Il y a cinq ans, je suis resté prostré pendant des heures
devant l’écran de télévision où il n’y avait à voir que de l’agitation – rien,
en somme, ce qui pourrait laisser croire aux vertus de l’information continue
qui vide les faits de leur substance et les édulcore en tournant autour jusqu’à
ce que cela ne veuille plus rien dire (ce qui n’empêche pas de continuer à parler).
Il y a cinq ans, c’était la dernière fois que je pleurais
mais c’était spectaculaire, même s’il n’y avait personne pour me regarder me noyer dans les larmes, tragique aveu d’impuissance devant ce qui s’était produit à Charlie Hebdo.
Cinq ans plus tard, Charlie
est vivant et le prouve avec le numéro qui sort aujourd’hui, en couverture
duquel Coco montre le piège des nouvelles censures.
Philippe Lançon aussi est vivant, touché dans sa chair
certes ce jour-là mais qui a accouché d’un livre indispensable, Le lambeau, aujourd’hui réédité au
format de poche après avoir été salué par le Femina il y a un peu plus d’un an.
Ce n’est pas un récit confortable que cette lente reconstruction. Mais l’auteur
y prouve que bien des choses sont possibles avec l’aide d’un personnel médical
extraordinaire, de la musique, de la littérature…
Il se lit assez lentement, car chaque phrase pèse son juste
poids – ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : la lecture n'est
pas pénible, elle se fait à petits pas – les pas que faisait le blessé dans le
couloir de l’hôpital – en écoutant Bach et en retournant de temps à autre vers
Proust et Kafka, au fil des opérations et des visites, des incompréhensions et
des relations fortes nouées avec les uns et les autres. On sourit parfois,
comme lors de la visite de François Hollande – le coquin ! –, on retient
son souffle mais on avance avec la confiance que Philippe Lançon plaçait dans
sa chirurgienne, personnage majeur du livre. Et la présence des morts…
Vivant, Riss l’est aussi, autre rescapé des tirs sauvages
des frères Kouachi. Blessé, également, et plus récent auteur de son récit des
événements, Une minute quarante-neuf secondes, un temps bref qui dura une éternité et se prolonge aujourd’hui
encore. Il ne nomme pas, contrairement à ce que je viens de faire, les
assassins. Mais il alerte avec force.
La violence. Elle n’a pas disparu. On l’a supportée. On l’a encaissée. On l’a absorbée. Tapie dans nos entrailles, elle attend le moment d’en sortir. Comme un volcan endormi pendant des millénaires, un jour elle explosera de nouveau à la face du monde. Ou peut-être jamais. Ceux qui croient qu’elle est derrière nous n’ont pas compris qu’elle est maintenant à l’intérieur de nous. Il n’y aura pas de reconstruction. Ce qui n’existe plus ne reviendra jamais.
Et Cavanna, est-il vivant ou mort ? Le 7 janvier 2015,
il n’était pas à la rédaction de Charlie.
Il avait envoyé un mot d’excuse : « J’ai cimetière. » Le même
mot depuis presque un an, après qu’il avait essayé pas mal d’autres prétextes :
j’ai piscine, j’écris un livre, je n’ai pas fini mon article, Miss Parkinson a
encore frappé, je me suis cassé quelques os, etc.
C’est donc du cimetière, peut-on supposer, que Cavanna
lancera la semaine prochaine un nouveau coup de gueule, Crève, Ducon ! Ce qui fait de lui une sorte de mort-vivant,
mais plus vif que mort si j’en juge par la partie de la journée d’hier que j’ai
passée à me marrer en le lisant.
Pour comprendre les succès littéraires de Cavanna, il ne
fallait pas s’arrêter à la moustache – sa part d’agressivité. Il fallait
remonter vers les yeux, débordant de tendresse. Et comprendre à quel point la
bonté peut être proche de la colère. Quand il publie Les Ritals en 1978, il raconte son enfance, son quartier
d’immigrés. Mais surtout « papa », le Rital de la famille, présent à
chaque détour même quand le gamin devenu grand veut jouer au dur, parle putes
et chaude-pisse. La veine est bonne, l’autobiographie continue sur le même ton
avec Les Russkofs et l’époque du STO
(Service du travail obligatoire) sous l’occupation allemande. La guerre, ce
n’est pas son truc, on s’en doutait un peu. Il préfère la littérature, le Prix
Interallié le confirme.
