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mardi 7 janvier 2020

« Charlie », tous vivants


Il y a cinq ans, je suis resté prostré pendant des heures devant l’écran de télévision où il n’y avait à voir que de l’agitation – rien, en somme, ce qui pourrait laisser croire aux vertus de l’information continue qui vide les faits de leur substance et les édulcore en tournant autour jusqu’à ce que cela ne veuille plus rien dire (ce qui n’empêche pas de continuer à parler).
Il y a cinq ans, c’était la dernière fois que je pleurais mais c’était spectaculaire, même s’il n’y avait personne pour me regarder me noyer dans les larmes, tragique aveu d’impuissance devant ce qui s’était produit à Charlie Hebdo.
Cinq ans plus tard, Charlie est vivant et le prouve avec le numéro qui sort aujourd’hui, en couverture duquel Coco montre le piège des nouvelles censures.


Philippe Lançon aussi est vivant, touché dans sa chair certes ce jour-là mais qui a accouché d’un livre indispensable, Le lambeau, aujourd’hui réédité au format de poche après avoir été salué par le Femina il y a un peu plus d’un an. Ce n’est pas un récit confortable que cette lente reconstruction. Mais l’auteur y prouve que bien des choses sont possibles avec l’aide d’un personnel médical extraordinaire, de la musique, de la littérature…
Il se lit assez lentement, car chaque phrase pèse son juste poids – ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : la lecture n'est pas pénible, elle se fait à petits pas – les pas que faisait le blessé dans le couloir de l’hôpital – en écoutant Bach et en retournant de temps à autre vers Proust et Kafka, au fil des opérations et des visites, des incompréhensions et des relations fortes nouées avec les uns et les autres. On sourit parfois, comme lors de la visite de François Hollande – le coquin ! –, on retient son souffle mais on avance avec la confiance que Philippe Lançon plaçait dans sa chirurgienne, personnage majeur du livre. Et la présence des morts…

Vivant, Riss l’est aussi, autre rescapé des tirs sauvages des frères Kouachi. Blessé, également, et plus récent auteur de son récit des événements, Une minute quarante-neuf secondes, un temps bref qui dura une éternité et se prolonge aujourd’hui encore. Il ne nomme pas, contrairement à ce que je viens de faire, les assassins. Mais il alerte avec force.
La violence. Elle n’a pas disparu. On l’a supportée. On l’a encaissée. On l’a absorbée. Tapie dans nos entrailles, elle attend le moment d’en sortir. Comme un volcan endormi pendant des millénaires, un jour elle explosera de nouveau à la face du monde. Ou peut-être jamais. Ceux qui croient qu’elle est derrière nous n’ont pas compris qu’elle est maintenant à l’intérieur de nous. Il n’y aura pas de reconstruction. Ce qui n’existe plus ne reviendra jamais.
Et Cavanna, est-il vivant ou mort ? Le 7 janvier 2015, il n’était pas à la rédaction de Charlie. Il avait envoyé un mot d’excuse : « J’ai cimetière. » Le même mot depuis presque un an, après qu’il avait essayé pas mal d’autres prétextes : j’ai piscine, j’écris un livre, je n’ai pas fini mon article, Miss Parkinson a encore frappé, je me suis cassé quelques os, etc.
C’est donc du cimetière, peut-on supposer, que Cavanna lancera la semaine prochaine un nouveau coup de gueule, Crève, Ducon ! Ce qui fait de lui une sorte de mort-vivant, mais plus vif que mort si j’en juge par la partie de la journée d’hier que j’ai passée à me marrer en le lisant.
Pour comprendre les succès littéraires de Cavanna, il ne fallait pas s’arrêter à la moustache – sa part d’agressivité. Il fallait remonter vers les yeux, débordant de tendresse. Et comprendre à quel point la bonté peut être proche de la colère. Quand il publie Les Ritals en 1978, il raconte son enfance, son quartier d’immigrés. Mais surtout « papa », le Rital de la famille, présent à chaque détour même quand le gamin devenu grand veut jouer au dur, parle putes et chaude-pisse. La veine est bonne, l’autobiographie continue sur le même ton avec Les Russkofs et l’époque du STO (Service du travail obligatoire) sous l’occupation allemande. La guerre, ce n’est pas son truc, on s’en doutait un peu. Il préfère la littérature, le Prix Interallié le confirme.
L’histoire n’est pas finie. Elle ne fait même, dans une large mesure, que commencer. Bête et méchant s’ouvre en 1945, traverse les années soixante et « la grande aventure » d’Hara-Kiri. Les interdictions, les brouilles, tout cela raconté à la volée, comme on te cause au coin du feu. Il croit en finir avec l’autobiographie dans Les yeux plus gros que le ventre. Il décrit sa mort : « La disparition de l’écrivain François C… ne fournit guère de matière à sensation aux journaux ni aux autres médias. » Il n’a jamais prétendu être visionnaire… Même mort sur papier, il imagine une autobiographie-fiction, Maria. Des vieux cons, des vieux fous, racontés d’une écriture enlevée comme des copeaux à un arbre vivant.
Que reste-t-il à écrire, en dehors de ses chroniques qui fournissent par ailleurs la matière de livres bien plus nombreux ? Le livre de sa mère, peut-être, puisqu’il avait beaucoup donné à son père. Ce sera L’œil du lapin, en 1987, avant un ultime retour au récit de grande envergure, Lune de miel, conçu pendant une période où Mademoiselle Parkinson le laissait à peu près en paix. Une paix improbable chez ce révolté qui déversait ses tripes dans chaque livre, comme un cadeau de prix fait à ses lecteurs.

