mercredi 7 août 2019

Sept livres de Toni Morrison


Cela se passe souvent ainsi : on disparaît quelques jours, ne gardant qu’un lien ténu avec la toile à laquelle, habituellement, on se sent appartenir tout entier – et on rentre pour découvrir, par exemple, que Toni Morrison vient de mourir à 88 ans.
Une idée incongrue traverse d’abord l’esprit. Il paraîtra, dans quelques jours, un roman qui n’a, je crois, rien à voir avec elle mais dont le titre lui irait bien : Nobelle, de Sophie Fontanel. Car Toni Morrison, consacrée en 1993 par l’Académie suédoise, a été la Nobelle par excellence. Ses livres valent par eux-mêmes, en même temps qu’elle représentait quelque chose de plus. Une conscience, dira-t-on, une battante, une femme noire toujours pertinente dans ses approches de la société, à travers des personnages imaginaires ou des réflexions d’essayiste pointue. Elle était un peu, et restera, la mère spirituelle d’un grand nombre d’écrivains et d’écrivaines pour qui sa lucidité est un guide. Gloire à Toni Morrison…



L’œil le plus bleu (1970, traduit par Jean Guiloineau)
C’est avec ce roman que de nombreux lecteurs francophones avaient découvert Toni Morrison, bien avant l’époque de sa plus grande gloire et le prix Nobel de littérature qu’elle a reçu depuis.
Le sentiment de vivre dans un monde raciste, perçu par une petite fille noire, Claudia, qui voudrait rencontrer la beauté, est souterrainement au cœur du récit et lui donne sa tonalité. Claudia commence par détester les poupées blanches qu’elle écartèle, puis reporte sa haine sur les petites filles blanches. Mais Toni Morrison joue de bien des registres d’écriture pour donner quand même à L’œil le plus bleu une fraîcheur qui séduit d’emblée.
Publié à l’origine en 1970, ce livre ne faisait pas qu’annoncer une grande œuvre aujourd’hui universellement reconnue, il était déjà par lui-même l’affirmation d’un écrivain en pleine possession de ses moyens.

Jazz (1993, traduit par Pierre Alien) et Playing in the Dark (1992, traduit par Pierre Alien)
Un roman et une série de conférences, pour deux facettes de Toni Morrison, prix Nobel de Littérature en 1993 : la créatrice inspirée, qui plonge ici dans l’atmosphère des années vingt et la musique de ces années-là, et la commentatrice éclairée de la littérature américaine. Mais les deux démarches, pour différentes qu’elles soient, sont réunies par le point de vue d’où se place Toni Morrison : appartenant à la communauté afro-américaine, c’est clairement nourrie par l’expérience partagée par cette population qu’elle écrit, avec une culture propre et une histoire qui reste encore, pour partie, à écrire – mais elle a fait sa part de travail.
Dans Playing in the Dark, elle analyse le rôle du personnage noir et sa place dans les ouvrages de Melville, Twain, Willa Cather, Poe, Hemingway.
Mais elle ne juge pas les écrivains en fonction de leur position face aux problèmes de la race : « Mon projet est l’effort de détourner le regard critique de l’objet racial vers le sujet racial ; de ce qui est décrit et imaginé à qui décrit, qui imagine ; de celui qui sert à celui qui est servi. »

Un don (2008, traduit par Anne Wicke)
L’Amérique des origines, avec les premiers Blancs, des esclaves, des affranchis, quelques Indiens. A la fin du XVIIe siècle, Toni Morrison fait monter des chants contradictoires sur une terre encore rétive au progrès. L’ambition de la fortune et la rectitude morale habitent Jacob. Fermier, puis négociant et bâtisseur de maisons, il a « acheté » une femme européenne et rassemblé une communauté hétéroclite. Où la romancière voit, avec poésie, une sorte de symbole de son pays.

Home (2012, traduit par Christine Laferrière)
Toni Morrison jette d’abord un voile sur l’histoire de Frank Money, soldat de la guerre de Corée qui a échappé, dans l’armée, à la ségrégation raciale et retrouve les effets désastreux de sa couleur de peau, noire, au retour dans le civil. Lancé dans une traversée des Etats-Unis pour sauver sa sœur en danger, il livre peu à peu tous ses secrets, jusqu’au dernier – terrible. Ce roman est un chant douloureux qui remue en profondeur et apaise dans le même temps.

Délivrances (2015, traduit par Christine Laferrière)
Sweetness est presque blanche. Sa fille, Bride, est très noire. Cela devrait être anodin dans une Amérique idéale et, cependant, crée une distance plus grande que celle des générations. Par ailleurs, Bride, qui s’est forgé une personnalité de femme forte, garde en elle la blessure d’une culpabilité ancienne. Son caractère entier la pousse à réparer, ou au moins à essayer. Comment les fautes et les bienfaits pèsent davantage que l’hérédité…

The Source of Self-Regard (2019, traduction à paraître en octobre chez Christian Bourgois sous le titre La source de l’amour-propre)
Le début en V.O. :
Authoritarian regimes, dictators, despots are often, but not always, fools. But none is foolish enough to give perceptive, dissident writers free range to publish their judgments or follow their creative instincts. They know they do so at their own peril. They are not stupid enough to abandon control (overt or insidious) over media. Their methods include surveillance, censorship, arrest, even slaughter of those writers informing and disturbing the public. Writers who are unsettling, calling into question, taking another, deeper look. Writers – journalists, essayists, bloggers, poets, playwrights – can disturb the social oppression that functions like a coma on the population, a coma despots call peace, and they stanch the blood flow of war that hawks and profiteers thrill to.That is their peril.Ours is of another sort.How bleak, unlivable, insufferable existence becomes when we are deprived of artwork. That the life and work of writers facing peril must be protected is urgent, but along with that urgency we should remind ourselves that their absence, the choking off of a writer’s work, its cruel amputation, is of equal peril to us. The rescue we extend to them is a generosity to ourselves.

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