Cela se passe souvent ainsi : on disparaît quelques
jours, ne gardant qu’un lien ténu avec la toile à laquelle, habituellement, on
se sent appartenir tout entier – et on rentre pour découvrir, par exemple, que
Toni Morrison vient de mourir à 88 ans.
Une idée incongrue traverse d’abord l’esprit. Il paraîtra,
dans quelques jours, un roman qui n’a, je crois, rien à voir avec elle mais
dont le titre lui irait bien : Nobelle,
de Sophie Fontanel. Car Toni Morrison, consacrée en 1993 par l’Académie suédoise,
a été la Nobelle par excellence. Ses livres valent par eux-mêmes, en même temps
qu’elle représentait quelque chose de plus. Une conscience, dira-t-on, une
battante, une femme noire toujours pertinente dans ses approches de la société,
à travers des personnages imaginaires ou des réflexions d’essayiste pointue.
Elle était un peu, et restera, la mère spirituelle d’un grand nombre d’écrivains
et d’écrivaines pour qui sa lucidité est un guide. Gloire à Toni Morrison…
L’œil le plus bleu (1970, traduit par Jean Guiloineau)
C’est avec ce roman que de nombreux lecteurs francophones
avaient découvert Toni Morrison, bien avant l’époque de sa plus grande gloire
et le prix Nobel de littérature qu’elle a reçu depuis.
Le sentiment de vivre dans un monde raciste, perçu par une
petite fille noire, Claudia, qui voudrait rencontrer la beauté, est
souterrainement au cœur du récit et lui donne sa tonalité. Claudia commence par
détester les poupées blanches qu’elle écartèle, puis reporte sa haine sur les
petites filles blanches. Mais Toni Morrison joue de bien des registres d’écriture
pour donner quand même à L’œil le plus
bleu une fraîcheur qui séduit d’emblée.
Publié à l’origine en 1970, ce livre ne faisait pas qu’annoncer
une grande œuvre aujourd’hui universellement reconnue, il était déjà par
lui-même l’affirmation d’un écrivain en pleine possession de ses moyens.
Jazz (1993, traduit par Pierre Alien) et Playing in the Dark (1992, traduit par Pierre Alien)
Un roman et une série de conférences, pour deux facettes de
Toni Morrison, prix Nobel de Littérature en 1993 : la créatrice inspirée, qui
plonge ici dans l’atmosphère des années vingt et la musique de ces années-là, et
la commentatrice éclairée de la littérature américaine. Mais les deux démarches,
pour différentes qu’elles soient, sont réunies par le point de vue d’où se
place Toni Morrison : appartenant à la communauté afro-américaine, c’est
clairement nourrie par l’expérience partagée par cette population qu’elle écrit,
avec une culture propre et une histoire qui reste encore, pour partie, à écrire
– mais elle a fait sa part de travail.
Dans Playing in the
Dark, elle analyse le rôle du personnage noir et sa place dans les ouvrages
de Melville, Twain, Willa Cather, Poe, Hemingway.
Mais elle ne juge pas les écrivains en fonction de leur
position face aux problèmes de la race : « Mon projet est l’effort de détourner le regard critique de l’objet
racial vers le sujet racial ; de ce qui est décrit et imaginé à qui décrit,
qui imagine ; de celui qui sert à celui qui est servi. »
Un don (2008, traduit par Anne Wicke)
L’Amérique des origines, avec les premiers Blancs, des
esclaves, des affranchis, quelques Indiens. A la fin du XVIIe siècle,
Toni Morrison fait monter des chants contradictoires sur une terre encore
rétive au progrès. L’ambition de la fortune et la rectitude morale habitent
Jacob. Fermier, puis négociant et bâtisseur de maisons, il a « acheté »
une femme européenne et rassemblé une communauté hétéroclite. Où la romancière
voit, avec poésie, une sorte de symbole de son pays.
Home (2012, traduit par Christine Laferrière)
Toni Morrison jette d’abord un voile sur l’histoire de Frank
Money, soldat de la guerre de Corée qui a échappé, dans l’armée, à la
ségrégation raciale et retrouve les effets désastreux de sa couleur de peau, noire,
au retour dans le civil. Lancé dans une traversée des Etats-Unis pour sauver sa
sœur en danger, il livre peu à peu tous ses secrets, jusqu’au dernier – terrible.
Ce roman est un chant douloureux qui remue en profondeur et apaise dans le même
temps.
Délivrances (2015, traduit par Christine Laferrière)
Sweetness est presque blanche. Sa fille, Bride, est très
noire. Cela devrait être anodin dans une Amérique idéale et, cependant, crée
une distance plus grande que celle des générations. Par ailleurs, Bride, qui s’est
forgé une personnalité de femme forte, garde en elle la blessure d’une
culpabilité ancienne. Son caractère entier la pousse à réparer, ou au moins à
essayer. Comment les fautes et les bienfaits pèsent davantage que l’hérédité…
The Source of Self-Regard (2019, traduction à paraître en octobre
chez Christian Bourgois sous le titre La
source de l’amour-propre)
Le début en V.O. :
Authoritarian regimes, dictators, despots are often, but not
always, fools. But none is foolish enough to give perceptive, dissident writers
free range to publish their judgments or follow their creative instincts. They
know they do so at their own peril. They are not stupid enough to abandon
control (overt or insidious) over media. Their methods include surveillance,
censorship, arrest, even slaughter of those writers informing and disturbing
the public. Writers who are unsettling, calling into question, taking another,
deeper look. Writers – journalists, essayists, bloggers, poets, playwrights – can
disturb the social oppression that functions like a coma on the population, a
coma despots call peace, and they stanch the blood flow of war that hawks and
profiteers thrill to.That is their peril.Ours is of another sort.How bleak, unlivable, insufferable existence becomes when we
are deprived of artwork. That the life and work of writers facing peril must be
protected is urgent, but along with that urgency we should remind ourselves
that their absence, the choking off of a writer’s work, its cruel amputation,
is of equal peril to us. The rescue we extend to them is a generosity to
ourselves.