Comme beaucoup d’autres lecteurs, nous avons découvert
l’écrivain barcelonais Jaume Cabré avec la traduction de Confiteor, un roman ample et époustouflant de maîtrise technique
autant que de finesse. Cette admiration a cependant un effet pervers :
avant d’ouvrir la réédition en poche de Voyage d’hiver, on craignait la déception. Car comment pourrait-il réussir, en
quatorze nouvelles, à reproduire la qualité d’émotion née du roman ? Plus
étonnant, l’auteur lui-même a eu cette crainte, mais il le dit à la fin du
volume et il a eu le temps de nous reconquérir : « Ce qui est curieux, c’est que je ne les ai jamais réussies du
premier coup. […] Bien des fois, le thème, l’air et le conflit étaient les
bons, définitifs : mais le ton était encore faux. Pendant des années, je
me suis affairé avec une certaine perplexité à ce qui allait devenir ce livre,
parce que j’avais des histoires ou des idées, mais ce que j’en tirais de
concret ne parvenait pas à me convaincre. » Il a même cru qu’il
n’était pas fait pour les nouvelles. Mais il a bien fait d’insister. Sans
brasser les longs fleuves tumultueux qui se croisent dans Confiteor, Voyage d’hiver
fait courir souterrainement des thèmes, des échos. Tout cela résonne en
permanence et de plus en plus intensément au fil de la lecture.
La résonance est d’autant mieux audible qu’il est,
d’abondance, question de musique. Dès le titre, on pense à Schubert. Et le
voici, au premier rang d’une salle de concert, écoutant le récital du très
contemporain Pere Bros. En voyant Schubert, le pianiste a bouleversé le
programme, commençant par le dernier morceau qu’il devait interpréter. Celui où
le compositeur méditait sur la mort (« la
mort qui vient des brumes du Danube, d’abord lointaine puis terriblement proche »).
Ce soir, on assiste peut-être à la fin d’un artiste : à l’entracte, Pere
Bros annonce à son agent qu’il ne jouera plus après ce concert. Le contrat
signé pour le Vatican, ce sera non aussi. La musique cède devant la place prise
par son ami Zoltán. Elle cédera au moins après la deuxième partie, encore plus
inattendue que la première : Contrapunctus,
de Fischer, une pièce ni tonale ni modale, en sept variations, les audaces de
Schönberg au temps de Mozart et de Beethoven…
Plus loin, dans d’autres textes, on retrouve Fischer. Et le
Vatican. Et Schubert, à travers un de ses biographes. Gottfried Heinrich Bach,
le simple d’esprit de la famille, capable lui aussi d’intuitions musicales
géniales, ajoute un autre contrepoint. Zoltán, l’ami de Pere, le découvreur de
la partition de Fischer, clôt le recueil, avec une incroyable histoire d’amour
manqué.
Sous le signe du Voyage
d’hiver naissent d’autres intrigues, dont aucune n’est totalement étrangère
aux autres. C’est un collectionneur de livres n’intéressant personne, bientôt supplanté
par sa femme de ménage devenue son assistante, qui compulse un traité sur les
sons présent aussi chez les Bach, ceux-ci utilisant un marque-page qui chemine
à travers le temps. C’est un Rembrandt devenu l’enjeu d’une lutte sans merci,
symbolisée par Zéro, Un, Deux et Trois ignorant tous quel rôle ils jouent dans
un contrat qui les lie à jamais.
Chaque nouvelle tient debout seule, elle n’a pas besoin des autres pour être admirable. Mais l’effet produit par un ensemble profondément irrigué de veines où courent la vie et la mort, l’art et la corruption, est une saisissante réinvention du réel. Jaume Cabré est aussi fait pour les nouvelles, c’est désormais une évidence.
Chaque nouvelle tient debout seule, elle n’a pas besoin des autres pour être admirable. Mais l’effet produit par un ensemble profondément irrigué de veines où courent la vie et la mort, l’art et la corruption, est une saisissante réinvention du réel. Jaume Cabré est aussi fait pour les nouvelles, c’est désormais une évidence.
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