samedi 26 janvier 2019

N'oublions pas Baptiste-Marrey

Discrètement, quelques lignes dans la nécrologie du Monde daté d'aujourd'hui m'apprennent la mort de Jean-Claude Marrey, dit Baptiste-Marrey, le nom sous lequel je le connaissais pour avoir lu quelques-uns de ses livres (pas assez cependant). Il était né en 1928. Ses textes m'avaient marqué, deux rencontres avec lui aussi. Il en reste quelques traces dans des archives qui seraient poussiéreuses si elles n'étaient numériques...



L’art et la sensualité, la gravure et la musique… Baptiste-Marrey, dans ses grands romans – dont Les papiers de Walter Jonas permirent la découverte il y a quatre ans, et autorisent la redécouverte dans la réédition qui vient de paraître au format de poche –, ne craint pas de créer des liens entre des pulsions fortes et des idées élevées, ainsi qu’entre différentes formes de création. Son fort tempérament de romancier le pousse à embrasser une multitude de personnages, qui vivent quantité d’aventures et se retrouvent, comme des contrepoints, d’un livre à l’autre. Il est vrai que la construction d’ensemble est clairement revendiquée, sous le titre : Saisons : une autobiographie imaginaire. Quatre volets, dont trois déjà ont été abordés : l’automne avec SMS, l’été avec Les papiers de Walter Jonas, et à présent l’hiver dans L’atelier de Peter Loewen – à quoi il faut ajouter des excroissances comme Elvira et Edda H. ou Les poèmes infidèles de Walter Jonas.
L’ambition est immense. Le talent ne l’est pas moins. Il faudra bien qu’on sache un jour quel démiurge est vraiment Baptiste-Marrey, qui mêle le monde réel à son univers imaginaire au point de fournir au lecteur, en fin de volume, un lexique expliquant aussi bien des termes techniques – dans ce cas-ci, essentiellement ceux de la gravure – que des repères biographiques authentiques (Celan, Gadenne, Graves, Petrucciani, etc.) ou fictifs (Edda Huebner, Walter Jonas, Sœur Marie-Serge, Alba Zelnik, et il en est pour qui on n’ose trancher, tant leur appartenance aux ouvrages de Baptiste-Marrey en fait des personnages entre historicité et romanesque).
Walter Jonas était un compositeur en quête d’absolu et d’amour. Peter Loewen lui ressemble comme un frère, à cette différence près qu’il est peintre et graveur. L’art et le sentiment se confondent, chez lui, dans une femme dont il est follement amoureux et qui doit être, à l’évidence, le sujet principal de son grand œuvre.
Il y a ici la frénésie de créer, malgré la douleur de vivre – à moins que ce soit grâce à elle. Peter Loewen trouve sa force dans sa propre faiblesse et prépare une grande exposition sur le thème de l’opéra. C’est là où se lient Walter Jonas et Peter Loewen, comme un trompe-l’œil qui imite la réalité à s’y méprendre. On entre dans le tableau, mais ce n’est pas celui du graveur, c’est celui de l’écrivain.
Roman gigogne, ce livre empli de chimères garde cependant les pieds sur terre, et même parfois dans la boue de provinces défavorisées : Peter Loewen est entré en contact, pour des raisons alimentaires, avec le monde des handicapés. C’est le tragique de son destin, parce que ces êtres à qui tout manque lui rappellent son imperfection. Mais c’est peut-être aussi son salut, puisqu’il rencontre celle qu’il appelle Dafné, la femme inaccessible qui joue des jeux dangereux.
Le récit se bâtit et se rompt, Peter Loewen avance puis recule… Au rythme même d’une vie ponctuée d’accès de folie de plus en plus inquiétants, c’est l’œuvre qui mûrit. Mais, bien entendu, au risque de se perdre…

