20 ans, après deux intenses années de classe préparatoire, j’ai eu envie de prendre le large et de sortir de mes livres. J’ai économisé et me suis offert un aller-retour à Madagascar. A l’époque, il n’y avait pour moi aucune autre terre à fouler. Je porte un double nom : Champagne-Razafindrakoto et je n’avais jusque-là aucune image, ni aucun vécu à mettre derrière ce nom malgache, hormis de vagues histoires d’orphelinat, de Reine et de privation. La mythologie familiale, chez moi, racontait en outre que ce nom de « Razafindrakoto » signifiait « Fils de Prince » et laissait entendre que nous avions peut-être des ascendants royaux. Autant dire que la première personne à Madagascar à qui j’ai raconté cette histoire a éclaté de rire. D’une certaine manière, ma quête des origines s’est arrêtée net ce jour-là, en apprenant que le nom que je portais équivalait plutôt à « Dupont » ou « Durand ». Ca a laissé de la place pour le reste, et alors c’est le pays, dans toute sa splendeur qui m’a saisie.
A quel moment avez-vous commencé à vous intéresser à l’insurrection de 1947 ? L’idée d’un roman dans ce contexte a-t-elle germé rapidement ? Ces événements avaient-ils une raison particulière de vous toucher ?
Je gardais un souvenir refroidi de l’insurrection de 1947. A peine une ligne dans un manuel d’histoire de classe de terminale. Or, à Madagascar, j’ai eu la chance de faire un petit bout de chemin avec un universitaire qui m’a raconté les Tabataba. Nous étions en 1998, au lendemain du cinquantenaire. J’ai découvert à quel point cette mémoire était vivante. A quel point elle battait encore au sein de certaines familles.
Le livre repose sur des documents écrits, et vous fournissez d’ailleurs un  embryon de bibliographie. Avez-vous utilisé aussi des témoignages oraux ?
Zébu Boy s’appuie sur un travail de documentation mais il est avant tout un roman avec un héros fictionnel. Ce n’est pas un livre d’histoire. Seulement, pour raconter la destinée romanesque d’un ancien des combats de France, rentré au pays et presque aussitôt happé par les événements, j’avais besoin de documenter le contexte historique. J’ai donc lu au fil des années toutes sortes de documents, sans vraiment me préoccuper de méthodologie. Je lisais tout ce que je trouvais : thèse, actes de colloques, témoignages, notes issues des Archives nationales d’Outre-mer à Aix, et autres sources primaires, documentaires, fictions, journaux de missionnaires ou de colons issus de l’administration… Le plus souvent, une lecture soulevait plusieurs questions, pour lesquelles j’allais chercher des réponses dans d’autres lectures. D’autres avant moi ont eu à cœur de collecter des témoignages oraux et l’ont fait merveilleusement : de l’auteur Jean-Luc Raharimanana à la documentariste Marie-Clémence Paes avec son récent Fahavalo, en passant évidemment par les historiens Faranirina Rajaonah ou Jean Fremigacci, pour ne citer qu’eux. Ces deux derniers m’ont d’ailleurs fait l’amitié de relire le roman, et de formuler des observations qui, recoupées avec celles de Françoise Raison, Martin Mourre et Jean-Noël Gueunier, ont été très précieuses pour le texte.
Si l’on comprend bien, Zébu Boy est la troisième version de ce livre. N’avez-vous pas eu envie de passer à autre chose ou bien le thème vous habitait-il au point qu’il était nécessaire de mener ce projet à son terme, c’est-à-dire jusqu’à la publication ?
Disons qu’il m’a fallu écrire plusieurs histoires pour trouver celle que j’avais réellement envie de raconter. L’intrigue s’est d’abord formulée le temps d’une nouvelle, inspirée d’une anecdote trouvée dans la thèse de Jacques Tronchon. Puis la narration s’est déployée sur quatre générations, de l’immédiat après-guerre au tournant des années 2000. Avant de se recentrer à nouveau sur 1947. Au fil des allers et retours, je me suis découragée plusieurs fois et j’ai eu effectivement envie de passer à autre chose. C’est même ce que j’ai fait : mon activité de scénariste notamment m’a donné à plusieurs reprises l’occasion d’aller me dégourdir les méninges dans d’autres univers. Mais je suis toujours revenue à 1947.
Votre personnage principal s’appelle Razafindrakoto. On suppose que ce n’est pas par hasard…
Effectivement. Razafindrakoto est en effet un clin d’œil à ma grand-mère malgache. Mais il suffit de consulter des archives du ministère de l’armée et sa base « mémoire des hommes » par exemple, pour croiser des dizaines de Razafindrakoto morts au combat ou des suites de maladie, pendant la seconde guerre mondiale.
Au fond, il n’est pas très sympathique. Pilleur de cadavres, avec toujours en tête un mauvais coup à jouer à son compagnon d’aventures, c’est un opportuniste embarqué dans l’action un peu par hasard. Ou bien on se trompe ?
Zébu Boy est un combattant hors pair, que la vie  a exposé à toutes sortes d’épreuves. Il les a toutes surmontées. Quand l’histoire commence, le héros continue à faire ce qu’il sait faire : survivre. Il épouse effectivement l’insurrection par opportunisme, plus que par idéologie et, chemin faisant, découvre ou croit découvrir sa véritable vocation.
Une anecdote en dit long sur les raisons (multiples) que peuvent avoir les Malgaches, en rentrant de la Seconde Guerre mondiale, d’en vouloir à leurs colonisateurs : ceux-ci reprennent leurs chaussures au retour. Elle est authentique ?
L’anecdote est authentique, oui. En juillet 1946, l’armée française a démobilisé 6000 Malgaches et Réunionnais. La guerre était finie depuis plus d’un an. Ces soldats comptaient parmi les derniers à rentrer. Beaucoup étaient restés dans des camps de transition, où les conditions de vie étaient déplorables, attendant pendant des mois un bateau pour les transporter. Quand ils sont enfin arrivés à Toamasina en août 1946, l’intendance militaire leur a retiré leurs chaussures pour reconstituer les réserves. Ce geste a été vécu comme une véritable humiliation.
Aviez-vous une intention particulière en parlant de cette époque, et de cette manière ?
Je crois qu’on parle souvent des révolutions avec un grand R : elles deviennent presque des abstractions, des concepts. Ce qui m’a d’abord fasciné a été la mécanique historique des événements de 1947. Mais au fil des années, le vécu des anciens combattants de métropole s’est éclairé. De même, la découverte de leur parcours au sein des frontstalags et leur retour dans l’île a contribué à ramener l’insurrection au sol. J’ai eu envie d’essayer de raconter les événements à hauteur d’homme, dans leur incarnation la plus prosaïque.