L’histoire n’est pas finie. Elle ne fait même, dans une large
mesure, que commencer. Bête et méchant s’ouvre
en 1945, traverse les années soixante et « la grande aventure » d’Hara-Kiri. Les interdictions, les
brouilles, tout cela raconté à la volée, comme on te cause au coin du feu. Il
croit en finir avec l’autobiographie dans Les
yeux plus gros que le ventre. Il décrit sa mort : « La disparition de l’écrivain François C… ne fournit guère de
matière à sensation aux journaux ni aux autres médias. » Il n’a jamais
prétendu être visionnaire… Même mort sur papier, il imagine une
autobiographie-fiction, Maria. Des
vieux cons, des vieux fous, racontés d’une écriture enlevée comme des copeaux à
un arbre vivant.
Que reste-t-il à écrire, en dehors de ses chroniques qui
fournissent par ailleurs la matière de livres bien plus nombreux ? Le
livre de sa mère, peut-être, puisqu’il avait beaucoup donné à son père. Ce sera
L’œil du lapin, en 1987, avant un
ultime retour au récit de grande envergure, Lune
de miel, conçu pendant une période où Mademoiselle Parkinson le laissait à
peu près en paix. Une paix improbable chez ce révolté qui déversait ses tripes
dans chaque livre, comme un cadeau de prix fait à ses lecteurs.
Pas envie de laisser cette bande d’allumés nécessaires, de
lanceurs d’alertes qui ne revendiquent pas ce statut. Un mot de Wolinski, donc,
que les balles n’ont pas manqué, pour me souvenir de notre rencontre (et le
déclarer toujours vivant !) en des temps plus lointains, en 1992. Charlie Hebdo renaissait, dix ans après
sa disparition, avec Philippe Val comme rédacteur en chef et de nombreux
collaborateurs de la première époque. Parmi eux, Wolinski, qui sortait au même
moment un livre ironiquement intitulé La
morale. En passant du dessin au texte, il n’avait rien perdu de son côté
provocateur. Pour quelqu’un qui gagnait sa vie en faisant – notamment – des
dessins cochons, c’était la preuve d’un goût certain pour le paradoxe. « Si on veut durer, il faut se
renouveler tout le temps. En restant toujours soi-même », y
écrivait-il notamment. On le croyait volontiers, car on le reconnaissait en
effet dans ces lignes acérées comme autant de flèches qu’il envoyait autour de
lui sans craindre d’en recevoir quelques-unes en retour…
Entretien devenu, par la force des choses, un témoignage
enregistré dans un passé qu’on ne connaîtra plus. Mais qu’on relit avec émotion
(et en ajoutant mentalement un bon quart de siècle à la chronologie qu’il
fournissait alors).
Dans La morale, vous reprenez sur une page
une liste de questions que vous appelez : « Les questions que je me
pose ». Ce sont les questions les plus importantes ?
Je ne sais pas. Ce
sont des questions importantes, peut-être pas les plus importantes. Je me les
pose en ce moment. Il en est que je me suis toujours posées. Hier encore, un
journaliste italien m’a dit : « Tu gagnes trois milliards, tu arrêtes
de travailler ? » J’ai dit : « Oui, je ne fais plus
rien. » Ma femme, à côté, disait : « Mais non, ce n’est pas
possible, tu continueras, tu aimes bien ton métier… » J’aime bien ce que
je fais, mais ce métier de journaliste, je le fais pour gagner ma vie. Je suis
content de gagner ma vie en faisant ce que j’aime, mais si j’avais la
possibilité de ne rien faire, je ne ferais rien.
Avez-vous le
sentiment de faire du journalisme ?