Pas envie de laisser cette bande d’allumés nécessaires, de lanceurs d’alertes qui ne revendiquent pas ce statut. Un mot de Wolinski, donc, que les balles n’ont pas manqué, pour me souvenir de notre rencontre (et le déclarer toujours vivant !) en des temps plus lointains, en 1992. Charlie Hebdo renaissait, dix ans après sa disparition, avec Philippe Val comme rédacteur en chef et de nombreux collaborateurs de la première époque. Parmi eux, Wolinski, qui sortait au même moment un livre ironiquement intitulé La morale. En passant du dessin au texte, il n’avait rien perdu de son côté provocateur. Pour quelqu’un qui gagnait sa vie en faisant – notamment – des dessins cochons, c’était la preuve d’un goût certain pour le paradoxe. « Si on veut durer, il faut se renouveler tout le temps. En restant toujours soi-même », y écrivait-il notamment. On le croyait volontiers, car on le reconnaissait en effet dans ces lignes acérées comme autant de flèches qu’il envoyait autour de lui sans craindre d’en recevoir quelques-unes en retour…
Entretien devenu, par la force des choses, un témoignage enregistré dans un passé qu’on ne connaîtra plus. Mais qu’on relit avec émotion (et en ajoutant mentalement un bon quart de siècle à la chronologie qu’il fournissait alors).
Dans La morale, vous reprenez sur une page une liste de questions que vous appelez : « Les questions que je me pose ». Ce sont les questions les plus importantes ?
Je ne sais pas. Ce sont des questions importantes, peut-être pas les plus importantes. Je me les pose en ce moment. Il en est que je me suis toujours posées. Hier encore, un journaliste italien m’a dit : « Tu gagnes trois milliards, tu arrêtes de travailler ? » J’ai dit : « Oui, je ne fais plus rien. » Ma femme, à côté, disait : « Mais non, ce n’est pas possible, tu continueras, tu aimes bien ton métier… » J’aime bien ce que je fais, mais ce métier de journaliste, je le fais pour gagner ma vie. Je suis content de gagner ma vie en faisant ce que j’aime, mais si j’avais la possibilité de ne rien faire, je ne ferais rien.
Avez-vous le sentiment de faire du journalisme ?
Je dois tout au journalisme, à la presse écrite. Il y a trente ans que je fais ça, je suis un humoriste mais je suis un journaliste. Mon support, c’est la presse écrite, depuis trente ans, et tout ce que je fais ailleurs, que ce soit du cinéma, de la télé ou du théâtre, c’est adapté de mon travail de journaliste. Je travaille à chaud sur l’actualité, donc c’est du journalisme.
Dans La morale, vous publiez beaucoup de textes non illustrés, même s’il y a aussi des dessins. Y a-t-il des choses plus faciles à dire par le texte que par l’image ?
J’avais des notes qui n’étaient pas illustrées du tout. Certaines des pensées étaient dans les ballons de dessins. Beaucoup de ces pensées ont déjà été publiées, dites par mes personnages dessinés. Et puis, il y a toute une autre partie qui était inédite et qui était dans mes carnets. Je n’allais pas reprendre les dessins où il y avait ces personnages qui parlaient, il fallait les sortir du contexte. Donc, je me suis trouvé en face d’une moitié de livre en notes inédites, d’une autre moitié qui avait déjà paru sous une autre forme, mais un livre complet sans dessins. Bien sûr, j’ai illustré, parce que l’éditeur se serait roulé par terre si je n’avais pas fait quelques dessins. C’est vrai que le livre s’y prête. Les dessins ont été faits très vite, dans les derniers temps. Alors que les pensées roulent sur dix ans.
Que Wolinski publie un livre qui s’appelle La morale, c’est déjà de l’humour, parce qu’il y a du paradoxe et de la provocation.
Oui, bien sûr. Je suis connu sans doute plus pour mes dessins érotiques – ou pornographiques, comme vous voulez, selon votre humeur – que pour mes dessins politiques. Pourtant, les dessins politiques, c’est ce qui m’occupe le plus dans ma semaine. Et comment être un dessinateur politique, critiquer, traquer les contradictions des hommes de pouvoir, donner son avis sur la société, sur les mœurs, si soi-même on n’a pas, quand même, je ne dis pas forcément une morale, mais une certaine éthique ?
Une espèce de colonne vertébrale ?
Je crois que c’est indispensable. Je le dis dans mon livre : un humoriste ne peut pas être vraiment un salaud, il faut quand même qu’il ait certaines règles, certaines convictions, et qu’il soit un homme de convictions, même. Quand j’en parle avec mon ami Faizant, qui a des opinions contraires aux miennes, nous sommes tous les deux des hommes de convictions et nous défendons ces convictions dans nos dessins. Nous sommes, je suis partisan, je ne suis pas du tout objectif. Je défends ceux qui ont les mêmes idées que moi et j’attaque ceux qui n’ont pas les mêmes idées. Je n’ai jamais dit que j’étais objectif, je suis même parfois tout à fait de mauvaise foi.
La politique continue à vous intéresser vraiment ?
Oui. C’est mon théâtre à moi. Ce qui se passe dans le monde, c’est quand même passionnant. Je n’ai pas le choix, c’est mon époque et je la regarde fasciné. J’ai maintenant cinquante-huit ans. Depuis les années cinquante, où j’étais jeune, jusqu’à maintenant, il y a eu quand même de tels bouleversements, de tels changements, de telles évolutions dans les mœurs, dans la situation des femmes et, en même temps, dans certains pays, une telle régression… Tout ça, c’est le monde dans lequel on vit, ça m’intéresse. Je n’y suis pas du tout indifférent.
Vous donnez quand même parfois l’impression d’être un peu désenchanté.
Peut-être que je fais le malin, là. Je ne suis pas vraiment désenchanté ni blasé. Mais, à force d’observer les choses de ce monde, vous perdez beaucoup d’illusions, c’est normal. Ça serait dramatique si, à mon âge, j’avais conservé les illusions de ma jeunesse. Mais, comme je le dis aussi dans les pensées, je n’en ai pas beaucoup, mais je n’aime pas vivre avec des gens qui n’en ont pas.
À quoi croyez-vous le plus ?
Je ne crois en rien, moi. Je ne crois en rien du tout.
Même pas dans les femmes ?
Je n’ai pas besoin de croire dans les femmes. Je les aime. Vous n’avez pas besoin de croire en quelque chose que vous aimez. J’aime les femmes, et j’aime la mienne, surtout. Mais c’est vrai que les femmes ont enchanté ma vie, que les plus beaux moments que j’ai eus – là, je suis cynique lorsque je dis : les plus beaux moments, c’est lorsque j’ai touché une femme et lorsque j’ai touché un chèque. Mais ce n’est pas tout à fait faux. Parce que les femmes m’ont donné beaucoup de bonheur et l’argent, c’est la note de votre réussite. Je ne suis pas riche, je ne le serai jamais, un journaliste ne devient jamais riche, sauf s’il devient directeur de journal. Quand vous êtes journaliste, vous pouvez arriver à vivre à peu près comme un riche, mais sans être jamais riche. Je n’avais rien du tout quand j’ai commencé, je vis pas mal, la réussite professionnelle et l’amour ont été mes deux raisons de vivre.
Si la politique est votre théâtre, la réussite professionnelle et l’amour seraient votre monde réel ?
Je vis dans l’imaginaire et dans la politique. Comme j’enchaîne les journaux les uns derrière les autres, j’ai une vie de travail intense, c’est-à-dire que finalement je n’ai jamais vraiment la tête libre, sauf lorsque je lis un roman de Moravia ou que je regarde la télévision ou que, dans un voyage, j’ai un peu l’esprit tranquille. Mais, sinon, je suis toujours occupé par un journal, par un dessin à faire. Donc je suis toujours préoccupé en même temps par l’observation du monde qui m’entoure.
Le dessin d’humour a sensiblement évolué depuis vos débuts. Vous avez contribué à cette évolution. Se poursuit-elle ?
Le dessin d’humour est devenu plus intelligent. Quelle que soit l’admiration qu’on ait pour les dessins de Daumier, il était pour moi surtout un grand peintre et un grand caricaturiste, mais ce n’était pas vraiment un humoriste. L’humour, dans les années 1900, était un peu primaire. C’était un coup de poing, mais les dessins étaient superbes. On est plus subtil maintenant. Il y a eu des précurseurs, comme Julius Feiffer, l’Américain, qui nous a influencés, Brétécher, Reiser, moi, vers un humour où nous mettons plus en scène les gens que les hommes politiques. Mes meilleurs dessins, ceux que je préfère, ce ne sont pas ceux où je fais parler les hommes politiques, ce sont ceux où je fais parler les gens de la politique.
Que représente pour vous le retour de Charlie Hebdo ?
Je leur ai donné l’idée de s’appeler Charlie Hebdo. Ils cherchaient un nouveau titre, c’était dans un restaurant où on était avec Cavanna, Cabu, Gébé, Val, Plantu – on se réunit chaque mois pour déjeuner ensemble –, et ils n’étaient pas d’accord avec le directeur de La Grosse Bertha. Mais je me demande si on peut refaire Charlie Hebdo.
N’est-ce pas le produit d’une époque précise ?
Oui, il me semble. C’est comme si, maintenant, on essayait de refaire Droit de réponse comme il l’était à l’époque de Polac. Il faudrait peut-être changer ça. Je ne sais pas si c’est viable. Je l’espère, parce que mon ami Cabu est tellement enthousiaste, il a tellement envie de le faire, ce journal. Je le fais pour lui. Moi, j’y crois moins, mais je veux bien participer à l’expérience et essayer, je serai content si ça marche. Mais il faut que le journal trouve sa voie dans une époque qui n’est plus celle des années soixante.

