mardi 28 janvier 2020

La mort d'Hubert Mingarelli


Hubert Mingarelli vient de mourir et c’est une voix douce mais prégnante de la littérature française qui se tait. Si j’en juge par la moitié environ de sa production pour adultes que j’ai eu l’occasion de lire, pas une fausse note dans ces pages poétiques et denses, attentives aux émotions les plus fines mais sans explications superflues. Il va nous manquer…

Photo Ji-Elle

Une rivière verte et silencieuse (1999)
Auteur pour jeunes devenu romancier pour adultes, Hubert Mingarelli n’a pas abandonné pour autant les paysages de l’enfance. C’est de l’enfance de Primo qu’il est question ici, de ses rêves et de son quotidien bridé par les faibles moyens de son père. Alors, il s’évade autant qu’il le peut, marche à l’infini dans les couloirs tracés par ses pas au milieu d’une vaste étendue d’herbe. A ces moments de solitude fondatrice, il pense. Ce sont les meilleures heures de sa vie. Pour le reste, les espoirs plus concrets se brisent avec une rapidité déconcertante et les gestes ténus du travail ménager se répètent avec une obstination décevante. Il n’empêche qu’une réelle complicité unit le fils à son père et que les images surgies de la mémoire lacunaire de celui-ci nourrissent aussi la vie de celui-là. Une rivière verte et silencieuse est un récit-poème d’une limpidité exemplaire.

La dernière neige (2000)
Depuis l’année dernière, Hubert Mingarelli n’est plus seulement un auteur pour la jeunesse. Une rivière verte et silencieuse a donc été considéré comme un premier roman. Admettons, à condition d’admettre aussi les étiquettes désuètes qui s’appliquent à des genres trop souvent considérés comme des sous-catégories d’une sous-littérature que les gens sérieux ne prennent pas la peine de lire. Ils ont bien tort mais ils ne le sauront jamais et, donc, cela n’a aucune importance. Admettons donc aussi, tant qu’à faire, que La dernière neige serait (le conditionnel pour introduire, quand même un léger doute) un deuxième roman, l’étape la plus dangereuse pour un auteur qui s’était fait remarquer la dernière (c’est-à-dire la première) fois et qu’on attend donc au tournant. C’est la règle…
Il y a une première chose intéressante avec Hubert Mingarelli : en lisant son (on l’a admis, faut-il le répéter ?) deuxième roman, on oublie la règle. C’est bon signe. Il n’y a plus que des personnages et une histoire. Un enfant et ses rêves, son rêve faudrait-il dire, plus ou moins contrarié ou encouragé selon les cas par son entourage. Mais l’entourage nous apprend qu’il n’est pas toujours responsable de ses désirs et que la vie, la mort, toutes ces choses qui nous encombrent et dont on ne peut se débarrasser quoi qu’on en ait, sont pour beaucoup dans nos réactions devant ce qui arrive.
Ainsi, l’histoire principale, si on veut bien la considérer ainsi, est celle d’un enfant tombé amoureux, ou peu s’en faut, d’un milan mis en vente par un brocanteur qui vend plein d’autres choses moins vivantes – et, pour ses clients potentiels, plus séduisantes, heureusement pour l’enfant. Car il n’a pas les moyens de s’offrir l’oiseau et doit donc attendre de rassembler la somme nécessaire à l’achat au risque de se le voir souffler sous le nez par un éventuel acheteur plus fortuné. L’oiseau est plus qu’un oiseau, il est, bien que prisonnier, le rêve de ce qu’il a pu voir, le rêve de l’histoire de sa capture, que l’enfant invente avec beaucoup de vraisemblance et d’imagination (l’imagination la mieux dotée étant celle qui fait, on le sait, ressembler le mieux la réalité et le songe) à l’intention de son père.
Car le personnage du père fait figure de point de référence – il n’en allait pas autrement dans Une rivière verte et silencieuse. Il est mourant, une histoire lui fait le plus grand bien, et en particulier celle de la capture de l’oiseau – ainsi que la présence de celui-ci. Le récit, en grande partie inventé, y croit-il ou fait-il semblant d’y croire ? Il est en tout cas le lien entre le fils et le père, ce qui tient l’histoire debout et devant quoi le milan lui-même s’efface discrètement, sous « la dernière neige »…