Je dois tout au
journalisme, à la presse écrite. Il y a trente ans que je fais ça, je suis un
humoriste mais je suis un journaliste. Mon support, c’est la presse écrite,
depuis trente ans, et tout ce que je fais ailleurs, que ce soit du cinéma, de
la télé ou du théâtre, c’est adapté de mon travail de journaliste. Je travaille
à chaud sur l’actualité, donc c’est du journalisme.
Dans La morale, vous publiez beaucoup de
textes non illustrés, même s’il y a aussi des dessins. Y a-t-il des choses plus
faciles à dire par le texte que par l’image ?
J’avais des notes qui
n’étaient pas illustrées du tout. Certaines des pensées étaient dans les
ballons de dessins. Beaucoup de ces pensées ont déjà été publiées, dites par
mes personnages dessinés. Et puis, il y a toute une autre partie qui était
inédite et qui était dans mes carnets. Je n’allais pas reprendre les dessins où
il y avait ces personnages qui parlaient, il fallait les sortir du contexte.
Donc, je me suis trouvé en face d’une moitié de livre en notes inédites, d’une
autre moitié qui avait déjà paru sous une autre forme, mais un livre complet
sans dessins. Bien sûr, j’ai illustré, parce que l’éditeur se serait roulé par
terre si je n’avais pas fait quelques dessins. C’est vrai que le livre s’y
prête. Les dessins ont été faits très vite, dans les derniers temps. Alors que
les pensées roulent sur dix ans.
Que Wolinski publie
un livre qui s’appelle La morale,
c’est déjà de l’humour, parce qu’il y a du paradoxe et de la provocation.
Oui, bien sûr. Je suis
connu sans doute plus pour mes dessins érotiques – ou pornographiques, comme
vous voulez, selon votre humeur – que pour mes dessins politiques. Pourtant,
les dessins politiques, c’est ce qui m’occupe le plus dans ma semaine. Et
comment être un dessinateur politique, critiquer, traquer les contradictions
des hommes de pouvoir, donner son avis sur la société, sur les mœurs, si
soi-même on n’a pas, quand même, je ne dis pas forcément une morale, mais une
certaine éthique ?
Une espèce de colonne
vertébrale ?
Je crois que c’est
indispensable. Je le dis dans mon livre : un humoriste ne peut pas être
vraiment un salaud, il faut quand même qu’il ait certaines règles, certaines
convictions, et qu’il soit un homme de convictions, même. Quand j’en parle avec
mon ami Faizant, qui a des opinions contraires aux miennes, nous sommes tous
les deux des hommes de convictions et nous défendons ces convictions dans nos
dessins. Nous sommes, je suis partisan, je ne suis pas du tout objectif. Je
défends ceux qui ont les mêmes idées que moi et j’attaque ceux qui n’ont pas
les mêmes idées. Je n’ai jamais dit que j’étais objectif, je suis même parfois
tout à fait de mauvaise foi.
La politique continue
à vous intéresser vraiment ?
Oui. C’est mon théâtre
à moi. Ce qui se passe dans le monde, c’est quand même passionnant. Je n’ai pas
le choix, c’est mon époque et je la regarde fasciné. J’ai maintenant
cinquante-huit ans. Depuis les années cinquante, où j’étais jeune, jusqu’à
maintenant, il y a eu quand même de tels bouleversements, de tels changements,
de telles évolutions dans les mœurs, dans la situation des femmes et, en même
temps, dans certains pays, une telle régression… Tout ça, c’est le monde dans
lequel on vit, ça m’intéresse. Je n’y suis pas du tout indifférent.
Vous donnez quand
même parfois l’impression d’être un peu désenchanté.
Peut-être que je fais
le malin, là. Je ne suis pas vraiment désenchanté ni blasé. Mais, à force
d’observer les choses de ce monde, vous perdez beaucoup d’illusions, c’est
normal. Ça serait dramatique si, à mon âge, j’avais conservé les illusions de
ma jeunesse. Mais, comme je le dis aussi dans les pensées, je n’en ai pas
beaucoup, mais je n’aime pas vivre avec des gens qui n’en ont pas.