lundi 19 août 2019

Myriam Leroy dans le piège des réseaux sociaux

Tous les torrents ne charrient pas une eau claire. Celui qui coule avec fureur dans Les yeux rouges, le deuxième roman de Myriam Leroy, transporte un paquet de saloperies devant lesquelles la narratrice bat en retraite faute de trouver les armes qui lui permettraient de résister.
Elle, qui fait penser à l’autrice (mais, puisqu’il s’agit d’un roman, on n’ira pas plus loin dans le rapprochement), est envahie par l’admiration d’un fan, Denis. Il apprécie la personnalité profonde, ou ce qu’il en devine, de celle qui raconte. Elle se garde bien d’encourager tout rapprochement avec celui qui devient très vite un importun. Faites-vous un « ami » sur les réseaux sociaux, et le voilà qui déborde, alimente une logorrhée dont les aspects sympathiques (bon, il est toujours agréable d’être admirée, n’est-ce pas ?) s’efface derrière des demandes qu’on n’a aucune envie de satisfaire : une rencontre ? un café ?
« Ciao » semble le bon mot pour faire comprendre poliment qu’il n’en  est pas question, que, non merci, on n’ira pas plus loin, et surtout évitons les points de suspension dont l’interprétation reste ouverte : « Jamais de « bonne nuit.. » ou de « au plaisir… », car de manière infaillible ils portaient l’interlocuteur à y percevoir des connotants érotiques. »
Avec Denis, rien à faire pour poliment briser là. Il s’accroche comme un parasite à l’organisme qui le nourrit. De con, passe à sale con sans effort apparent – c’est dans sa nature, comme sa « pensée » politique à droite de la droite, de manière presque caricaturale.
Dans l’entourage de la harcelée, qui vit très mal ce qui lui arrive, et même au plus près d’elle, personne ne semble vraiment la comprendre. Ses réactions ne sont-elles pas excessives ? N’encourage-t-elle pas, à sa façon, la hargne de Denis (dont l’admiration manifestée au début n’a pas tardé à disparaître) ? Au fond, n’y aurait-il pas du vrai dans les critiques de Denis ?
Le lecteur des Yeux rouges n’est pas meilleur que les proches de la narratrice. A force de lire ses malheurs, à n’entendre que sa voix, il finit par se demander lui aussi pourquoi il est nécessaire d’en faire autant. Il a beau compatir, car les conséquences de ce harcèlement sont lourdes, il se dit tout bas (sans oser l’affirmer en public, car il est un peu honteux de le penser) que cela ne méritait pas près de deux cents pages – ni de doubler la mise avec l’enchâssement, dans le déroulement général du roman, d’une « nouvelle » ni faite ni à faire.

