Femina, Médicis, Goncourt et Renaudot, avec leurs annexes, c'est la semaine prochaine seulement. On peut, si on veut, faire des pronostics. Je me suis livré ailleurs, dans Le Soir, à ce petit jeu dont on se dit chaque fois qu'on ne nous y reprendra plus mais qui est quand même assez addictif. C'est, je vous préviens tout de suite, peu original: le paysage s'est beaucoup éclairci depuis les premières sélections de septembre, quelques favoris (surtout au masculin) se détachent assez clairement.
Par ailleurs, je me désole de ne ne plus voir retenu nulle part le beau, le très beau roman de Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main. Mais je me console un peu avec le succès public de son livre, plus de trente mille exemplaires vendus depuis sa sortie en août, selon l'enquête publiée par GfK. Les libraires y ont aidé, je suppose, puisqu'ils en avaient fait leur roman français préféré de la rentrée.
Il y a chez Maylis de Kerangal une passion du détail concret
et une fascination pour l’exploration minutieuse de terrains inconnus qui la
conduit, suppose-t-on, à accumuler, sur les sujets dont elle s’inspire, une
documentation exhaustive. Ses deux romans précédents, Naissance d’un pont et Réparer
les vivants, auraient pu sombrer sous le poids de l’information. Les vertus
d’une écriture souple et vivante avaient épargné ce défaut à ses lecteurs. Elle
renouvelle la performance dans Un monde à
portée de main, une autre incursion dans un domaine spécialisé : la
décoration, surtout dans la pratique du trompe-l’œil où il s’agit de fournir
une troisième dimension à un support plat. Un art aussi complexe que celui de
l’écrivaine transposant en mots surfaces et (faux) volumes…
Une très longue première phrase, trop longue pour être citée
ici, mais balancée comme une intro musicale par laquelle on est immédiatement
séduit, ouvre le roman et présente Paula Karst dans le mouvement où, sortant le
soir, l’escalier dévalé, elle jette un œil vers le miroir du vestibule, « pile et s’approche, sonde ses yeux
vairons, étale de l’index le fard trop dense sur ses paupières, pince ses joues
pâles et presse ses lèvres pour les imprégner de rouge, cela sans prêter
attention à la coquetterie cachée dans son visage, un strabisme divergent,
léger, mais toujours plus prononcé à la tombée du jour. »
L’instant d’après, elle se retrouve en compagnie de deux
autres anciens élèves de l’Institut de peinture de la rue du Métal à Bruxelles,
avec lesquels elle a été formée d’octobre 2007 et mars 2008. Comme Kate et
Jonas, Paula est devenue une professionnelle. Elle est à Paris, mais elle vient
de rentrer de Moscou où elle a passé trois mois à peindre, dans les studios de
Mosfilm, le salon d’Anna Karénine. Kate fait un « portor » – une
imitation de marbre, la romancière ne craint pas les mots précis – dans un hall
de l’avenue Foch. Jonas doit livrer dans trois jours une fresque de jungle
tropicale, autant dire que leur rendez-vous ne l’arrange pas mais il a cédé au
plaisir de la complicité.
Le trio, dans lequel chacun raconte ce qu’il veut (et tait
ce qu’il préfère ne pas dévoiler) de ses travaux récents, est un prétexte à
remonter dans le temps et à revenir à l’époque de débuts exigeants comme on
l’imagine mal. Les travaux étaient dirigés par une femme inflexible sur la
qualité des résultats obtenus. Parfois plus proche de la garde-chiourme que de
la professeure artistique, elle ne laissait rien passer des imperfections,
surtout dans les travaux les plus difficiles. Le parcours du combattant a
quelque chose d’épuisant, au physique et au moral, par la modestie de la
démarche jusqu’à aboutir à la représentation précise, jusqu’à ce qu’on s’y
trompe (l’œil), des matières les moins reproductibles par le pinceau. Certains
marbres possèdent des caractéristiques qui ne se laissent pas maîtriser
aisément. Les sommets se méritent, par des chemins non seulement ardus mais
aussi peu exaltants. Seule la reconnaissance finale justifie les efforts que
l’on peut accomplir pour faire coïncider le modèle et l’image.
Le plus extraordinaire, dans Un monde à portée de main, est la manière dont Maylis de Kerangal,
sans faire jamais l’économie des moments les plus rudes, donne accès au
matériau lui-même, alors qu’il n’est pas présent dans la décoration – mais la
décoration le restitue si bien et les mots en sont la traduction si exacte
qu’on a l’impression de toucher du doigt quelque chose dont l’inertie
n’interdit pas la réalité. C’est formidable.
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