samedi 29 décembre 2018

Entre deux eaux

2018 ou 2019?
Où suis-je?
Encore avec Philippe Lançon ou déjà avec Michel Houellebecq?
Ni l'un ni l'autre, en réalité. D'une part, j'ai pratiqué cette semaine l'élagage saisonnier (à raison de deux saisons par an seulement) qui consiste à mettre de côté (mais pas trop loin, car l'ensemble de la bibliothèque doit rester accessible à chaque instant) les livres dont je n'aurai, en principe, plus l'occasion de parler - au moins avant leur parution au format de poche, belle occasion, souvent, de revenir à des textes que je n'avais pas eu le temps, malgré l'envie, ou pas l'envie tout simplement de lire. Les remords sont féconds, cela se vérifie presque chaque semaine dans mon cas. (Là, par exemple, je lis Les déraisons, d'Odile d'Oultremont, paru l'an passé et réédité cette année en 10/18 - euh... non, ce n'est pas tout à fait ça, il est paru en janvier et ressort l'an prochain, mais c'est presque demain et, oui, j'y suis en plein, il faut bien que je l'avoue. Surtout, je voulais dire que je me marre malgré la gravité du propos.)
Donc, exit 2018. Mais exit Houellebecq aussi, avant même la parution de Sérotonine la semaine prochaine. Toute la presse en a parlé, merci pour lui, n'y revenons plus, je prendrai mon tour peut-être quand l'excitation sera retombée, à moins que, allez savoir, on n'est jamais à l'abri d'un mouvement moutonnier dans l'excitation collective. Bon, on verra...
De toute manière, il n'y a pas que les nouveautés. Je travaille aussi, ces jours-ci, sur un curieux et ancien inédit, Sous le voile de l'islam - on en reparlera d'ici peu, j'espère. Je fouine dans les archives, dans la presse d'autrefois, je retourne des collections déjà cent fois explorées et où il se trouve toujours du neuf à faire avec le passé, soit parce qu'un nom est devenu, pour avoir été rencontré plusieurs fois, presque familier, soit qu'une note en bas de page ait lancé le voyageur littéraire sur des pistes jamais empruntées par lui auparavant.
Il n'y a pas de compétition entre la présence de 2018 (ou de 1933) et celle de 2019. Toute lecture est bonne à prendre et même la plus ennuyeuse est susceptible de projeter un rayon lumineux vers une zone d'ombre qui attendait cet éclairage pour se révéler digne d'être mise en valeur. Quelle que soit la date de parution d'un livre, l'année prochaine ou dans l'avant-dernier siècle...
Promesses, promesses...
Dans le flou, certes, mais je sais que certaines seront tenues, avec joie.