vendredi 16 août 2019

Jean-Paul Dubois, subtil et décalé


Fils de pasteur, superintendant pendant 26 ans dans un immeuble de Montréal, Paul Hansen est pour deux ans, à moins d’un kilomètre de là où il travaillait, en prison. Compagnon de cellule et assurance d’être laissé en paix par les autres détenus : Patrick Horton, un gros dur, meurtrier d’un Hells Angel – respect.
Paul avait entamé, en France et sans enthousiasme excessif, des études de géographie qui l’avaient laissé sur sa faim : « J’aime la géographie des voyages, celle que l’on traverse à pied, à hauteur d’homme, instruit par les déclivités, la fatigue des jambes et le caprice des cieux. Beaucoup moins celle des livres enluminés de graphes et de data. »
Avec un père originaire du Danemark puis émigré au Canada après les scandales à répétition provoqués par une épouse à la pointe de la provocation dans la programmation de la salle de cinéma qu’elle gère à Toulouse – Gorge profonde a été, si l’on ose dire, la goutte qui a fait déborder le vase –, Paul avait naturellement vocation à bouger sur la planète. Tout aussi naturellement, il a préféré se rapprocher de son père, malgré l’atmosphère polluée par l’amiante de la région où il se trouve, plutôt que de rester en France.
Mais la vie est pleine de surprises, bonnes ou mauvaises.
Du côté des bonnes, il y a eu Winona, sa femme pendant onze ans, un mélange réussi de sang algonquin et irlandais, pilote d’avion capable de se poser, selon les conditions de vol, sur terre, sur l’eau ou sur la glace. Elle a un jour ramené une autre bonne surprise, Nouk, une chienne qui a très vite fait partie de la famille.
Pour l’équilibre, il est des événements moins agréables, qu’il faudra découvrir au rythme imposé par le romancier. Il n’en est pas de meilleur, car Jean-Paul Dubois a l’art de laisser venir les informations à leur heure, tout en cultivant le don de double vue : en prison, Paul décrit en même temps un présent monotone dans son ensemble, malgré les saillies de Patrick, et un passé reconstruit avec l’aide des fantômes bienveillants qui l’accompagnent. « La prison sommeille, les gardiens et les détenus dorment, il n’y a que moi qui veille avec à mes côtés Winona, Nouk et le pasteur. » Ils sont « les morts les plus vivants de ce monde. Les plus fidèles, les plus aventureux aussi. »
Jean-Paul Dubois est à son meilleur (sauf peut-être pour le titre, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon) dans ce roman. Il sonde les mystères d’un homme et de ceux qui l’entourent avec une finesse qui suscite l’empathie. Bien que les raisons pour lesquelles Paul est détenu (elles ne seront révélées que tardivement, c’est également très bien ainsi) restent une tache dont on ne sait que faire tant qu’on n’a pas été instruit des détails, il est un de ces personnages auxquels on s’attache presque malgré soi.
L’écriture y aide, bien entendu, pleine de notations subtiles et décalées, comme cette description qui, en quelques mots, dit beaucoup : « Ganz reste près de moi dans sa posture de douanier sceptique. »