La beauté des loutres (2002)
Depuis qu’il a abordé le registre de la littérature dite « pour adultes », vague étiquette qui fait la différence avec la littérature « de jeunesse », Hubert Mingarelli donne des histoires à la surface lisse, d’une trompeuse simplicité, qui recèlent des trésors de profondeur humaine.
La beauté des loutres peut se résumer à un voyage en camion par temps neigeux, accompli par Horacio et Vito pour livrer des moutons. On pourrait s’arrêter là. Car, sur le plan du récit, il n’arrive rien d’autre que des anecdotes sans importance. Comment il faut chaîner les roues pour passer le col. Comment un des moutons, pressé par les autres, finit par sauter du camion et disparaître dans la nature. Comment un jerrican découpé peut remplacer le seau oublié, pour faire boire les moutons. Comment un lapin se trouve pris dans la lumière des phares, et comment Horatio tombe deux fois en essayant de le tuer avec son fusil, etc.
Il y a, bien sûr, autre chose, qui fait la valeur de ce roman d’une extraordinaire densité. La beauté des loutres est aussi peu un récit de voyage que, disons, Le vieil homme et la mer est un récit de pêche au gros. D’ailleurs, ce dont il est question dans le titre renvoie à un genre de beauté que Horatio et Vito n’ont pu connaître qu’en photo, comme un idéal esthétique qui appelle une vie rêvée.
Et tout se déroule ici, en effet, comme dans un rêve. On est, avec ces deux personnages, hors du temps, hors du monde, dans un paysage blanc d’où les points de repère ont disparu, où les valeurs de l’existence doivent trouver de nouvelles bases.
On ne sait pas grand-chose de Horatio et Vito, sinon que le premier est plus âgé et que le second est encore un jeune garçon.
Cela suffit pour comprendre qu’il y a, jusque dans un moment de violence, quelque chose d’une transmission de savoir entre les deux. Pas un savoir théorique, une sorte d’expérience vécue – et c’est la raison pour laquelle Vito gardera le silence sur ce qui est arrivé. Cela n’appartient plus qu’à lui – et, désormais, à nous.