vendredi 30 novembre 2018

La grande confusion des bilans

Livres Hebdo fait écho, coup sur coup, aux bilans littéraires de l'année tels que les ont établis les rédactions de Lire et du Point. C'est de saison, on ne va pas le leur reprocher. Mais franchement, tels quels, ces bilans ne servent pas à grand-chose - pour ne pas dire à rien. C'est une telle accumulation de titres, rangés ou non par catégories, qu'un libraire chevronné n'y retrouverait pas ses titres préférés, quand bien même ils y sont peut-être.
Tempérons cette irritation (qui n'a rien à voir avec une éventuelle mauvaise nuit, car, merci de vous en inquiéter, j'ai bien dormi). Transposées dans les pages des magazines, ces bilans prendront peut-être un certain relief.
En attendant, je vous renvoie aux listes publiées par Livres Hebdo et je retiens une seule chose, l'élection du Lambeau, de Philippe Lançon, comme meilleur livre de l'année par Lire, titre honorifique et mérité renforcé par sa présence dans les choix du Point - ainsi que par des dizaines de milliers de lecteurs, le Femina et un Renaudot spécial. Ne retenir que cela peut sembler un peu court mais c'est tellement incontestable...

mercredi 7 novembre 2018

Prix Renaudot : Charlie Hebdo et Olivia de Lamberterie

Il faut s'attendre à tout quand le jury du Renaudot n'est pas trop certain de ce qu'il veut faire. David Diop écarté du Goncourt, on aurait trouvé tout naturel de le voir récupéré par le Renaudot, mais non. Philippe Lançon couronné par le Femina, on croyait que le Renaudot allait faire silence sur son cas, mais non, non plus: un Prix spécial a été décerné au Lambeau, pourquoi pas?
La connotation Charlie Hebdo est forte cette année puisque les jurés sont allés rechercher, dans une sélection antérieure, le livre de Valérie Manteau qu'ils avaient écarté ensuite. Le sillon (Le Tripode) est donc l'inattendu lauréat 2018. Comme je ne l'ai pas lu et que je n'ai pas le livre, je ne vous en dirai rien. Sinon que la présence de Charlie Hebdo aura été forte cette année: Valérie Manteau y avait travaillé de 2009 à 2013 - avant les faits tragiques qui constituent le début du livre de Philippe Lançon, donc. Mais comment ne pas penser à ce rapprochement?
Un Renaudot poche a aussi été attribué à Salim Bachi pour Dieu, Allah, moi et les autres (Folio).
Le Renaudot essai me réjouit puisqu'il couronne le très beau livre qu'Olivia de Lamberterie a consacré à son frère Alex, mort il y a trois ans. Je vous offre donc l'article-entretien que j'avais donné au Soir.


Depuis le début du siècle, Olivia de Lamberterie lit des livres et en parle, dans Elle et ailleurs. Cette année, elle publie à son tour un récit chaleureux, triste et drôle à la fois, suscité par la mort de son frère en 2015. Avec toutes mes sympathies, le titre, fait référence à Françoise Sagan qui, mauvaise en anglais mais invitée aux Etats-Unis pour y présenter Bonjour tristesse en 1955, dédicaçait son roman en y écrivant : With all my sympathy, sans savoir qu’elle adressait ainsi ses condoléances aux lecteurs. Olivia de Lamberterie a retrouvé ce faux ami linguistique quand elle est arrivée au Québec pour enterrer son frère. Un clin d’œil parmi d’autres dans un texte déchirant où le sourire jaillit à chaque page.
Alex s’est suicidé. « Le suicide est encore tabou dans notre société où plus rien ne l’est », nous dit la nouvelle écrivaine, touchée par les réactions de lecteurs – et « bouleversée » d’abord par celle de Jérôme Garcin qui, au Masque et la plume, avant la sortie de l’ouvrage, avait dit tout le bien qu’il en pensait. « Je ne m’attendais pas à cet accueil, beaucoup de lecteurs confrontés au suicide dans leur famille viennent me parler. Beaucoup de gens qui ont traversé des deuils me confient également que mes mots leur ont fait du bien. »
Il y a longtemps que vous vous occupez des livres des autres. N’aviez-vous jamais éprouvé le désir de passer de l’autre côté de la barrière ?
Non, vraiment pas. Les livres des autres me suffisaient, j’adore lire et essayer de partager mes enthousiasmes, donner l’envie de courir à la librairie. Trouver les mots justes, dans une critique pour Elle, trouver le fil, dans une chronique de Télématin, qui va donner envie aux téléspectateurs de lever le nez de leur café pour écouter ce que je dis ! Et puis, vivre me suffisait. J’avais une existence bien remplie, parfois trop remplie, c’est une joie de lire tout le temps, mais c’est aussi une activité chronophage. Et puis qu’avais-je à dire qui méritait d’être imprimé ?
Sur un sujet tragique, vous avez écrit un texte devant lequel on rit souvent. C’est la « nouvelle façon d’être tristes » que vous évoquez ? Il y en a d’autres illustrations, d’ailleurs.
D’abord, j’aime ce genre de littérature, une manière de raconter des choses graves de manière légère, et en la matière, Françoise Sagan est championne du monde. Je suis toujours étonnée de la manière dont on la traite, sa vie à toute allure, pieds nus, occulte le tragique de son œuvre. Bonjour tristesse, dont j’avais posé un exemplaire sur mon bureau, était ma boussole. Et puis, mon frère était très drôle, et même si la mélancolie a fini par le vaincre, je voulais que ce livre soit empreint de sa gaité. Enfin, même si j’étais transpercée de chagrin, je ne voulais pas devenir une personne ou une apprentie auteure sinistre. Oui, je voulais inventer une manière joyeuse d’être triste. Oui, on peut être triste et heureux à la fois.
Vous donnez l’impression de mettre les choses à distance et, en même temps, elles sont vécues avec une telle intensité qu’il n’y a aucune distance. Ce double mouvement était-il volontaire ?
J’ai très vite eu l’idée, en travaillant sur ce texte, d’une écriture en deux mouvements : raconter à la fois la mort inéluctable de mon frère et la manière dont elle allait nous clouer, et en même temps dire le retour vers la possibilité du bonheur. La douleur vous saisit, vous mord au cœur, et pourtant la vie continue, avec ses palpitations, ses élans. Je déteste le cynisme mais je pense qu’une de seules manières d’avancer consiste à saisir le comique de l’existence. Traquer la drôlerie, ne pas vivre le nez sur le guidon de l’existence me semble une manière saine d’avancer.
Vous aimez, écrivez-vous, « que les morts fassent partie de nos vies de toutes les manières possibles, drôles et folles. » Cela ne ressemble pas à la manière prudente dont on se protège des disparus (ou de leur disparition ?). Mais vous ne donnez pas l’impression d’être prudente…
Comment vivre avec les morts en bonne compagnie ? C’est une question qui mérite d’être posée et je ne comprends pas qu’on ne se la pose pas davantage. Pour moi, le monde ne se divise pas entre les vivants et les morts. Mon frère continue de faire partie de ma vie, je ne crois pas être zinzin en disant que la réalité ne s’arrête pas au monde visible. Je crois dur comme fer à cette phrase de Pascal Quignard : « Tout ce que nos yeux ne peuvent voir et que nos mains ne peuvent pas toucher n’est pas absent du monde. » Et puis, vous avez raison, j’ai peur de tout mais je ne suis pas prudente !
Il y a une expression que les imbéciles, dites-vous, répètent en boucle : « je devrais faire mon deuil ». Les gens croient vous faire du bien… mais est-ce de la bêtise ou de la maladresse ?
De la psychologie de pacotille. Faire son deuil, c’est une expression aussi laide que « faire passer un enfant ». Je ne crois pas qu’il faille faire son deuil, mais le vivre. Je voulais « me rouler » dans le chagrin, selon cette expression québécoise que j’adore. En expérimenter chaque particule, chaque recoin, pour le vivre pleinement, et finir par l’apprivoiser. Mettre à distance la souffrance, pratiquer « la résilience », ce mot tellement galvaudé, me semble dangereux, elle finit toujours par vous revenir à la figure telle un boomerang. Il m’a semblé aussi qu’il y avait des moments de sincérité absolue dans le deuil, qui valaient la peine d’être vécus. Je préfère une tristesse vraie à une joie fausse.

