Discrètement, quelques lignes dans la nécrologie du Monde daté d'aujourd'hui m'apprennent la mort de Jean-Claude Marrey, dit Baptiste-Marrey, le nom sous lequel je le connaissais pour avoir lu quelques-uns de ses livres (pas assez cependant). Il était né en 1928. Ses textes m'avaient marqué, deux rencontres avec lui aussi. Il en reste quelques traces dans des archives qui seraient poussiéreuses si elles n'étaient numériques...
L’atelier de Peter Loewen (1989)
L’art et la sensualité, la gravure et la musique… Baptiste-Marrey,
dans ses grands romans – dont Les papiers de Walter Jonas permirent la découverte il y a quatre ans, et autorisent la
redécouverte dans la réédition qui vient de paraître au format de poche –, ne
craint pas de créer des liens entre des pulsions fortes et des idées élevées, ainsi
qu’entre différentes formes de création. Son fort tempérament de romancier le
pousse à embrasser une multitude de personnages, qui vivent quantité d’aventures
et se retrouvent, comme des contrepoints, d’un livre à l’autre. Il est vrai que
la construction d’ensemble est clairement revendiquée, sous le titre : Saisons : une autobiographie imaginaire.
Quatre volets, dont trois déjà ont été abordés : l’automne avec SMS, l’été avec Les papiers de Walter Jonas, et à présent l’hiver dans L’atelier de Peter Loewen – à quoi il
faut ajouter des excroissances comme Elvira
et Edda H. ou Les poèmes infidèles de Walter Jonas.
L’ambition est immense. Le talent ne l’est pas moins. Il
faudra bien qu’on sache un jour quel démiurge est vraiment Baptiste-Marrey, qui
mêle le monde réel à son univers imaginaire au point de fournir au lecteur, en
fin de volume, un lexique expliquant aussi bien des termes techniques – dans ce
cas-ci, essentiellement ceux de la gravure – que des repères biographiques
authentiques (Celan, Gadenne, Graves, Petrucciani, etc.) ou fictifs (Edda
Huebner, Walter Jonas, Sœur Marie-Serge, Alba Zelnik, et il en est pour qui on
n’ose trancher, tant leur appartenance aux ouvrages de Baptiste-Marrey en fait
des personnages entre historicité et romanesque).
Walter Jonas était un compositeur en quête d’absolu et d’amour.
Peter Loewen lui ressemble comme un frère, à cette différence près qu’il est
peintre et graveur. L’art et le sentiment se confondent, chez lui, dans une
femme dont il est follement amoureux et qui doit être, à l’évidence, le sujet
principal de son grand œuvre.
Il y a ici la frénésie de créer, malgré la douleur de vivre
– à moins que ce soit grâce à elle. Peter Loewen trouve sa force dans sa propre
faiblesse et prépare une grande exposition sur le thème de l’opéra. C’est là où
se lient Walter Jonas et Peter Loewen, comme un trompe-l’œil qui imite la
réalité à s’y méprendre. On entre dans le tableau, mais ce n’est pas celui du
graveur, c’est celui de l’écrivain.
Roman gigogne, ce livre empli de chimères garde cependant
les pieds sur terre, et même parfois dans la boue de provinces défavorisées :
Peter Loewen est entré en contact, pour des raisons alimentaires, avec le monde
des handicapés. C’est le tragique de son destin, parce que ces êtres à qui tout
manque lui rappellent son imperfection. Mais c’est peut-être aussi son salut, puisqu’il
rencontre celle qu’il appelle Dafné, la femme inaccessible qui joue des jeux
dangereux.