Quatre soldats (2003)
Les groupes formés au hasard des circonstances sont d’autant plus solides que celles-ci sont particulières. Dans l’Armée rouge en fuite devant les Roumains, Bénia se serait senti bien seul s’il n’était tombé sur Pavel, qui s’est écarté de la route en même temps que lui quand une altercation entre un officier et un soldat a mal tourné. Ils ont décidé de rester ensemble. Kyabine, un grand Ouzbek, s’est joint à eux à l’occasion d’une partie de dés pour du tabac, au moment où les Polonais ont repris un village. Il a commencé à neiger. En novembre, le commandant a donné l’ordre aux soldats de passer l’hiver dans des cabanes, au cœur de la forêt, et d’attendre le printemps. Pavel a pensé qu’il valait mieux être quatre pour construire une cabane et a proposé au jeune Sifra, calme et bon tireur, de compléter l’équipe. Une équipe dont chaque membre est complémentaire.
Plus tard, Evdokim, un gosse, sera logé dans leur cabane. Et ils s’attacheront à lui aussi, d’autant qu’il écrit tout ce qu’il voit dans un carnet – une chance pour eux de perpétuer la mémoire de ces mois hors du temps.
Contrairement à quelques autres romans dont Hubert Mingarelli s’éloigne avec soin, l’hivernage ne sera pas un prétexte à l’attente de la reprise des combats. Elle viendra toujours trop tôt pour les Quatre soldats qui entreprennent plutôt de jouir au mieux de leur relative tranquillité. Ils ont trouvé, pas très loin du campement, un étang près duquel ils passent des heures de vrai bonheur : « Nous avons profité de l’étang tout l’après-midi. Nous n’avons rien fait que discuter et dormir, et nous réveiller, nous chauffer au soleil et discuter. » Cette vie contemplative, où l’action se limite à courir pour arriver à temps aux repas, leur convient parfaitement. Ils ont mis au point des rituels, des phrases récurrentes, qui leur servent de points de repère. Et préservent avec soin leur coin de prédilection en évitant de tracer une piste qui pourrait y conduire n’importe qui.
Un jour, ils volent un cheval et s’amusent avec lui jusqu’au moment où il s’enfuit. Ils ne le reverront que mort, près de l’étang, le jour même où ils ont appris qu’il fallait repartir. Le charme est rompu, il ne pouvait être qu’éphémère, la guerre se rappelle à eux…
Pourtant, c’est de bonheur que parle le livre, de jours qui échappent à la logique des hommes qui sont quelques-uns seulement à connaître la plénitude de leur existence, comme Bénia en prend conscience un jour : « J’ai été tout d’un coup plein d’émotion parce que chacun était à sa place, et parce qu’il m’a semblé aussi qu’à cet instant chacun de nous était très loin de l’hiver dans la forêt. Et que chacun de nous était aussi très loin de la guerre qui allait reprendre parce que l’hiver était fini. »
Hubert Mingarelli a l’art de sauver la magie fugitive d’enchantements comme celui-là. Il n’oublie pas pour autant la gravité de l’époque troublée où il situe le récit, dont la fin est un déchirement vécu par Bénia, le narrateur, et partagé par le lecteur. La simplicité des petits plaisirs quotidiens, racontés simplement par le romancier – c’est-à-dire sur le ton le plus juste –, disparaît dans la fureur de la bataille.
Disparaît ? Pas vraiment. Si c’était le cas, on ne resterait pas marqué, et pour longtemps, par ces pages lumineuses dont on se souviendra comme d’un moment de grâce.

Le voyage d’Eladio (2005)
Au fond, Hubert Mingarelli raconte toujours la même histoire : celle d’un rêve impossible à vivre dans le monde réel. La confrontation entre le vieil Eladio et la violence qui couve dans son pays est de cette nature. Elle nous entraîne dans une longue marche solitaire au terme de laquelle il n’y aura pas que de la fatigue. La désillusion est aussi au rendez-vous, une perte de confiance dans l’humanité. Le romancier n’en fait pas une leçon morale. Il se contente de poser les éléments du récit l’un après l’autre, comme marche Eladio, pas après pas. Et on marche avec lui dans le même élan.

Océan Pacifique (2006)
Trois longues nouvelles pour un écrivain qui nous a habitués à des romans courts, c’est-à-dire presque trois livres en un. Il y suit sa propre trace, en particulier dans Bateau sous la neige où il retrouve la complicité difficile à exprimer entre un père et son fils. Un sujet qu’il a déjà traité et qu’il parvient à renouveler encore, en explorant les ressemblances et les différences entre le vertige et le mal de mer. Un moyen, pour le père, d’amener son fils à mieux maîtriser son avenir.
Dans cette nouvelle, la dernière, le bateau est immobile. Et le véritable embarquement ne se fera que plus tard, après cette initiation qui est aussi une leçon de vie. Les deux autres textes, en revanche, se déroulent en pleine navigation.
L’éditeur a la bonne idée de signaler que l’auteur s’est engagé à dix-sept ans dans la Marine nationale et qu’il a servi dans le Pacifique lors des essais nucléaires français. Car c’est pendant ceux-ci que prend place la première nouvelle, qui donne son titre au recueil : Océan Pacifique. Il ne s’agit pas, on s’en doute, d’un témoignage. Mais un climat s’installe, au moment où une explosion a lieu, qui exacerbe les émotions et met les nerfs des hommes à vif. Sur le bateau ou à terre, pour une partie de pêche qui a des allures d’expédition adolescente, une profonde déception venue d’on ne sait où mine le moral en ramenant à des souvenirs enfouis loin dans le passé.
Hubert Mingarelli n’utilise pas de grands effets. Il cherche les failles discrètes, éveille doucement des échos et tisse une toile qu’il faut observer avec attention pour en voir les détails. En véritable artiste, il accomplit son œuvre sans avoir l’air d’y toucher, sur un mode mineur qui convient parfaitement à son exploration des âmes.
C’est encore plus vrai dans la nouvelle centrale, Giovanni, où un chien est le catalyseur du récit. Il porte le nom de celui qui l’a amené à bord. Le marin a débarqué un jour, le chien est resté. Et le nouveau locataire de la couchette doit la partager avec le chien qui a eu l’habitude d’y dormir. Sans l’avoir choisi, il devient donc aux yeux de l’équipage responsable de Giovanni, ce qui présente quelques inconvénients pratiques. Mais, surtout, fait ressortir, par un parcours émotionnel d’une rare finesse, toutes les douleurs secrètes.
Ainsi pratique Hubert Mingarelli, au bord d’abîmes mystérieux qui s’ouvrent devant nous aux moments où nous ne nous y attendions pas. Nous prenant par surprise, il nous fait partager les larmes de ses personnages. Puis nous console en les consolant.

