Une seule phrase, très longue, déroulée au fil d’un
monologue intérieur, coupée de virgules à l’exclusion de tout autre signe de
ponctuation et disposée en paragraphes de tailles variables, ouverts par des
minuscules. Tel est, d’un point de vue formel – il saute aux yeux – le menu
proposé par le romancier irlandais Mike McCormack dans D’os et de lumière, son premier livre traduit en français. Il avait
été, il est vrai, mieux mis en valeur que ses deux recueils de nouvelles et ses
deux romans précédents, en étant couronné par le prix littéraire le mieux doté
au monde, le Dublin Literary prize : 100.000 € ! Nicolas Richard, un
traducteur qui en a vu d’autres (Pynchon ou Brautigan, par exemple), restitue
en français le flux impressionnant de la version originale.
Marcus Conway, la quarantaine, est un homme bien à sa place
dans la société irlandaise. Il y joue même un rôle important puisque,
ingénieur, il a en charge la validation de travaux d’intérêt public. Cela va de
la réfection d’un pont à une construction d’école. Le poste qu’il occupe avec
rigueur, professionnalisme et honnêteté lui vaut cependant bien des inimitiés.
Entrepreneurs et politiciens préféreraient, pour faciliter l’avancée d’un
chantier ou caresser des électeurs dans le sens du poil, qu’il mette parfois
rigueur, professionnalisme et honnêteté entre parenthèses au profit de tous…
sauf de la qualité durable du résultat, la seule chose qui le guide.
Ce sens de la responsabilité, qui l’honore, il ne l’a perdu
qu’une fois : quand il a eu, en voyage, une liaison dont Mairead, son
épouse alors enceinte de leur premier enfant, a tout appris. La crise a été brutale,
la situation s’est apaisée après quelque temps mais le couple se trouve,
depuis, en équilibre moins stable sur des bases plus fragiles.
De responsabilité, il en est encore question dans une
intoxication alimentaire qui frappe les buveurs de l’eau distribuée par la
collectivité locale, contaminée par des germes présents dans les déjections
humaines. Responsabilité collective, semble-t-il, pour un accident sanitaire qui
frappe notamment Mairead, impossible à faire endosser par une partie de la
société plutôt que par une autre. Comme les germes, la responsabilité est
fondue dans une masse indistincte dont nul ne peut être dissocié. Tous
coupables, donc pas de coupable…
La morale individuelle, au filtre de laquelle Marcus passe
les événements du moment, d’abord, puis de sa vie et de ce qui se produit dans
le monde, dans la manière dont vivent ses deux enfants, est la colonne
vertébrale d’une pensée sinueuse qui épouse le cours des heures et des jours,
en fonction des événements : une conversation par Skype avec son fils en
Australie, le vernissage d’une troublante exposition de sa fille, les échanges
parfois houleux avec entrepreneurs et politiciens déjà évoqués. Mais aussi les
souvenirs plus lointains de son père ou les images puissantes d’une ville imaginaire
et parfaite, en perpétuelle croissance, dessinée par un génie autiste…
« c’est comme ça
qu’on perd le fil
assis ici dans cette
cuisine
qu’on perd le fil en
ressassant un vieux thème, balayé par un jaillissement de mots et
d’associations d’idées »
Le miracle étant que le fil ne se rompt jamais, jusqu’à
la fin.
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