Entretien
Baptiste-Marrey doit croire, à sa manière, que le roman se crée en écrivant, comme d’autres sont convaincus que le mouvement se crée en marchant. C’est du moins ce que semble prouver l’ample création à laquelle il s’est attelé dans son cycle des Saisons…
Ce n’était pas une volonté délibérée au départ, mais je m’étais dit quand même que ce serait bien d’installer une cohérence entre les histoires, qu’on retrouve des personnages et qu’un univers romanesque se crée petit à petit. Ici, ce n’est pas encore très visible, parce qu’il y aura une suite, mais je suis parti sur des effets de zoom. Des personnages qui sont au premier plan dans un récit deviennent des silhouettes au second plan dans un autre. Ces effets de perspective se produisent dans la vie : on est très intime avec des gens pendant deux ans, puis ils changent de poste, ils déménagent, on ne les voit plus pendant dix ans, et puis, tout à coup, on les retrouve…
Cet univers s’agrandit de livre en livre…
Oui, et c’est un peu terrifiant. Je ne sais pas où cela va s’arrêter. Mais je crois qu’il faut laisser venir les choses.
Vous touchez à des arts très différents, comme la musique ou la gravure. Essayez-vous de traduire tous les arts par la littérature ?
Pas particulièrement. Mais le phénomène de la création est une chose à laquelle je réfléchis depuis des années et c’est aussi une manière métaphorique de parler de mes propres préoccupations. Ce que disent Jonas de la musique ou Peter de la peinture, c’est très souvent ce que je pense de la littérature et de la poésie. Mais le fait de le transposer dans un art que je ne pratique pas – je ne suis ni musicien ni peintre – donne à la fois une distance et peut-être un certain relief.
Vous intégrez aussi dans votre culture des secteurs de connaissance qui n’appartiennent pas à l’art, comme la réflexion scientifique de Prigogine.
J’ai été marqué par la lecture de La Nouvelle Alliance qui rapproche les sciences des créations artistiques, pour ce que j’en comprends. Cela m’a permis de faire cette petite visite bruxelloise accomplie par Peter Loewen pour réaliser le portrait du savant. Petit à petit, cette suite romanesque prend peut-être une dimension européenne – mais c’est prétentieux de dire cela, et d’ailleurs pas tout à fait exact : j’aimerais bien, et je cherche…
Vous donnez l’impression, d’une part, de savoir très bien où vous allez et, en même temps, d’être débordé par votre création. Comment vivez-vous cela ?
C’est à la fois passionnant et désespérant. En même temps, il n’y a qu’à laisser venir, puisque ça vient. Ça devient quelque chose de symphonique, une composition dans laquelle le thème est repris plusieurs fois. De temps en temps, il faut d’ailleurs couper des passages auxquels on tient, en se demandant si on arrivera à les utiliser plus tard. Ce n’est pas grave, de toute façon. Je me dis souvent qu’un roman est comme un appartement : il arrive un moment où il n’y a plus de place. Tout est complet…

Le Maître de Stammholz (1992)