Marcher sur la rivière (2007)
Absalon est un marginal qui voudrait aller faire soigner sa jambe folle en ville. Il prépare donc un départ auquel beaucoup ne croient pas. D’ailleurs, il ne part pas. Pas tout de suite. Il travaille pour un étranger qui fait de curieux travaux dans les collines. Il va et vient. Et marche ainsi sur le lit desséché d’une ancienne rivière.
Comme souvent dans les romans de Mingarelli, celui-ci se passe on ne sait où. Seules les sonorités des noms font vaguement penser à l’Afrique, mais rien n’est moins sûr. Et l’histoire, en outre, est secondaire.
Pourtant, une fois encore, le charme opère. Grâce à la manière de regarder le paysage jusqu’à y appartenir. Grâce aux dialogues qui en disent toujours plus que les mots qu’ils contiennent. Grâce à une langue simple et poétique à la fois. Il n’est pas besoin de tout comprendre, de tout savoir des personnages. Ils sont là, très présents.

La promesse (2009)
Fedia et Vassili sont devenus amis à l’école des mécaniciens de la flotte. Une relation nourrie de moments partagés avec intensité, sans une parole de trop. Dans la qualité du silence qui l’accompagne sur le lac de retenue où il a lancé son petit bateau, Fedia retrouve l’émotion retenue des souvenirs. Toute une journée consacrée à remonter la rivière se découpe entre le présent et le passé. Le mécanicien cherche la sérénité dans la lenteur. Parfois saisi d’une sourde angoisse, il finit par la trouver dans un reflet de lune. Hubert Mingarelli n’a pas son pareil pour dire simplement les conséquences d’émotions puissantes, qui nous bouleversent autant que son personnage.

L’année du soulèvement (2010)
Une page rapide pour le contexte : « il y eut mille histoires. » En voici une, la nuit que passent ensemble deux hommes et leur prisonnier. Les rancœurs sont vives, les combats ont laissé des traces même chez les vainqueurs. Ces deux-ci, Daniel et Cletus, n’étaient pas faits pour accompagner ensemble l’officier San-Vitto en haut de la colline où ils attendent qu’on vienne le chercher. Leurs faiblesses les opposent. Dans des conversations à demi-mots, des gestes ébauchés, Hubert Mingarelli place ses personnages au bord d’un gouffre où ils ont envie de se jeter. Pour oublier ou pour retrouver une paix intérieure désormais inaccessible. Un bref roman tout en nuances subtiles.

La terre invisible (2019)
Un photographe de guerre ne digère pas sa découverte des cadavres, devant lesquels il ne faisait plus rien de son appareil, à l’ouverture d’un camp de concentration nazi. En compagnie d’un chauffeur qui vient d’arriver et n’a pas participé aux combats, il erre dans l’Allemagne vaincue pour fixer les visages et les attitudes des gens qui savaient, ou pas. Il ne cherche pas à résoudre une énigme ni même à comprendre. C’est là, comme un devoir.

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