mardi 6 novembre 2018

Dormir avec Philippe Lançon au moment du Femina

En tout bien tout honneur, certes, mais je ne suis pas fier: hier, au moment du Femina, je m'étais endormi avec Le lambeau à côté de moi, le livre de Philippe Lançon dont tout le monde pensait qu'il aurait le prix - ce qui fut fait, comme vous savez - et dont je postposais la lecture depuis sa sortie en avril dernier.
Pourquoi est-ce que je dormais? Parce que je m'étais levé beaucoup trop tôt et que la journée commençait à être vraiment longue.
Pourquoi n'avais-je pas lu Le lambeau (et j'en suis resté, hier, aux trois quarts)? Parce que ce texte, dont j'ai eu l'occasion d'apprendre par de nombreux articles ce qu'il contenait, me faisait peur.
Il me renvoie à deux moments de notre vie commune, à Philippe Lançon et moi - même si lui ne se souvient probablement même pas du premier et n'a rien su de l'aspect commun du deuxième, de mon côté, je n'ai pas oublié.
En septembre 2011, d'abord, nous avions bavardé un quart d'heure par téléphone à l'occasion de la sortie des Iles, le premier roman qu'il signait de son nom. La conversation, plaisante et chaleureuse, s'était conclue, de sa part, par un "Bon courage!" qui, depuis le 7 janvier 2015, semble chargé d'ironie - il n'y en avait pourtant aucune.
Le 7 janvier 2015, alors que Philippe Lançon, rescapé de la tuerie de Charlie-Hebdo mais blessé en plusieurs endroits par les balles des terroristes, devait avoir été évacué depuis peu de temps, je m'effondrais devant la télé, incapable de penser à quoi que ce soit, même pas à ce qui venait d'arriver et qui dépassait de très loin l'entendement.
A cause de ces deux moments, j'ai eu l'impression que la lecture du Lambeau représentait pour moi un tour de force à la hauteur duquel je ne me sentais pas. Comme si je n'étais pas, dans une certaine mesure, digne de ce livre. Je me trompais, probablement par excès de prudence, par peur d'être blessé à mon tour. Oubliant, sur ce cas précis, que les textes plus grands que nous nous grandissent. Et, donc, il y a quelques jours, je l'ai enfin ouvert.
Il se lit assez lentement, car chaque phrase pèse son juste poids - ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit: la lecture n'est pas pénible, elle se fait à petits pas - les pas que faisait le blessé dans le couloir de l'hôpital - en écoutant Bach et en retournant de temps à autre vers Proust et Kafka, au fil des opérations et des visites, des incompréhensions et des relations fortes nouées avec les uns et les autres. On sourit parfois, comme lors de la visite de François Hollande - le coquin! -, on retient son souffle mais on avance avec la confiance que Philippe Lançon plaçait dans sa chirurgienne, personnage majeur du livre. Et la présence des morts...
Au passage, j'ai appris que son titre ne désignait pas, comme je le pensais avant de lire, le lambeau de chair qui ornait le bas de son visage après l'attentat (comme le pensait encore hier soir une journaliste de je ne sais plus quelle chaîne de télévision, et qui n'a pas osé contredire le présentateur du JT quand il affirmait qu'elle avait lu Le lambeau). Le lambeau est le remplacement de l'os de la mâchoire fracassée par un péroné, pour une autogreffe ayant plus de chances de prendre qu'un ajout de corps étranger.
Lisez, c'est une expérience inoubliable.

Les autres lauréats du Femina sont, pour le roman étranger, Alice McDermott (La neuvième heure, Quai Voltaire) traduit de l'anglais par Cécile Arnaud, pour le prix de l'essai, Elisabeth de Fontenay (Gaspard de la nuit, Stock) et, pour l'inattendu prix spécial, Pierre Guyotat pour l’ensemble de son oeuvre

jeudi 25 octobre 2018

Les sélections du Femina, les choix du Figaro littéraire... et Houellebecq


Il reste, en apparence, sept possibilités pour le Femina du roman français, mais c'est très probablement un livre dont Bernard Pivot disait qu'il n'a pas été retenu au Goncourt parce que n'est pas un roman qui devrait, au premier tour et à l'unanimité (sauf si une jurée s'est levée de mauvais poil), décrocher ce prix le 5 novembre: Le lambeau, de Philippe Lançon. Quoi qu'il en soit, Isabelle Desesquelles, Régine Detambel et Fanny Taillandier (trois femmes! il en reste deux quand même, sur sept)) ont été écartées depuis la précédente sélection.
C'est moins clair pour les prix du roman étranger et de l'essai.
Du côté des traductions, il a fallu un peu de temps (et on le comprend en raison de l'épaisseur du livre) pour accueillir le roman d'Olga Tokarczuk. Favorite, du coup? Allez savoir... Dans le même temps, Marco Balzano, Stefan Brijs, György Dragoman et Itamar Orlev sont sortis des listes - il reste sept romans étrangers.
Les essais ne comptent plus ceux de René de Ceccaty, François Dosse, Thierry Ollouz, Jean-Claude Perrier et Stephen Smith mais huit titres sont encore présents.
On récapitule.

