mardi 7 janvier 2020

« Charlie », tous vivants


Il y a cinq ans, je suis resté prostré pendant des heures devant l’écran de télévision où il n’y avait à voir que de l’agitation – rien, en somme, ce qui pourrait laisser croire aux vertus de l’information continue qui vide les faits de leur substance et les édulcore en tournant autour jusqu’à ce que cela ne veuille plus rien dire (ce qui n’empêche pas de continuer à parler).
Il y a cinq ans, c’était la dernière fois que je pleurais mais c’était spectaculaire, même s’il n’y avait personne pour me regarder me noyer dans les larmes, tragique aveu d’impuissance devant ce qui s’était produit à Charlie Hebdo.
Cinq ans plus tard, Charlie est vivant et le prouve avec le numéro qui sort aujourd’hui, en couverture duquel Coco montre le piège des nouvelles censures.


Philippe Lançon aussi est vivant, touché dans sa chair certes ce jour-là mais qui a accouché d’un livre indispensable, Le lambeau, aujourd’hui réédité au format de poche après avoir été salué par le Femina il y a un peu plus d’un an. Ce n’est pas un récit confortable que cette lente reconstruction. Mais l’auteur y prouve que bien des choses sont possibles avec l’aide d’un personnel médical extraordinaire, de la musique, de la littérature…
Il se lit assez lentement, car chaque phrase pèse son juste poids – ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : la lecture n'est pas pénible, elle se fait à petits pas – les pas que faisait le blessé dans le couloir de l’hôpital – en écoutant Bach et en retournant de temps à autre vers Proust et Kafka, au fil des opérations et des visites, des incompréhensions et des relations fortes nouées avec les uns et les autres. On sourit parfois, comme lors de la visite de François Hollande – le coquin ! –, on retient son souffle mais on avance avec la confiance que Philippe Lançon plaçait dans sa chirurgienne, personnage majeur du livre. Et la présence des morts…

Vivant, Riss l’est aussi, autre rescapé des tirs sauvages des frères Kouachi. Blessé, également, et plus récent auteur de son récit des événements, Une minute quarante-neuf secondes, un temps bref qui dura une éternité et se prolonge aujourd’hui encore. Il ne nomme pas, contrairement à ce que je viens de faire, les assassins. Mais il alerte avec force.
La violence. Elle n’a pas disparu. On l’a supportée. On l’a encaissée. On l’a absorbée. Tapie dans nos entrailles, elle attend le moment d’en sortir. Comme un volcan endormi pendant des millénaires, un jour elle explosera de nouveau à la face du monde. Ou peut-être jamais. Ceux qui croient qu’elle est derrière nous n’ont pas compris qu’elle est maintenant à l’intérieur de nous. Il n’y aura pas de reconstruction. Ce qui n’existe plus ne reviendra jamais.
Et Cavanna, est-il vivant ou mort ? Le 7 janvier 2015, il n’était pas à la rédaction de Charlie. Il avait envoyé un mot d’excuse : « J’ai cimetière. » Le même mot depuis presque un an, après qu’il avait essayé pas mal d’autres prétextes : j’ai piscine, j’écris un livre, je n’ai pas fini mon article, Miss Parkinson a encore frappé, je me suis cassé quelques os, etc.
C’est donc du cimetière, peut-on supposer, que Cavanna lancera la semaine prochaine un nouveau coup de gueule, Crève, Ducon ! Ce qui fait de lui une sorte de mort-vivant, mais plus vif que mort si j’en juge par la partie de la journée d’hier que j’ai passée à me marrer en le lisant.