mercredi 14 août 2019

Rentrée littéraire : nous y sommes

Vos librairies préférées, quand vous observerez leurs vitrines à partir d'aujourd'hui, ont probablement bien changé d'apparence. Comme le calendrier des parutions vous l'indiquera si vous vous glissez en bas de cette page-ci, ce sont en effet une quarantaine d'ouvrages littéraires qui sont mis en vente cette semaine, première vaguelette d'une rentrée qui battra son plein surtout la semaine prochaine - et les suivantes, et celles d'après, autant dire qu'on en prend, au moins pour la lecture et les commentaires, jusqu'à la rentrée de janvier...
L'effervescence ne se manifeste pas encore pleinement dans la presse qui, pour la plupart des titres, termine en douceur les séries d'été destinées à occuper le terrain pendant que l'actualité est plus calme - c'est généralement ce qu'on décide au moment où bien des journalistes sont en vacances...
L'Obs glisse néanmoins, dans ses pages critiques, une humeur de Jérôme Garcin pour défendre La vie silencieuse de la guerre, de Denis Drummond, que le Cherche midi publie la semaine prochaine. Y a-t-il un rapport avec le fait que, 15 ans plus tôt, le même Jérôme Garcin avait préfacé les poèmes d'Ecoute s'il pleut, du même Denis Drummond? Cela, en tout cas, n'avais pas suffi à lui donner "la place singulière qu'il mérite", constate le journaliste (sans rappeler sa préface)...
Sigrid Nunez a droit aussi à un article de Didier Jacob, pour L'ami, publié la semaine prochaine également (chez Stock, dans une traduction de Mathilde Bach). Et puis c'est tout.
En revanche, Les Inrockuptibles affichent en couverture un visage de la rentrée, celui de Léonora Miano, élue pour Rouge impératrice (Grasset) comme l'autrice du "roman le plus ambitieux de la rentrée". D'où huit pages d'entretien, complétées d'un choix de quarante titres "à ne pas manquer".
On commence par lequel?
Par celui qui n'est pas là, pardi!
Enfin, sérieusement, cette sélection mérite d'être scrutée avec attention, d'autant que les pages consacrées aux livres embraient, un peu plus loin, sur les premiers papiers critiques où l'on trouvera Marie Darrieussecq (on va la croiser partout, et très vite), Marin Tince, Marin Fouqué, Sylvain Prudhomme et... Lolita (pas l'avion désormais célèbre, pas tout à fait celle de Nabokov, vous verrez bien).
Où en suis-je devant cette montagne de parutions? Nulle part - c'est promis, je ne le répéterai plus, car je pourrai vous faire la même réponse dans trois mois puisqu'il y aura au moins les trois quarts des romans de la rentrée que je n'aurai pas lus...
Quand même, j'ai envoyé au Soir mes cinq premiers articles sur des romans de la rentrée (dont trois brèves, la place est comptée dans un journal papier), ce sera à paraître samedi et j'espère bien, à partir de demain si la migraine qui m'occupe le crâne pour me rappeler que je sors d'un gros rhume (il n'y aura plus de bulletin de santé non plus, profitez de celui-ci) veut bien me lâcher un peu.

mercredi 7 août 2019

Sept livres de Toni Morrison


Cela se passe souvent ainsi : on disparaît quelques jours, ne gardant qu’un lien ténu avec la toile à laquelle, habituellement, on se sent appartenir tout entier – et on rentre pour découvrir, par exemple, que Toni Morrison vient de mourir à 88 ans.
Une idée incongrue traverse d’abord l’esprit. Il paraîtra, dans quelques jours, un roman qui n’a, je crois, rien à voir avec elle mais dont le titre lui irait bien : Nobelle, de Sophie Fontanel. Car Toni Morrison, consacrée en 1993 par l’Académie suédoise, a été la Nobelle par excellence. Ses livres valent par eux-mêmes, en même temps qu’elle représentait quelque chose de plus. Une conscience, dira-t-on, une battante, une femme noire toujours pertinente dans ses approches de la société, à travers des personnages imaginaires ou des réflexions d’essayiste pointue. Elle était un peu, et restera, la mère spirituelle d’un grand nombre d’écrivains et d’écrivaines pour qui sa lucidité est un guide. Gloire à Toni Morrison…



L’œil le plus bleu (1970, traduit par Jean Guiloineau)
C’est avec ce roman que de nombreux lecteurs francophones avaient découvert Toni Morrison, bien avant l’époque de sa plus grande gloire et le prix Nobel de littérature qu’elle a reçu depuis.
Le sentiment de vivre dans un monde raciste, perçu par une petite fille noire, Claudia, qui voudrait rencontrer la beauté, est souterrainement au cœur du récit et lui donne sa tonalité. Claudia commence par détester les poupées blanches qu’elle écartèle, puis reporte sa haine sur les petites filles blanches. Mais Toni Morrison joue de bien des registres d’écriture pour donner quand même à L’œil le plus bleu une fraîcheur qui séduit d’emblée.
Publié à l’origine en 1970, ce livre ne faisait pas qu’annoncer une grande œuvre aujourd’hui universellement reconnue, il était déjà par lui-même l’affirmation d’un écrivain en pleine possession de ses moyens.

