Vous
parlez de l’homosexualité comme d’un destin, par opposition à
ce qu’aurait pu être une expérience. Est-ce à dire que vous vous
sentiez prédéterminée ?
Oui
je parle de destin comme je pourrais parler d’occupation :
occupation d’un état naturel. Ce n’est pas une expérience,
comme l’hétérosexualité n’est pas une expérience non plus.
Quitter la norme demande du courage et de la force. Dans ce sens j’ai
aussi voulu parler de destin, de trajectoire, de processus et enfin
de combat. Il ne faut jamais, jamais oublier qu’un adulte
homosexuel a été un enfant puis un adolescent homosexuel. Mon livre
rend hommage à cette enfance-là, à cette jeunesse-là. A la
différence. Aux minorités. Aux fragiles. Mon propos est universel.
J’ai écrit pour ceux que l’on ne veut ni comprendre ni
considérer.
Le
roman met en évidence le désir d’amour, et peut-être même le
désir du désir, plutôt que son accomplissement, sauf à la fin. La
frustration est-elle créatrice ?
Quand
j’ai commencé, à l’âge de dix-huit ans, à fréquenter le
Katmandou, club réservé aux femmes, j’ai très vite compris que
l’amour et le désir possédaient une sorte de dimension
« politique ». Aimer et désirer n’étaient pas
seulement aimer et désirer. Il y avait là le moyen d’être soi,
de s’affirmer. Tous les milieux sociaux se mélangeaient, au nom de
cet amour et de ce désir commun – cela bien évidemment ne voulait
pas dire que l’on s’entendait bien. Mais soudain je faisais
partie d’un groupe, d’une « famille ». Hors norme,
j’intégrais ma norme à moi avec pour drapeau l’amour. Cet enjeu
amoureux rendait les femmes électriques à vrai dire. Il y avait une
tension à devenir ce que l’on est par le simple fait d’aimer et
en effet le désir du désir devenait encore plus grand que le désir
lui-même. Et n’oublions pas que nous étions au cœur des années
80, en pleine explosion du Sida.
Il
y a de la honte, même si ce n’est pas exprimé de cette manière,
dans le fait de se savoir différente. Et de la fierté au moment où
la narratrice assume cette différence. Le basculement entre les deux
moments dans la vie correspond-il à une évolution vers une écriture
plus libre ?
Oui
je dis souvent que j’ai été victime de ma propre homophobie. La
jeunesse déteste la différence. Etre jeune, c’est appartenir ou
désirer appartenir au groupe le plus fort, le plus en vue. La
jeunesse adore la meute, les bandes, les clans. J’avais si peur
d’être différente. Si peur d’être enfermée dans ma solitude.
Mais cette peur et parfois cette honte m’ont fait devenir un
écrivain. L’écriture a été mon salut. C’est triste, mais j’ai
souvent pensé, à 20 ans, « si j’arrive à être publiée,
on me pardonnera mon homosexualité ».
Je
revisite mes thèmes de prédilection, l’identité culturelle et
amoureuse, à la cinquantaine sans honte, différemment, je sais que
le combat n’est pas achevé. La liberté de parole est de plus en
plus grande, c’est bien, chacun peut affirmer, dans nos sociétés,
qui il est, mais en réponse je trouve la parole de haine elle aussi
de plus en plus grande. Les manifestations après le Mariage pour
tous en sont le meilleur exemple. J’ai été très triste et très
en colère. Nous avons été humiliés, parfois par des enfants qui
répétaient les mots de leurs parents. Je trouve cela assez
effroyable et dangereux. La tolérance s’apprend. Les parents ont
un devoir d’ouverture et de douceur, elle est là, la transmission.
La
question de l’appartenance à deux cultures, sans que l’une
l’emporte vraiment sur l’autre, serait l’autre axe du roman ?
Je
désirais, au début, écrire un livre sur ma mère, et très vite je
me suis heurtée à l’impossibilité d’écrire sur ma mère :
ce livre est aussi un livre sur la liberté et sur la connaissance.
Nous ne savons pas de quoi nous sommes faits. Nous sommes les
héritiers d’une histoire qui n’est pas la nôtre ; de
fantasmes qui ne sont pas les nôtres. Toute notre vie nous cherchons
à approcher la vérité sans l’étreindre vraiment. Evoquer ma
double culture c’était rendre hommage à ma mère, cette Française
qui arrive après la guerre d’indépendance alors que les Français
quittent l’Algérie, qui nous fait aimer (avec ma sœur) notre
pays, notre part algérienne, alors qu’elle souffre d’un racisme
quotidien. Ma mère admirait l’Algérie. Elle y a travaillé, a
appris l’arabe, avait une passion pour son peuple. Nous avons
traversé le pays dans sa GS bleue, jusqu’au Sahara. Grâce à
elle, j’ai dormi dans le Tassili et le Hoggar à la belle étoile
contre les parois des grottes préhistoriques recouvertes de dessins.
Mon livre vient de là aussi : j’ai le fantasme du premier
homme et de la première femme, je suis certaine que nous portons en
nous des traces de leurs peurs, de leur sauvagerie, de leur immense
frayeur, de leur combat.
Je
viens d’une famille de militants. Mes parents, en se mariant en
pleine guerre d’Algérie alors que chacun venait du pays opposé,
ont eux aussi quitté la norme. Ils ont été courageux.
Entre
se souvenir, devenir et être, quelle est la position la plus vraie ?
Ou la plus belle ?
Je
ne crois qu’en la force du présent. Etre c’est la vie qui bat,
c’est la création, c’est le cœur, c’est l’amour et nous
devons espérer au présent : cela rend l’avenir moins incertain.
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