Roman français
  • Emmanuelle Bayamack-Tam. Arcadie (P.O.L.)
  • Yves Bichet. Trois enfants du tumulte (Mercure de France)
  • David Diop. Frère d'âme (Seuil)
  • Michaël Ferrier. François, portrait d’un absent (Gallimard)
  • Pierre Guyotat. Idiotie (Grasset)
  • Philippe Lançon. Le lambeau (Gallimard)
  • Tiffany Tavernier. Roissy (Sabine Wespieser)

Roman étranger
  • Javier Cercas. le monarque des ombres (Actes Sud) traduit de l'espagnol par Aleksandar Grujicic, avec la collaboration de Karine Louesdon
  • Davide Enia. La loi de la mer (Albin Michel) traduit de l’italien par Françoise Brun
  • Stefan Hertmans. Le coeur converti (Gallimard) traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin
  • Alice McDermott. La neuvième heure (Quai Voltaire) traduit de l'anglais par Cécile Arnaud
  • Gabriel Tallent. My absolute darling (Gallmeister) traduit de l’américain par Laura Derajinski
  • Olga Tokarczuk. Les livres de Jakob (Noir sur blanc) traduit du polonais par Maryla Laurent
  • Samar Yazbek. La marcheuse (Stock) traduit de l'arabe par Khaled Osman

Essai
  • Antoine de Baecque. Histoire des crétins des Alpes (Vuibert)
  • Stéphane Beaud. La France des Belhoumi (La Découverte)
  • Marc Dugain. Intérieur jour (Laffont)
  • Colette Fellous. Camille Claudel (Fayard)
  • Elisabeth de Fontenay. Gaspard de la nuit (Stock)
  • Laurent Nunez. Il nous faudrait des mots nouveaux (Cerf)
  • Dominique Schnapper. La citoyenneté à l’épreuve (Gallimard)
  • Marc Weitzmann. Un temps pour haïr (Grasset)

Pour le Figaro littéraire, dix critiques littéraires de différents journaux et magazines ont joué le jeu de la gastronomie et des jurys, simultanément. Une faute de goût? Au Goncourt, on délibère d'abord et on déjeune ensuite, histoire peut-être de ne pas avoir l'esprit embrumé et l'estomac chargé. Au cours d'un repas, tout semble permis, y compris créer un Goncourt du roman étranger, de ne tenir (presque) aucun compte des sélections réellement effectuées par les différents jurys et de renvoyer, plusieurs fois, Philippe Lançon à la deuxième place. Résultat des agapes et des votes:

  • Goncourt: Adeline Dieudonné. La vraie vie (L'Iconoclaste)
  • Goncourt étranger: Julian Barnes. La seule histoire (Mercure de France)
  • Renaudot: Thomas B. Reverdy. L'hiver du mécontentement (Flammarion)
  • Femina: Laurence Cossé. Nuit sur la neige (Gallimard)
  • Médicis: Philippe Vasset. Une vie en l'air (Fayard)
  • Interallié: Stéphane Hoffmann. Les belles ambitieuses (Albin Michel)
Enfin, si vous voulez vous projeter vers 2019 - il n'est jamais trop tôt -, je vous conseille la lecture du nouveau numéro de Vapeurs actuelles, qui fait une large place à Michel Houellebecq (son prochain roman est attendu dans les premiers jours de janvier). Un journaliste a accompagné l'écrivain à Bruxelles, où il recevait le Prix Oswald-Spengler. Savoureux, à condition de prendre le reportage et le discours du récipiendaire au troisième degré, au moins.

mardi 4 septembre 2018

Les choses sérieuses commencent avec le Renaudot

On voudrait bien que les prix littéraires les plus importants soient, en toute simplicité, ceux qui couronnent les meilleurs livres. On sait que ce n'est pas si simple et que les récompenses historiques ont un poids que leurs cadets ne possèdent pas toujours, quoique les choses changent un peu à la fois.
La première sélection du Prix Renaudot était donc très attendue ce soir, presque autant que celle du Goncourt qui suivra vendredi.
Le premier roman y fait de la résistance avec Anton Beraber et une Adeline Dieudonné de plus en plus courtisée (ça ne me déplaît pas), Gallimard ne perd pas ses bonnes habitudes, Grasset et le Seuil non plus, Albin Michel n'est pas oublié contrairement à Actes Sud, sauf par la bande, si j'ose dire, à travers le nom, en forme de gag, de l'éditeur du roman de Marco Koskas dont je ne sais absolument rien et dont mes libraires habituels ignorent l'existence. Il y a là un petit mystère levé par Amazon chez qui il semble, si j'ai bien compris, avoir été auto-édité. On verra ça plus tard...
S'il y avait une justice, Philippe Lançon n'aurait pas de concurrents à la taille de son Lambeau. Mais y a-t-il une justice? L'avenir nous le dira, d'abord lors des prochaines sélections.