À quoi croyez-vous le
plus ?
Je ne crois en rien,
moi. Je ne crois en rien du tout.
Même pas dans les
femmes ?
Je n’ai pas besoin de
croire dans les femmes. Je les aime. Vous n’avez pas besoin de croire en
quelque chose que vous aimez. J’aime les femmes, et j’aime la mienne, surtout.
Mais c’est vrai que les femmes ont enchanté ma vie, que les plus beaux moments
que j’ai eus – là, je suis cynique lorsque je dis : les plus beaux
moments, c’est lorsque j’ai touché une femme et lorsque j’ai touché un chèque.
Mais ce n’est pas tout à fait faux. Parce que les femmes m’ont donné beaucoup
de bonheur et l’argent, c’est la note de votre réussite. Je ne suis pas riche,
je ne le serai jamais, un journaliste ne devient jamais riche, sauf s’il
devient directeur de journal. Quand vous êtes journaliste, vous pouvez arriver
à vivre à peu près comme un riche, mais sans être jamais riche. Je n’avais rien
du tout quand j’ai commencé, je vis pas mal, la réussite professionnelle et
l’amour ont été mes deux raisons de vivre.
Si la politique est
votre théâtre, la réussite professionnelle et l’amour seraient votre monde
réel ?
Je vis dans
l’imaginaire et dans la politique. Comme j’enchaîne les journaux les uns
derrière les autres, j’ai une vie de travail intense, c’est-à-dire que
finalement je n’ai jamais vraiment la tête libre, sauf lorsque je lis un roman
de Moravia ou que je regarde la télévision ou que, dans un voyage, j’ai un peu
l’esprit tranquille. Mais, sinon, je suis toujours occupé par un journal, par
un dessin à faire. Donc je suis toujours préoccupé en même temps par
l’observation du monde qui m’entoure.
Le dessin d’humour a
sensiblement évolué depuis vos débuts. Vous avez contribué à cette évolution.
Se poursuit-elle ?
Le dessin d’humour est
devenu plus intelligent. Quelle que soit l’admiration qu’on ait pour les
dessins de Daumier, il était pour moi surtout un grand peintre et un grand
caricaturiste, mais ce n’était pas vraiment un humoriste. L’humour, dans les
années 1900, était un peu primaire. C’était un coup de poing, mais les dessins
étaient superbes. On est plus subtil maintenant. Il y a eu des précurseurs,
comme Julius Feiffer, l’Américain, qui nous a influencés, Brétécher, Reiser,
moi, vers un humour où nous mettons plus en scène les gens que les hommes
politiques. Mes meilleurs dessins, ceux que je préfère, ce ne sont pas ceux où
je fais parler les hommes politiques, ce sont ceux où je fais parler les gens
de la politique.
Que représente pour
vous le retour de Charlie Hebdo ?
Je leur ai donné
l’idée de s’appeler Charlie Hebdo.
Ils cherchaient un nouveau titre, c’était dans un restaurant où on était avec
Cavanna, Cabu, Gébé, Val, Plantu – on se réunit chaque mois pour déjeuner
ensemble –, et ils n’étaient pas d’accord avec le directeur de La Grosse
Bertha. Mais je me demande si on peut
refaire Charlie Hebdo.
N’est-ce pas le
produit d’une époque précise ?
Oui, il me semble.
C’est comme si, maintenant, on essayait de refaire Droit de réponse comme il l’était à l’époque de Polac. Il
faudrait peut-être changer ça. Je ne sais pas si c’est viable. Je l’espère,
parce que mon ami Cabu est tellement enthousiaste, il a tellement envie de le
faire, ce journal. Je le fais pour lui. Moi, j’y crois moins, mais je veux bien
participer à l’expérience et essayer, je serai content si ça marche. Mais il
faut que le journal trouve sa voie dans une époque qui n’est plus celle des
années soixante.
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