Jazz (1993, traduit par Pierre Alien) et Playing in the Dark (1992, traduit par Pierre Alien)
Un roman et une série de conférences, pour deux facettes de Toni Morrison, prix Nobel de Littérature en 1993 : la créatrice inspirée, qui plonge ici dans l’atmosphère des années vingt et la musique de ces années-là, et la commentatrice éclairée de la littérature américaine. Mais les deux démarches, pour différentes qu’elles soient, sont réunies par le point de vue d’où se place Toni Morrison : appartenant à la communauté afro-américaine, c’est clairement nourrie par l’expérience partagée par cette population qu’elle écrit, avec une culture propre et une histoire qui reste encore, pour partie, à écrire – mais elle a fait sa part de travail.
Dans Playing in the Dark, elle analyse le rôle du personnage noir et sa place dans les ouvrages de Melville, Twain, Willa Cather, Poe, Hemingway.
Mais elle ne juge pas les écrivains en fonction de leur position face aux problèmes de la race : « Mon projet est l’effort de détourner le regard critique de l’objet racial vers le sujet racial ; de ce qui est décrit et imaginé à qui décrit, qui imagine ; de celui qui sert à celui qui est servi. »

Un don (2008, traduit par Anne Wicke)
L’Amérique des origines, avec les premiers Blancs, des esclaves, des affranchis, quelques Indiens. A la fin du XVIIe siècle, Toni Morrison fait monter des chants contradictoires sur une terre encore rétive au progrès. L’ambition de la fortune et la rectitude morale habitent Jacob. Fermier, puis négociant et bâtisseur de maisons, il a « acheté » une femme européenne et rassemblé une communauté hétéroclite. Où la romancière voit, avec poésie, une sorte de symbole de son pays.

Home (2012, traduit par Christine Laferrière)
Toni Morrison jette d’abord un voile sur l’histoire de Frank Money, soldat de la guerre de Corée qui a échappé, dans l’armée, à la ségrégation raciale et retrouve les effets désastreux de sa couleur de peau, noire, au retour dans le civil. Lancé dans une traversée des Etats-Unis pour sauver sa sœur en danger, il livre peu à peu tous ses secrets, jusqu’au dernier – terrible. Ce roman est un chant douloureux qui remue en profondeur et apaise dans le même temps.

Délivrances (2015, traduit par Christine Laferrière)
Sweetness est presque blanche. Sa fille, Bride, est très noire. Cela devrait être anodin dans une Amérique idéale et, cependant, crée une distance plus grande que celle des générations. Par ailleurs, Bride, qui s’est forgé une personnalité de femme forte, garde en elle la blessure d’une culpabilité ancienne. Son caractère entier la pousse à réparer, ou au moins à essayer. Comment les fautes et les bienfaits pèsent davantage que l’hérédité…

The Source of Self-Regard (2019, traduction à paraître en octobre chez Christian Bourgois sous le titre La source de l’amour-propre)
Le début en V.O. :
Authoritarian regimes, dictators, despots are often, but not always, fools. But none is foolish enough to give perceptive, dissident writers free range to publish their judgments or follow their creative instincts. They know they do so at their own peril. They are not stupid enough to abandon control (overt or insidious) over media. Their methods include surveillance, censorship, arrest, even slaughter of those writers informing and disturbing the public. Writers who are unsettling, calling into question, taking another, deeper look. Writers – journalists, essayists, bloggers, poets, playwrights – can disturb the social oppression that functions like a coma on the population, a coma despots call peace, and they stanch the blood flow of war that hawks and profiteers thrill to.That is their peril.Ours is of another sort.How bleak, unlivable, insufferable existence becomes when we are deprived of artwork. That the life and work of writers facing peril must be protected is urgent, but along with that urgency we should remind ourselves that their absence, the choking off of a writer’s work, its cruel amputation, is of equal peril to us. The rescue we extend to them is a generosity to ourselves.