Romans
  • Anton Beraber. la grande idée (Gallimard)
  • Adrien Bosc. Capitaine (Stock)
  • Adeline Dieudonné. La vraie vie (L'Iconoclaste)
  • David Diop. Frère d'âme (Seuil)
  • Gilles Martin-Chauffier. L'ère des suspects (Grasset)
  • Michael Ferrier. François, portrait d'un absent (Gallimard)
  • Mark Greene. Federica Ber (Grasset)
  • Stéphane Hoffmann. Les belles ambitieuses (Albin Michel)
  • Cloé Korman. Midi (Seuil)
  • Marco Koskas. Bande de Français (Galligrassud)
  • Philippe Lançon. Le lambeau (Gallimard)
  • Valérie Manteau. Le sillon (Le Tripode)
  • Frank Maubert. L'eau qui passe (Gallimard)
  • Diane Mazloum. L'âge d'or (Lattès)
  • Pierre Notte. Quitter le rang des assassins (Gallimard)
  • Jennifer Richard. Il est à toi ce beau pays (Albin Michel)
  • Vanessa Schneider. Tu t'appelais Maria Schneider (Grasset)
Essais
  • Pierre Adrian et Philibert Humm. Le tour de France par deux enfants d'aujourd'hui (Equateurs)
  • Robert Colonna d'Istria. Une famille corse (Plon)
  • Pierre Guyotat. Idiotie (Grasset)
  • Olivia de Lamberterie. Avec toutes mes sympathies (Stock)
  • Annie Lebrun. Ce qui n'a pas de prix (Stock)
  • Jean-Paul Mari. En dérivant avec Ulysse (Lattès)
  • Joann Sfar. Modèle vivant (Albin Michel)

samedi 5 octobre 2013

Philippe Lançon transporte avec lui ses îles et ses lectures

La première fois, Philippe Lançon, s’était avancé masqué : en 2004, son roman Je ne sais pas écrire et je suis un innocent était paru sous le pseudonyme de Gabriel Lindero. Comme dans Les îles, il y était question de Cuba. « C’est lié à beaucoup de choses dans ma vie, professionnelle et privée », explique-t-il. On s’en doutait un peu : le narrateur des Iles s’appelle… Philippe Lançon. « En fait, c’est surtout moi dans le prologue. Pour le reste, je lui prête beaucoup de choses que j’ai pu vivre ou croiser, mais je ne dirais pas que sa manière de penser est systématiquement la mienne. Le narrateur est une conscience molle et un peu dépressive, dont la dépression lui permet, par association de souvenirs, d’idées et de choses concrètes, d’accueillir un tas de personnages et l’histoire dont il est question. »
L’histoire envoie à Cuba, pour des vacances, une avocate de Hong-Kong (une autre île). Jad, pendant ces vacances où elle est accompagnée par Jun, une amie londonienne, devient folle. Rien ne semblait l’y prédisposer. Rien non plus n’aurait dû conduire le narrateur, épris de normalité, à écrire sur la folie de Jad si Marylin, originaire de Cuba et qui a été sa femme, ne l’y avait poussé.
Philippe Lançon imagine bien les îles capables de rendre fou. Ou plutôt, précise-t-il, « au sens où elles permettraient d’aller vers quelque chose qui ressemble à une vérité. L’insularité, c’est banal de le dire, renvoie à la solitude. On finit toujours par se cogner à cette mer qui est autour. Comme ce sont des îles tropicales, s’y ajoute la chaleur suffocante et saturante qui enveloppe les personnages. Cela renvoie à des états de solitude qui, à mon sens, sont les seuls dans lesquels on peut accéder à certains aspects d’une vérité sur soi. »
Le romancier transporte avec lui les îles qui lui sont chères. « A force d’avoir été arpentées, imaginées, rêvées, fictionnées, étudiées sous l’angle du reportage, aimées sous forme de femmes et autres, elles deviennent des appendices de la manière dont je peux vivre les choses, aborder à la fois les gens, les paysages et les événements. »
Philippe Lançon semble transporter aussi avec lui la littérature qu’il aime, et dont il parle dans Libération. Les îles est un roman farci de ses lectures. « J’espère que c’est sous forme très concrète. Les livres, dans l’esprit du narrateur, ne sont absolument pas des références. Ils sont tombés de leur bibliothèque et ils sont présents concrètement, sensuellement dans la vie. Par exemple, quand Jun, paniquée par ce qui arrive à son amie, s’obstine à lire Wittgenstein, elle le fait par chagrin, parce que son mari mort s’y intéressait, et pour trouver des solutions. Mais Wittgenstein en soi n’a aucune importance, et d’ailleurs elle n’y comprend rien. »
Si Les îles nous raconte une histoire, c’est surtout un roman dans lequel la mélancolie du narrateur incite à une sorte de méditation lente. La lenteur convient d’ailleurs à sa lecture, puisque celle-ci engage une réflexion sur l’existence, sans esprit de système mais en utilisant au mieux les événements pour rebondir d’une direction vers une autre. « Est-ce que c’est une bonne histoire ? On s’en fout, des bonnes histoires, il y en a partout. Mais à partir de là, le narrateur procède, à sa façon, à un véritable examen de conscience. » Et c’est le cœur du livre.

mercredi 3 octobre 2012

Les prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco : Jean-Paul Kauffmann et Philippe Lançon

Monaco, principauté coupée du monde? Les prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco ont été remis hier. Je ne trouve les noms des lauréats que ce soir. Peut-être que tout le monde s'en moque? Tout le monde aurait bien tort. Les deux écrivains que je voudrais vous présenter - mais vous les connaissez déjà - méritent bien l'attention de cette récompense certes peu influente sur le grand public mais néanmoins prestigieuse. Et peut-être même le troisième (la troisième, en fait), Hélène Gestern, coup de cœur des lycéens pour Eux, sur la photo, que je n'ai malheureusement pas lu. Voici les deux autres, chacun à travers un livre dont ils m'avaient parlé. Jean-Paul Kauffmann en 1997, Philippe Lançon l'année dernière. Coïncidence (ou pas), tous les deux évoquent des îles...