Le récit se bâtit et se rompt, Peter Loewen avance puis
recule… Au rythme même d’une vie ponctuée d’accès de folie de plus en plus
inquiétants, c’est l’œuvre qui mûrit. Mais, bien entendu, au risque de se
perdre…
Entretien
Baptiste-Marrey doit croire, à sa manière, que le roman se
crée en écrivant, comme d’autres sont convaincus que le mouvement se crée en
marchant. C’est du moins ce que semble prouver l’ample création à laquelle il s’est
attelé dans son cycle des Saisons…
Ce n’était pas une
volonté délibérée au départ, mais je m’étais dit quand même que ce serait bien
d’installer une cohérence entre les histoires, qu’on retrouve des personnages
et qu’un univers romanesque se crée petit à petit. Ici, ce n’est pas encore
très visible, parce qu’il y aura une suite, mais je suis parti sur des effets
de zoom. Des personnages qui sont au premier plan dans un récit deviennent des
silhouettes au second plan dans un autre. Ces effets de perspective se
produisent dans la vie : on est très intime avec des gens pendant deux ans,
puis ils changent de poste, ils déménagent, on ne les voit plus pendant dix ans,
et puis, tout à coup, on les retrouve…
Cet univers s’agrandit
de livre en livre…
Oui, et c’est un peu
terrifiant. Je ne sais pas où cela va s’arrêter. Mais je crois qu’il faut
laisser venir les choses.
Vous touchez à des
arts très différents, comme la musique ou la gravure. Essayez-vous de traduire
tous les arts par la littérature ?
Pas particulièrement. Mais
le phénomène de la création est une chose à laquelle je réfléchis depuis des
années et c’est aussi une manière métaphorique de parler de mes propres
préoccupations. Ce que disent Jonas de la musique ou Peter de la peinture, c’est
très souvent ce que je pense de la littérature et de la poésie. Mais le fait de
le transposer dans un art que je ne pratique pas – je ne suis ni musicien ni
peintre – donne à la fois une distance et peut-être un certain relief.
Vous intégrez aussi
dans votre culture des secteurs de connaissance qui n’appartiennent pas à l’art,
comme la réflexion scientifique de Prigogine.
J’ai été marqué par la
lecture de La Nouvelle Alliance qui
rapproche les sciences des créations artistiques, pour ce que j’en comprends. Cela
m’a permis de faire cette petite visite bruxelloise accomplie par Peter Loewen
pour réaliser le portrait du savant. Petit à petit, cette suite romanesque
prend peut-être une dimension européenne – mais c’est prétentieux de dire cela,
et d’ailleurs pas tout à fait exact : j’aimerais bien, et je cherche…
Vous donnez l’impression,
d’une part, de savoir très bien où vous allez et, en même temps, d’être débordé
par votre création. Comment vivez-vous cela ?
C’est à la fois
passionnant et désespérant. En même temps, il n’y a qu’à laisser venir, puisque
ça vient. Ça devient quelque chose de symphonique, une composition dans
laquelle le thème est repris plusieurs fois. De temps en temps, il faut d’ailleurs
couper des passages auxquels on tient, en se demandant si on arrivera à les
utiliser plus tard. Ce n’est pas grave, de toute façon. Je me dis souvent qu’un
roman est comme un appartement : il arrive un moment où il n’y a plus de
place. Tout est complet…
Le Maître de Stammholz (1992)
Baptiste-Marrey mène, depuis des débuts tardifs il y a une
dizaine d’années, une réflexion romanesque et poétique sur l’art et la vie qui
s’est traduite déjà à travers quelques livres remarquables parmi lesquels le
plus remarqué était, jusqu’à présent, Les
papiers de Walter Jonas.
Et le voici encore, avec Le
Maître de Stammholz, à agiter ces questions d’une manière qui n’a jamais
rien de théorique, avec un personnage de peintre, quelque part sur la frontière
entre l’Autriche et la Slovénie, pendant trois hivers situés, de manière
critique, de 1942 à 1945. Martin est, d’une certaine manière, un réfugié. Il
est dans ce petit village pour y vivre caché, en masquant ce qui faisait de lui,
ailleurs, un être désigné comme un de ceux qu’il faut abattre parce qu’ils
pratiquent un art dégénéré. Il peint encore, mais en cachette, et il a l’impression
que, moins on le sait, mieux cela vaut. Il n’a pas tort.
Baptiste-Marrey reconstitue cette époque dans un lieu
imaginaire et cependant imprégné de bien des réalités. Il écrit :
La guerre est une machine à remonter le temps : les chevaux tirent de nouveau les chariots, les gamins courent derrière ramasser le crottin pour fumer les jardins. Les rosiers cèdent la place aux patates et aux haricots (parfois à un plant de tabac). Avec ces mois de glace, les traîneaux, bricolés avec des moyens de fortune, ont fait leur réapparition et transportent tonneaux, balles de foin ou fagots de bois.