Baptiste-Marrey mène, depuis des débuts tardifs il y a une dizaine d’années, une réflexion romanesque et poétique sur l’art et la vie qui s’est traduite déjà à travers quelques livres remarquables parmi lesquels le plus remarqué était, jusqu’à présent, Les papiers de Walter Jonas.
Et le voici encore, avec Le Maître de Stammholz, à agiter ces questions d’une manière qui n’a jamais rien de théorique, avec un personnage de peintre, quelque part sur la frontière entre l’Autriche et la Slovénie, pendant trois hivers situés, de manière critique, de 1942 à 1945. Martin est, d’une certaine manière, un réfugié. Il est dans ce petit village pour y vivre caché, en masquant ce qui faisait de lui, ailleurs, un être désigné comme un de ceux qu’il faut abattre parce qu’ils pratiquent un art dégénéré. Il peint encore, mais en cachette, et il a l’impression que, moins on le sait, mieux cela vaut. Il n’a pas tort.
Baptiste-Marrey reconstitue cette époque dans un lieu imaginaire et cependant imprégné de bien des réalités. Il écrit :
La guerre est une machine à remonter le temps : les chevaux tirent de nouveau les chariots, les gamins courent derrière ramasser le crottin pour fumer les jardins. Les rosiers cèdent la place aux patates et aux haricots (parfois à un plant de tabac). Avec ces mois de glace, les traîneaux, bricolés avec des moyens de fortune, ont fait leur réapparition et transportent tonneaux, balles de foin ou fagots de bois.
Il a eu, nous a-t-il expliqué, l’expérience de ces années sombres, même si c’était ailleurs : « J’ai vécu toute la guerre à Paris, de 1940 à 1945, et à un âge où j’étais à la fois assez vieux pour comprendre ce qui se passait, pour voir et pour me souvenir, et assez jeune pour ne pas pouvoir être acteur. Et c’est vrai que cette génération-là a été très marquée. On ne peut plus juger les choses et les gens comme avant, et on garde une espèce de scepticisme sur les grands discours, sur les institutions, sur les nobles causes, sur plein de choses comme ça, parce qu’on sait trop ce qui peut se passer en dessous. Donc j’ai attendu je ne sais pas combien d’années pour parler de cela et, pour des raisons obscures, c’est-à-dire pour des raisons que je m’explique mal à moi-même, je n’ai pas voulu ou je n’ai pas pu en traiter directement dans des mémoires ou des souvenirs. Je pense que j’étais plus libre en inventant un lieu et un espace où se produirait cet affrontement entre la puissance, une puissance absolue, et le reste de la population. Et dans cette fiction, j’ai glissé un certain nombre de choses vues, de souvenirs personnels. »
Donc, cette fois, s’il est encore question d’art, c’est avec une autre idée derrière la tête. Au fond, que Martin soit peintre est relativement peu important. Ce qui compte davantage, c’est qu’il vive là, dans un village investi par la Gestapo, et à proximité d’un camp où se passent des choses innommables à ce point qu’on évite d’en parler. « Vivre, c’est trahir, n’est-ce pas ? » dit Martin, et un autre personnage, Simon, dont le véritable nom – Samuel Goldberg – suffit à faire comprendre qu’il a, plus que tout autre, besoin de vivre caché, dira, plus tard, au cours du deuxième hiver : « Ce n’est pas l’horreur qui augmente, c’est la connaissance que nous en avons. Bientôt aucun de nous ne pourra plus garder les yeux fermés. »
Baptiste-Marrey n’avait pas encore vu Mauthausen quand il a écrit ce livre. Depuis, il y est allé. Et il ne peut s’empêcher de se demander comment les habitants auraient pu ne pas savoir. Mais ses propres souvenirs infirment toute certitude…
« Je pense que beaucoup de gens étaient dans l’ignorance. En tout cas, en France, où je vivais dans un milieu plutôt informé, j’ai découvert les camps en mai 1945, quand on a vu les premiers retours, bien après la Libération. On savait que les gens partaient en Allemagne, on savait qu’ils mouraient, mais on ne savait pas comment. J’habitais dans le 16e arrondissement à ce moment-là, près du Trocadéro, et quatre fois par jour pendant cinq ans, j’ai traversé la rue Lauriston. Je n’ai su qu’après qu’un des hôtels de cette rue Lauriston avait été un lieu de torture de la Gestapo, le pire qu’il y ait eu à Paris. Pendant quatre ans, je n’ai pas eu le moindre soupçon de ce qui se passait là. C’était souterrain… »
Le mal, et le mal le plus absolu, est donc au cœur de cet ouvrage dans lequel il ne manque cependant pas de scènes plus légères, comme dans la vie. Les personnages ne sont pas des héros, ils se contentent d’essayer de survivre en se compromettant aussi peu que possible. Elle n’a pas encore été construite, la balance avec laquelle on pourrait peser, pour chacun de ceux qu’on rencontre dans Le Maître de Stammholz, le bien et le mal. Il n’y a cependant pas la moindre ambiguïté dans le roman : on sait très bien, à chaque instant de la lecture, de quel côté de la barrière on se trouve. Mais les personnages, pour être envisagés avec beaucoup d’humanité, savent beaucoup moins de quel côté ils se trouvent.

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