Prix littéraire : Jean-Paul Kauffmann

A quoi tiennent les choses : Jean-Paul Kauffmann avait publié un livre sur les îles Kerguelen et devait passer pour un spécialiste des îles. Assez, en tout cas, pour que le magazine Géo lui commande un reportage sur Sainte-Hélène, là où Napoléon finit sa vie en captivité. C’est où, Sainte-Hélène ? A deux mille kilomètres des côtes angolaises et à trois mille des côtes brésiliennes. « Pour tous les Français, Sainte-Hélène est évidemment un nom évocateur. Mais, comme beaucoup d’autres personnes, j’ai longtemps été incapable de situer l’île sur une carte. » Il en fallait plus pour l’arrêter. En fait, le journaliste qui dirige aujourd’hui une publication intitulée L’amateur de cigares (après avoir dirigé L’amateur de bordeaux) aime vraiment les îles.
Il est donc allé à Sainte-Hélène, armé de toute une documentation et avec pour mission d’en ramener un texte de douze feuillets. « Le temps de rappeler les faits historiques, j’étais presque à la fin de mon article et je n’avais plus de place pour parler de Sainte-Hélène aujourd’hui. Je me suis senti très frustré. »
Du coup, il a écrit trois cent cinquante pages, La chambre noire deLongwood, un singulier récit de voyage qui mêle sa propre expérience à tout ce qu’ont rapporté les contemporains de Napoléon, et en particulier ceux qu’on appelle « les quatre évangélistes » : Las Cases, Montholon, Gourgaud et Bertrand, chargés par l’empereur prisonnier de transcrire et d’organiser ses souvenirs.
Pourtant, Jean-Paul Kauffmann est longtemps resté au bord de ce livre sans oser s’y lancer vraiment. On s’en souvient, il a lui-même vécu en otage au Liban : « Il s’agissait de raconter la captivité de Napoléon. Et l’interférence qui pouvait se produire avec la mienne me gênait. » S’il y a interférence, c’est seulement pour affiner les sensations de celui qui connaît le poids du temps quand on ne le maîtrise pas : « Tous les prisonniers du monde se battent contre la massue du temps. Pendant ma détention, j’ai mené un combat contre l’érosion provoquée par l’attente et l’ennui. »
Napoléon étant, d’autre part, un personnage fort éloigné de lui, c’est ailleurs que Kauffmann est allé chercher un intérêt pour son sujet : « Je suis obsédé par les traces, les empreintes. Est-ce qu’un lieu où s’est produit quelque chose d’important en garde une trace ? » Il a trouvé, ou cru trouver, des traces olfactives. La maison de Longwood, où résida Napoléon, lui a d’abord parlé par l’odeur particulière qui y régnait. Et, à la fin de son séjour, il a ouvert, au même endroit, une bouteille du parfum – reconstitué – dont l’empereur déchu s’aspergeait. Mais, comme il le dit, « je casse tous mes coups. Dans la maison, c’est un produit contre les termites qui engendrait l’odeur. » Et le parfum lui parut très banal…
Il n’empêche : son voyage ne l’a pas déçu. Il y a rencontré quelques personnages étonnants, d’autres prisonniers sans autre horizon que l’océan et, surtout, des fantômes du passé. Les images le fascinent encore, « quand je pense à la maison avec les murs rouges, sanglants, avec les nuages qui arrivent. C’est très tourmenté. Il y a quelque chose de très bizarre dans cette maison et dans ce paysage. Pour moi, c’est Les Hauts de Hurlevent sous les tropiques. »
C’est, en tout cas, le prétexte à un récit magique, tissé entre passé et présent, entre sérieux et ludique. La chambre noire de Longwood est un voyage dans lequel on accompagne Jean-Paul Kauffmann en partageant sa fascination – parce que son écriture, déliée et précise, nous la fait partager.

Bourse de la découverte : Philippe Lançon


La première fois, Philippe Lançon, s’était avancé masqué : en 2004, son roman Je ne sais pas écrire et je suis un innocent était paru sous le pseudonyme de Gabriel Lindero. Comme dans Les îles, il y était question de Cuba. « C’est lié à beaucoup de choses dans ma vie, professionnelle et privée », explique-t-il. On s’en doutait un peu : le narrateur des Iles s’appelle… Philippe Lançon. « En fait, c’est surtout moi dans le prologue. Pour le reste, je lui prête beaucoup de choses que j’ai pu vivre ou croiser, mais je ne dirais pas que sa manière de penser est systématiquement la mienne. Le narrateur est une conscience molle et un peu dépressive, dont la dépression lui permet, par association de souvenirs, d’idées et de choses concrètes, d’accueillir un tas de personnages et l’histoire dont il est question. »
L’histoire envoie à Cuba, pour des vacances, une avocate de Hong-Kong (une autre île). Jad, pendant ces vacances où elle est accompagnée par Jun, une amie londonienne, devient folle. Rien ne semblait l’y prédisposer. Rien non plus n’aurait dû conduire le narrateur, épris de normalité, à écrire sur la folie de Jad si Marylin, originaire de Cuba et qui a été sa femme, ne l’y avait poussé.
Philippe Lançon imagine bien les îles capables de rendre fou. Ou plutôt, précise-t-il, « au sens où elles permettraient d’aller vers quelque chose qui ressemble à une vérité. L’insularité, c’est banal de le dire, renvoie à la solitude. On finit toujours par se cogner à cette mer qui est autour. Comme ce sont des îles tropicales, s’y ajoute la chaleur suffocante et saturante qui enveloppe les personnages. Cela renvoie à des états de solitude qui, à mon sens, sont les seuls dans lesquels on peut accéder à certains aspects d’une vérité sur soi. »
Le romancier transporte avec lui les îles qui lui sont chères. « A force d’avoir été arpentées, imaginées, rêvées, fictionnées, étudiées sous l’angle du reportage, aimées sous forme de femmes et autres, elles deviennent des appendices de la manière dont je peux vivre les choses, aborder à la fois les gens, les paysages et les événements. »
Philippe Lançon semble transporter aussi avec lui la littérature qu’il aime, et dont il parle dans Libération. Les îles est un roman farci de ses lectures. « J’espère que c’est sous forme très concrète. Les livres, dans l’esprit du narrateur, ne sont absolument pas des références. Ils sont tombés de leur bibliothèque et ils sont présents concrètement, sensuellement dans la vie. Par exemple, quand Jun, paniquée par ce qui arrive à son amie, s’obstine à lire Wittgenstein, elle le fait par chagrin, parce que son mari mort s’y intéressait, et pour trouver des solutions. Mais Wittgenstein en soi n’a aucune importance, et d’ailleurs elle n’y comprend rien. »
Si Les îles nous raconte une histoire, c’est surtout un roman dans lequel la mélancolie du narrateur incite à une sorte de méditation lente. La lenteur convient d’ailleurs à sa lecture, puisque celle-ci engage une réflexion sur l’existence, sans esprit de système mais en utilisant au mieux les événements pour rebondir d’une direction vers une autre. « Est-ce que c’est une bonne histoire ? On s’en fout, des bonnes histoires, il y en a partout. Mais à partir de là, le narrateur procède, à sa façon, à un véritable examen de conscience. » Et c’est le cœur du livre.