Le 4 janvier 1960, quelques minutes avant 14 heures, la
Facel Vega conduite par Michel Gallimard quitte la route en ligne droite et à
vive allure près de Sens, dans l’Yonne, probablement suite à une crevaison. L’éditeur,
qui est le neveu de Gaston et dirige la Bibliothèque de la Pléiade, rentrait à
Paris où il ramenait, à l’arrière de la voiture, son épouse et sa fille. A côté
de lui, Albert Camus, qui aurait dû prendre le train mais qui a accepté
l’invitation de ses amis à les accompagner, est tué sur le coup. Il a 46 ans, il
a reçu le prix Nobel de littérature deux ans plus tôt. Une vie et une carrière
exceptionnelles s’achèvent brutalement contre les platanes de la Nationale 5.
Dans sa jeunesse algérienne, il a puisé les éléments à
partir desquels il allait se construire. Né le 7 novembre 1913 à Mondovi, il ne
connaîtra pas son père, mort alors qu’il n’a pas un an des suites d’une
blessure récoltée pendant la bataille de la Marne. Avec sa mère illettrée et
son frère aîné, l’installation dans un quartier pauvre d’Alger correspond à des
années difficiles, dont seule l’école lui permettra de sortir. Pas exactement comme
il l’avait envisagé. Il aurait voulu entrer dans l’enseignement. Mais une tuberculose
décelée alors qu’il avait dix-sept ans lui en ferme les portes.
Il a vécu, a-t-il dit dans son discours de réception du
Nobel, « ce désarroi et ce trouble
intérieur » liés à son époque. Porté par l’honneur et l’obligation
d’écrire au service de la vérité et de la liberté. Etre écrivain n’a jamais été
pour lui, semble-t-il affirmer, une démarche solitaire. Solidaire, plutôt. Ou
les deux à la fois, puisque les contradictions elles-mêmes, on le verra,
appartiennent à l’homme tel qu’il est.
Solidaire avec ses équipiers, dans l’équipe de football dont
il était le gardien de but. Solidaire, quand il fonde avec des amis en 1936, à
Alger, le Théâtre du Travail, devenu ensuite Théâtre de l’Equipe. Solidaire
aussi des rédactions dans les journaux où il travaille. Alger républicain en 1937, à l’initiative de Pascal Pia. Celui-ci
joue un rôle important dans cette part de sa vie, il l’entraîne ensuite au Soir républicain puis le fait venir,
après que la censure a sévi, à Paris pour écrire dans Paris-Soir. Il l’associe aussi à l’aventure de Combat, journal clandestin de la résistance, dont Camus est
éditorialiste à la libération. En 1955, l’écrivain se réapproprie, pour
quelques mois, une tribune à L’Express.
Mais c’est peut-être à ce moment le solitaire qui s’exprime
et trouve dans ces pages un lieu propice à commenter une actualité à laquelle
il n’est jamais resté étranger. Solitaire, l’était-il comme gardien de but au
moment du penalty, pour paraphraser un titre de Peter Handke ? Et au
théâtre, alors qu’il voulait déjà jouer le rôle principal dans la première
pièce à laquelle il a participé, n’a-t-il pas tout mis en œuvre pour prendre le
pouvoir dans la troupe ? Il était sur le point d’y parvenir : au
moment où il meurt, Malraux envisageait de le nommer à la tête d’un grand
théâtre public.
La popularité d’Albert Camus, dès les années quarante, est grande.
Il a publié L’étranger et le mythe de Sisyphe en 1942. Fidèle au
théâtre, il a écrit dans le même temps Le
malentendu, qui sera joué en 1944, et Caligula,
en 1945. Quatre textes qui constituent, dira-t-il lui-même, le cycle de
l’absurde. Imaginer Sisyphe heureux, même s’il le faut, reste en effet une
démarche assez éloignée de la logique traditionnelle. Ouvrir un roman par cette
phrase passée à la postérité semblait ne ressembler à rien : « Aujourd’hui, maman est morte. »
On se souvient moins de la dernière phrase : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il
me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon
exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » Elle n’est
pas moins significative.
A ce moment, l’écrivain fait aussi figure d’incontestable
philosophe. Avec Sartre, le rapprochement est presque inévitable. La rupture
aussi. Y a-t-il, à Paris, la place pour deux intellectuels de cette
taille ? Le roman La peste
inaugure en 1947 le cycle de la révolte, prolongé au théâtre en 1948 et 1951
par L’état de siège et Les justes, l’année suivante par un
essai, L’homme révolté, qui fait
l’objet dans Les temps modernes, que
dirige Jean-Paul Sartre, d’un article très critique signé Francis Jeanson.
Le fossé qui s’est creusé à ce moment ne s’est jamais
totalement comblé. S’il n’y a plus guère de polémique sur le Camus écrivain,
dont les qualités sont reconnues même en France (à l’étranger, c’est une
évidence), le penseur reste porteur d’une étiquette douteuse. De l’avis
définitif porté par Sartre sur son « incompétence
philosophique » à sa (dis)qualification de « philosophe pour classes terminales » dont Jean-Jacques
Brochier avait fait le titre d’un livre, la limpidité de l’expression semble
être restée un obstacle pour les tenants d’une certaine obscurité comme preuve
de profondeur.
Albert Camus se sent convoqué par le présent. Sa démarche
n’en a jamais été séparée. Ses activités de journaliste l’ont prouvé. Et il s’en
explique dans l’éditorial avec lequel il signe son retour dans la presse, en
octobre 1955 : « Chacun,
aujourd’hui, intellectuel ou non, pelé ou chevelu, contribue à l’avenir de sa
nation et de sa culture sans pouvoir connaître les lois de l’histoire et du
monde. Et les plus aveugles ne sont pas au dernier rang, il s’en faut ! A
la condition de savoir cela, de se maintenir à sa place, sans mauvaise
conscience, de ne jouer enfin ni les vertus ni les durs, un écrivain doit
collaborer à la chose publique : il ne peut pas se séparer. »
Il vit à cette époque la guerre d’Algérie comme une tragédie
personnelle. Il n’a jamais oublié ses origines, ni la pauvreté de son enfance.
Le roman qu’il publie en 1956, La chute, est son livre le plus habité par les interrogations sur
l’homme et sur lui-même. La confession de Clamence, commencée dans un bar
d’Amsterdam, est un long monologue pendant lequel le narrateur s’accuse de
toutes les fautes. Et à travers lequel Camus, trop lucide pour croire qu’il
détient une quelconque vérité, revient sur ses propres errements.
Il lui reste peu de temps. Il l’ignore, bien entendu. La
gloire du Nobel lui tombe dessus. Il n’a pas 44 ans, son œuvre est pleine de
promesses. Il y travaille, d’ailleurs. Ce sera Le premier homme, roman ambitieux nourri d’éléments
autobiographiques. Jacques Cormery, le personnage principal et double de
l’auteur, cherche les traces de son père, qu’il n’a pas connu puisqu’il est
mort à la guerre en 1914 alors qu’il avait quelques mois.
Le manuscrit du Premier
homme se trouvait dans la mallette que Camus avait avec lui le 4 janvier
1960. Cent quarante-quatre feuillets qui paraîtront en 1994 seulement, ajoutant
encore un peu à sa gloire et faisant amèrement regretter l’interruption fatale.
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