Pour comprendre les succès littéraires de Cavanna, il ne fallait pas s’arrêter à la moustache – sa part d’agressivité. Il fallait remonter vers les yeux, débordant de tendresse. Et comprendre à quel point la bonté peut être proche de la colère. Quand il publie Les Ritals en 1978, il raconte son enfance, son quartier d’immigrés. Mais surtout « papa », le Rital de la famille, présent à chaque détour même quand le gamin devenu grand veut jouer au dur, parle putes et chaude-pisse. La veine est bonne, l’autobiographie continue sur le même ton avec Les Russkofs et l’époque du STO (Service du travail obligatoire) sous l’occupation allemande. La guerre, ce n’est pas son truc, on s’en doutait un peu. Il préfère la littérature, le Prix Interallié le confirme.
L’histoire n’est pas finie. Elle ne fait même, dans une large mesure, que commencer. Bête et méchant s’ouvre en 1945, traverse les années soixante et « la grande aventure » d’Hara-Kiri. Les interdictions, les brouilles, tout cela raconté à la volée, comme on te cause au coin du feu. Il croit en finir avec l’autobiographie dans Les yeux plus gros que le ventre. Il décrit sa mort : « La disparition de l’écrivain François C… ne fournit guère de matière à sensation aux journaux ni aux autres médias. » Il n’a jamais prétendu être visionnaire… Même mort sur papier, il imagine une autobiographie-fiction, Maria. Des vieux cons, des vieux fous, racontés d’une écriture enlevée comme des copeaux à un arbre vivant.
Que reste-t-il à écrire, en dehors de ses chroniques qui fournissent par ailleurs la matière de livres bien plus nombreux ? Le livre de sa mère, peut-être, puisqu’il avait beaucoup donné à son père. Ce sera L’œil du lapin, en 1987, avant un ultime retour au récit de grande envergure, Lune de miel, conçu pendant une période où Mademoiselle Parkinson le laissait à peu près en paix. Une paix improbable chez ce révolté qui déversait ses tripes dans chaque livre, comme un cadeau de prix fait à ses lecteurs.

Pas envie de laisser cette bande d’allumés nécessaires, de lanceurs d’alertes qui ne revendiquent pas ce statut. Un mot de Wolinski, donc, que les balles n’ont pas manqué, pour me souvenir de notre rencontre (et le déclarer toujours vivant !) en des temps plus lointains, en 1992. Charlie Hebdo renaissait, dix ans après sa disparition, avec Philippe Val comme rédacteur en chef et de nombreux collaborateurs de la première époque. Parmi eux, Wolinski, qui sortait au même moment un livre ironiquement intitulé La morale. En passant du dessin au texte, il n’avait rien perdu de son côté provocateur. Pour quelqu’un qui gagnait sa vie en faisant – notamment – des dessins cochons, c’était la preuve d’un goût certain pour le paradoxe. « Si on veut durer, il faut se renouveler tout le temps. En restant toujours soi-même », y écrivait-il notamment. On le croyait volontiers, car on le reconnaissait en effet dans ces lignes acérées comme autant de flèches qu’il envoyait autour de lui sans craindre d’en recevoir quelques-unes en retour…
Entretien devenu, par la force des choses, un témoignage enregistré dans un passé qu’on ne connaîtra plus. Mais qu’on relit avec émotion (et en ajoutant mentalement un bon quart de siècle à la chronologie qu’il fournissait alors).
Dans La morale, vous reprenez sur une page une liste de questions que vous appelez : « Les questions que je me pose ». Ce sont les questions les plus importantes ?
Je ne sais pas. Ce sont des questions importantes, peut-être pas les plus importantes. Je me les pose en ce moment. Il en est que je me suis toujours posées. Hier encore, un journaliste italien m’a dit : « Tu gagnes trois milliards, tu arrêtes de travailler ? » J’ai dit : « Oui, je ne fais plus rien. » Ma femme, à côté, disait : « Mais non, ce n’est pas possible, tu continueras, tu aimes bien ton métier… » J’aime bien ce que je fais, mais ce métier de journaliste, je le fais pour gagner ma vie. Je suis content de gagner ma vie en faisant ce que j’aime, mais si j’avais la possibilité de ne rien faire, je ne ferais rien.
