Il faut s'attendre à tout quand le jury du Renaudot n'est pas trop certain de ce qu'il veut faire. David Diop écarté du Goncourt, on aurait trouvé tout naturel de le voir récupéré par le Renaudot, mais non. Philippe Lançon couronné par le Femina, on croyait que le Renaudot allait faire silence sur son cas, mais non, non plus: un Prix spécial a été décerné au Lambeau, pourquoi pas?
La connotation Charlie Hebdo est forte cette année puisque les jurés sont allés rechercher, dans une sélection antérieure, le livre de Valérie Manteau qu'ils avaient écarté ensuite. Le sillon (Le Tripode) est donc l'inattendu lauréat 2018. Comme je ne l'ai pas lu et que je n'ai pas le livre, je ne vous en dirai rien. Sinon que la présence de Charlie Hebdo aura été forte cette année: Valérie Manteau y avait travaillé de 2009 à 2013 - avant les faits tragiques qui constituent le début du livre de Philippe Lançon, donc. Mais comment ne pas penser à ce rapprochement?
Un Renaudot poche a aussi été attribué à Salim Bachi pour Dieu, Allah, moi et les autres (Folio).
Le Renaudot essai me réjouit puisqu'il couronne le très beau livre qu'Olivia de Lamberterie a consacré à son frère Alex, mort il y a trois ans. Je vous offre donc l'article-entretien que j'avais donné au Soir.
Depuis le début du siècle, Olivia de Lamberterie lit des
livres et en parle, dans Elle et
ailleurs. Cette année, elle publie à son tour un récit chaleureux, triste et
drôle à la fois, suscité par la mort de son frère en 2015. Avec toutes mes sympathies, le titre, fait référence à Françoise
Sagan qui, mauvaise en anglais mais invitée aux Etats-Unis pour y présenter Bonjour tristesse en 1955, dédicaçait
son roman en y écrivant : With all
my sympathy, sans savoir qu’elle adressait ainsi ses condoléances aux
lecteurs. Olivia de Lamberterie a retrouvé ce faux ami linguistique quand elle
est arrivée au Québec pour enterrer son frère. Un clin d’œil parmi d’autres
dans un texte déchirant où le sourire jaillit à chaque page.
Alex s’est suicidé. « Le
suicide est encore tabou dans notre société où plus rien ne l’est »,
nous dit la nouvelle écrivaine, touchée par les réactions de lecteurs – et « bouleversée » d’abord par
celle de Jérôme Garcin qui, au Masque et
la plume, avant la sortie de l’ouvrage, avait dit tout le bien qu’il en
pensait. « Je ne m’attendais pas à
cet accueil, beaucoup de lecteurs confrontés au suicide dans leur famille
viennent me parler. Beaucoup de gens qui ont traversé des deuils me confient
également que mes mots leur ont fait du bien. »
Il y a longtemps que
vous vous occupez des livres des autres. N’aviez-vous jamais éprouvé le désir
de passer de l’autre côté de la barrière ?
Non, vraiment pas. Les
livres des autres me suffisaient, j’adore lire et essayer de partager mes
enthousiasmes, donner l’envie de courir à la librairie. Trouver les mots
justes, dans une critique pour Elle,
trouver le fil, dans une chronique de Télématin, qui va donner envie aux téléspectateurs de lever le nez de leur café
pour écouter ce que je dis ! Et puis, vivre me suffisait. J’avais une
existence bien remplie, parfois trop remplie, c’est une joie de lire tout le
temps, mais c’est aussi une activité chronophage. Et puis qu’avais-je à dire
qui méritait d’être imprimé ?
Sur un sujet
tragique, vous avez écrit un texte devant lequel on rit souvent. C’est la
« nouvelle façon d’être tristes » que vous évoquez ? Il y en a
d’autres illustrations, d’ailleurs.
D’abord, j’aime ce
genre de littérature, une manière de raconter des choses graves de manière
légère, et en la matière, Françoise Sagan est championne du monde. Je suis
toujours étonnée de la manière dont on la traite, sa vie à toute allure, pieds
nus, occulte le tragique de son œuvre. Bonjour tristesse, dont j’avais posé un exemplaire sur mon
bureau, était ma boussole. Et puis, mon frère était très drôle, et même si la
mélancolie a fini par le vaincre, je voulais que ce livre soit empreint de sa
gaité. Enfin, même si j’étais transpercée de chagrin, je ne voulais pas devenir
une personne ou une apprentie auteure sinistre. Oui, je voulais inventer une
manière joyeuse d’être triste. Oui, on peut être triste et heureux à la fois.
Vous donnez
l’impression de mettre les choses à distance et, en même temps, elles sont
vécues avec une telle intensité qu’il n’y a aucune distance. Ce double
mouvement était-il volontaire ?
J’ai très vite eu
l’idée, en travaillant sur ce texte, d’une écriture en deux mouvements :
raconter à la fois la mort inéluctable de mon frère et la manière dont elle
allait nous clouer, et en même temps dire le retour vers la possibilité du
bonheur. La douleur vous saisit, vous mord au cœur, et pourtant la vie
continue, avec ses palpitations, ses élans. Je déteste le cynisme mais je pense
qu’une de seules manières d’avancer consiste à saisir le comique de
l’existence. Traquer la drôlerie, ne pas vivre le nez sur le guidon de
l’existence me semble une manière saine d’avancer.
Vous aimez,
écrivez-vous, « que les morts fassent partie de nos vies de toutes les
manières possibles, drôles et folles. » Cela ne ressemble pas à la manière
prudente dont on se protège des disparus (ou de leur disparition ?). Mais
vous ne donnez pas l’impression d’être prudente…
Comment vivre avec les
morts en bonne compagnie ? C’est une question qui mérite d’être posée et
je ne comprends pas qu’on ne se la pose pas davantage. Pour moi, le monde ne se
divise pas entre les vivants et les morts. Mon frère continue de faire partie
de ma vie, je ne crois pas être zinzin en disant que la réalité ne s’arrête pas
au monde visible. Je crois dur comme fer à cette phrase de Pascal
Quignard : « Tout ce que nos yeux ne peuvent voir et que nos mains ne
peuvent pas toucher n’est pas absent du monde. » Et puis, vous avez
raison, j’ai peur de tout mais je ne suis pas prudente !
Il y a une expression
que les imbéciles, dites-vous, répètent en boucle : « je devrais
faire mon deuil ». Les gens croient vous faire du bien… mais est-ce de la
bêtise ou de la maladresse ?
De la psychologie de
pacotille. Faire son deuil, c’est une expression aussi laide que « faire
passer un enfant ». Je ne crois pas qu’il faille faire son deuil, mais le vivre.
Je voulais « me rouler » dans le chagrin, selon cette expression
québécoise que j’adore. En expérimenter chaque particule, chaque recoin, pour
le vivre pleinement, et finir par l’apprivoiser. Mettre à distance la
souffrance, pratiquer « la résilience », ce mot tellement galvaudé,
me semble dangereux, elle finit toujours par vous revenir à la figure telle un
boomerang. Il m’a semblé aussi qu’il y avait des moments de sincérité absolue
dans le deuil, qui valaient la peine d’être vécus. Je préfère une tristesse
vraie à une joie fausse.
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