Il a eu, nous a-t-il expliqué, l’expérience de ces années
sombres, même si c’était ailleurs : « J’ai
vécu toute la guerre à Paris, de 1940 à 1945, et à un âge où j’étais à la fois
assez vieux pour comprendre ce qui se passait, pour voir et pour me souvenir, et
assez jeune pour ne pas pouvoir être acteur. Et c’est vrai que cette
génération-là a été très marquée. On ne peut plus juger les choses et les gens
comme avant, et on garde une espèce de scepticisme sur les grands discours, sur
les institutions, sur les nobles causes, sur plein de choses comme ça, parce qu’on
sait trop ce qui peut se passer en dessous. Donc j’ai attendu je ne sais pas
combien d’années pour parler de cela et, pour des raisons obscures, c’est-à-dire
pour des raisons que je m’explique mal à moi-même, je n’ai pas voulu ou je n’ai
pas pu en traiter directement dans des mémoires ou des souvenirs. Je pense que
j’étais plus libre en inventant un lieu et un espace où se produirait cet
affrontement entre la puissance, une puissance absolue, et le reste de la
population. Et dans cette fiction, j’ai glissé un certain nombre de choses vues,
de souvenirs personnels. »
Donc, cette fois, s’il est encore question d’art, c’est avec
une autre idée derrière la tête. Au fond, que Martin soit peintre est
relativement peu important. Ce qui compte davantage, c’est qu’il vive là, dans
un village investi par la Gestapo, et à proximité d’un camp où se passent des
choses innommables à ce point qu’on évite d’en parler. « Vivre, c’est trahir, n’est-ce pas ? » dit Martin, et
un autre personnage, Simon, dont le véritable nom – Samuel Goldberg – suffit à
faire comprendre qu’il a, plus que tout autre, besoin de vivre caché, dira, plus
tard, au cours du deuxième hiver : « Ce
n’est pas l’horreur qui augmente, c’est la connaissance que nous en avons. Bientôt
aucun de nous ne pourra plus garder les yeux fermés. »
Baptiste-Marrey n’avait pas encore vu Mauthausen quand il a
écrit ce livre. Depuis, il y est allé. Et il ne peut s’empêcher de se demander
comment les habitants auraient pu ne pas savoir. Mais ses propres souvenirs
infirment toute certitude…
« Je pense que
beaucoup de gens étaient dans l’ignorance. En tout cas, en France, où je vivais
dans un milieu plutôt informé, j’ai découvert les camps en mai 1945, quand on a
vu les premiers retours, bien après la Libération. On savait que les gens
partaient en Allemagne, on savait qu’ils mouraient, mais on ne savait pas
comment. J’habitais dans le 16e arrondissement à ce moment-là, près
du Trocadéro, et quatre fois par jour pendant cinq ans, j’ai traversé la rue
Lauriston. Je n’ai su qu’après qu’un des hôtels de cette rue Lauriston avait
été un lieu de torture de la Gestapo, le pire qu’il y ait eu à Paris. Pendant
quatre ans, je n’ai pas eu le moindre soupçon de ce qui se passait là. C’était
souterrain… »
Le mal, et le mal le plus absolu, est donc au cœur de cet
ouvrage dans lequel il ne manque cependant pas de scènes plus légères, comme
dans la vie. Les personnages ne sont pas des héros, ils se contentent d’essayer
de survivre en se compromettant aussi peu que possible. Elle n’a pas encore été
construite, la balance avec laquelle on pourrait peser, pour chacun de ceux qu’on
rencontre dans Le Maître de Stammholz,
le bien et le mal. Il n’y a cependant pas la moindre ambiguïté dans le roman :
on sait très bien, à chaque instant de la lecture, de quel côté de la barrière
on se trouve. Mais les personnages, pour être envisagés avec beaucoup d’humanité,
savent beaucoup moins de quel côté ils se trouvent.
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