Avez-vous le sentiment de faire du journalisme ?
Je dois tout au journalisme, à la presse écrite. Il y a trente ans que je fais ça, je suis un humoriste mais je suis un journaliste. Mon support, c’est la presse écrite, depuis trente ans, et tout ce que je fais ailleurs, que ce soit du cinéma, de la télé ou du théâtre, c’est adapté de mon travail de journaliste. Je travaille à chaud sur l’actualité, donc c’est du journalisme.
Dans La morale, vous publiez beaucoup de textes non illustrés, même s’il y a aussi des dessins. Y a-t-il des choses plus faciles à dire par le texte que par l’image ?
J’avais des notes qui n’étaient pas illustrées du tout. Certaines des pensées étaient dans les ballons de dessins. Beaucoup de ces pensées ont déjà été publiées, dites par mes personnages dessinés. Et puis, il y a toute une autre partie qui était inédite et qui était dans mes carnets. Je n’allais pas reprendre les dessins où il y avait ces personnages qui parlaient, il fallait les sortir du contexte. Donc, je me suis trouvé en face d’une moitié de livre en notes inédites, d’une autre moitié qui avait déjà paru sous une autre forme, mais un livre complet sans dessins. Bien sûr, j’ai illustré, parce que l’éditeur se serait roulé par terre si je n’avais pas fait quelques dessins. C’est vrai que le livre s’y prête. Les dessins ont été faits très vite, dans les derniers temps. Alors que les pensées roulent sur dix ans.
Que Wolinski publie un livre qui s’appelle La morale, c’est déjà de l’humour, parce qu’il y a du paradoxe et de la provocation.
Oui, bien sûr. Je suis connu sans doute plus pour mes dessins érotiques – ou pornographiques, comme vous voulez, selon votre humeur – que pour mes dessins politiques. Pourtant, les dessins politiques, c’est ce qui m’occupe le plus dans ma semaine. Et comment être un dessinateur politique, critiquer, traquer les contradictions des hommes de pouvoir, donner son avis sur la société, sur les mœurs, si soi-même on n’a pas, quand même, je ne dis pas forcément une morale, mais une certaine éthique ?
Une espèce de colonne vertébrale ?
Je crois que c’est indispensable. Je le dis dans mon livre : un humoriste ne peut pas être vraiment un salaud, il faut quand même qu’il ait certaines règles, certaines convictions, et qu’il soit un homme de convictions, même. Quand j’en parle avec mon ami Faizant, qui a des opinions contraires aux miennes, nous sommes tous les deux des hommes de convictions et nous défendons ces convictions dans nos dessins. Nous sommes, je suis partisan, je ne suis pas du tout objectif. Je défends ceux qui ont les mêmes idées que moi et j’attaque ceux qui n’ont pas les mêmes idées. Je n’ai jamais dit que j’étais objectif, je suis même parfois tout à fait de mauvaise foi.
La politique continue à vous intéresser vraiment ?
Oui. C’est mon théâtre à moi. Ce qui se passe dans le monde, c’est quand même passionnant. Je n’ai pas le choix, c’est mon époque et je la regarde fasciné. J’ai maintenant cinquante-huit ans. Depuis les années cinquante, où j’étais jeune, jusqu’à maintenant, il y a eu quand même de tels bouleversements, de tels changements, de telles évolutions dans les mœurs, dans la situation des femmes et, en même temps, dans certains pays, une telle régression… Tout ça, c’est le monde dans lequel on vit, ça m’intéresse. Je n’y suis pas du tout indifférent.
Vous donnez quand même parfois l’impression d’être un peu désenchanté.
Peut-être que je fais le malin, là. Je ne suis pas vraiment désenchanté ni blasé. Mais, à force d’observer les choses de ce monde, vous perdez beaucoup d’illusions, c’est normal. Ça serait dramatique si, à mon âge, j’avais conservé les illusions de ma jeunesse. Mais, comme je le dis aussi dans les pensées, je n’en ai pas beaucoup, mais je n’aime pas vivre avec des gens qui n’en ont pas.
À quoi croyez-vous le plus ?
Je ne crois en rien, moi. Je ne crois en rien du tout.
Même pas dans les femmes ?
Je n’ai pas besoin de croire dans les femmes. Je les aime. Vous n’avez pas besoin de croire en quelque chose que vous aimez. J’aime les femmes, et j’aime la mienne, surtout. Mais c’est vrai que les femmes ont enchanté ma vie, que les plus beaux moments que j’ai eus – là, je suis cynique lorsque je dis : les plus beaux moments, c’est lorsque j’ai touché une femme et lorsque j’ai touché un chèque. Mais ce n’est pas tout à fait faux. Parce que les femmes m’ont donné beaucoup de bonheur et l’argent, c’est la note de votre réussite. Je ne suis pas riche, je ne le serai jamais, un journaliste ne devient jamais riche, sauf s’il devient directeur de journal. Quand vous êtes journaliste, vous pouvez arriver à vivre à peu près comme un riche, mais sans être jamais riche. Je n’avais rien du tout quand j’ai commencé, je vis pas mal, la réussite professionnelle et l’amour ont été mes deux raisons de vivre.
Si la politique est votre théâtre, la réussite professionnelle et l’amour seraient votre monde réel ?
Je vis dans l’imaginaire et dans la politique. Comme j’enchaîne les journaux les uns derrière les autres, j’ai une vie de travail intense, c’est-à-dire que finalement je n’ai jamais vraiment la tête libre, sauf lorsque je lis un roman de Moravia ou que je regarde la télévision ou que, dans un voyage, j’ai un peu l’esprit tranquille. Mais, sinon, je suis toujours occupé par un journal, par un dessin à faire. Donc je suis toujours préoccupé en même temps par l’observation du monde qui m’entoure.
Le dessin d’humour a sensiblement évolué depuis vos débuts. Vous avez contribué à cette évolution. Se poursuit-elle ?
Le dessin d’humour est devenu plus intelligent. Quelle que soit l’admiration qu’on ait pour les dessins de Daumier, il était pour moi surtout un grand peintre et un grand caricaturiste, mais ce n’était pas vraiment un humoriste. L’humour, dans les années 1900, était un peu primaire. C’était un coup de poing, mais les dessins étaient superbes. On est plus subtil maintenant. Il y a eu des précurseurs, comme Julius Feiffer, l’Américain, qui nous a influencés, Brétécher, Reiser, moi, vers un humour où nous mettons plus en scène les gens que les hommes politiques. Mes meilleurs dessins, ceux que je préfère, ce ne sont pas ceux où je fais parler les hommes politiques, ce sont ceux où je fais parler les gens de la politique.
Que représente pour vous le retour de Charlie Hebdo ?
Je leur ai donné l’idée de s’appeler Charlie Hebdo. Ils cherchaient un nouveau titre, c’était dans un restaurant où on était avec Cavanna, Cabu, Gébé, Val, Plantu – on se réunit chaque mois pour déjeuner ensemble –, et ils n’étaient pas d’accord avec le directeur de La Grosse Bertha. Mais je me demande si on peut refaire Charlie Hebdo.
N’est-ce pas le produit d’une époque précise ?
Oui, il me semble. C’est comme si, maintenant, on essayait de refaire Droit de réponse comme il l’était à l’époque de Polac. Il faudrait peut-être changer ça. Je ne sais pas si c’est viable. Je l’espère, parce que mon ami Cabu est tellement enthousiaste, il a tellement envie de le faire, ce journal. Je le fais pour lui. Moi, j’y crois moins, mais je veux bien participer à l’expérience et essayer, je serai content si ça marche. Mais il faut que le journal trouve sa voie dans une époque qui n’est plus celle des années soixante.

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