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mercredi 18 mars 2020

La matière au bout des doigts et des mots de Maylis de Kerangal

Il y a chez Maylis de Kerangal une passion du détail concret et une fascination pour l’exploration minutieuse de terrains inconnus qui la conduit, suppose-t-on, à accumuler, sur les sujets dont elle s’inspire, une documentation exhaustive. Ses deux romans précédents, Naissance d’un pont et Réparer les vivants, auraient pu sombrer sous le poids de l’information. Les vertus d’une écriture souple et vivante avaient épargné ce défaut à ses lecteurs. Elle renouvelle la performance dans Un monde à portée de main, une autre incursion dans un domaine spécialisé : la décoration, surtout dans la pratique du trompe-l’œil où il s’agit de fournir une troisième dimension à un support plat. Un art aussi complexe que celui de l’écrivaine transposant en mots surfaces et (faux) volumes…
Une très longue première phrase, trop longue pour être citée ici, mais balancée comme une intro musicale par laquelle on est immédiatement séduit, ouvre le roman et présente Paula Karst dans le mouvement où, sortant le soir, l’escalier dévalé, elle jette un œil vers le miroir du vestibule, « pile et s’approche, sonde ses yeux vairons, étale de l’index le fard trop dense sur ses paupières, pince ses joues pâles et presse ses lèvres pour les imprégner de rouge, cela sans prêter attention à la coquetterie cachée dans son visage, un strabisme divergent, léger, mais toujours plus prononcé à la tombée du jour. »
L’instant d’après, elle se retrouve en compagnie de deux autres anciens élèves de l’Institut de peinture de la rue du Métal à Bruxelles, avec lesquels elle a été formée d’octobre 2007 et mars 2008. Comme Kate et Jonas, Paula est devenue une professionnelle. Elle est à Paris, mais elle vient de rentrer de Moscou où elle a passé trois mois à peindre, dans les studios de Mosfilm, le salon d’Anna Karénine. Kate fait un « portor » – une imitation de marbre, la romancière ne craint pas les mots précis – dans un hall de l’avenue Foch. Jonas doit livrer dans trois jours une fresque de jungle tropicale, autant dire que leur rendez-vous ne l’arrange pas mais il a cédé au plaisir de la complicité.
Le trio, dans lequel chacun raconte ce qu’il veut (et tait ce qu’il préfère ne pas dévoiler) de ses travaux récents, est un prétexte à remonter dans le temps et à revenir à l’époque de débuts exigeants comme on l’imagine mal. Les travaux étaient dirigés par une femme inflexible sur la qualité des résultats obtenus. Parfois plus proche de la garde-chiourme que de la professeure artistique, elle ne laissait rien passer des imperfections, surtout dans les travaux les plus difficiles. Le parcours du combattant a quelque chose d’épuisant, au physique et au moral, par la modestie de la démarche jusqu’à aboutir à la représentation précise, jusqu’à ce qu’on s’y trompe (l’œil), des matières les moins reproductibles par le pinceau. Certains marbres possèdent des caractéristiques qui ne se laissent pas maîtriser aisément. Les sommets se méritent, par des chemins non seulement ardus mais aussi peu exaltants. Seule la reconnaissance finale justifie les efforts que l’on peut accomplir pour faire coïncider le modèle et l’image.
Le plus extraordinaire, dans Un monde à portée de main, est la manière dont Maylis de Kerangal, sans faire jamais l’économie des moments les plus rudes, donne accès au matériau lui-même, alors qu’il n’est pas présent dans la décoration – mais la décoration le restitue si bien et les mots en sont la traduction si exacte qu’on a l’impression de toucher du doigt quelque chose dont l’inertie n’interdit pas la réalité. C’est formidable.

samedi 3 novembre 2018

Maylis de Kerangal, l'oubliée des prix littéraires

Femina, Médicis, Goncourt et Renaudot, avec leurs annexes, c'est la semaine prochaine seulement. On peut, si on veut, faire des pronostics. Je me suis livré ailleurs, dans Le Soir, à ce petit jeu dont on se dit chaque fois qu'on ne nous y reprendra plus mais qui est quand même assez addictif. C'est, je vous préviens tout de suite, peu original: le paysage s'est beaucoup éclairci depuis les premières sélections de septembre, quelques favoris (surtout au masculin) se détachent assez clairement.
Par ailleurs, je me désole de ne ne plus voir retenu nulle part le beau, le très beau roman de Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main. Mais je me console un peu avec le succès public de son livre, plus de trente mille exemplaires vendus depuis sa sortie en août, selon l'enquête publiée par GfK. Les libraires y ont aidé, je suppose, puisqu'ils en avaient fait leur roman français préféré de la rentrée.

Il y a chez Maylis de Kerangal une passion du détail concret et une fascination pour l’exploration minutieuse de terrains inconnus qui la conduit, suppose-t-on, à accumuler, sur les sujets dont elle s’inspire, une documentation exhaustive. Ses deux romans précédents, Naissance d’un pont et Réparer les vivants, auraient pu sombrer sous le poids de l’information. Les vertus d’une écriture souple et vivante avaient épargné ce défaut à ses lecteurs. Elle renouvelle la performance dans Un monde à portée de main, une autre incursion dans un domaine spécialisé : la décoration, surtout dans la pratique du trompe-l’œil où il s’agit de fournir une troisième dimension à un support plat. Un art aussi complexe que celui de l’écrivaine transposant en mots surfaces et (faux) volumes…
Une très longue première phrase, trop longue pour être citée ici, mais balancée comme une intro musicale par laquelle on est immédiatement séduit, ouvre le roman et présente Paula Karst dans le mouvement où, sortant le soir, l’escalier dévalé, elle jette un œil vers le miroir du vestibule, « pile et s’approche, sonde ses yeux vairons, étale de l’index le fard trop dense sur ses paupières, pince ses joues pâles et presse ses lèvres pour les imprégner de rouge, cela sans prêter attention à la coquetterie cachée dans son visage, un strabisme divergent, léger, mais toujours plus prononcé à la tombée du jour. »
L’instant d’après, elle se retrouve en compagnie de deux autres anciens élèves de l’Institut de peinture de la rue du Métal à Bruxelles, avec lesquels elle a été formée d’octobre 2007 et mars 2008. Comme Kate et Jonas, Paula est devenue une professionnelle. Elle est à Paris, mais elle vient de rentrer de Moscou où elle a passé trois mois à peindre, dans les studios de Mosfilm, le salon d’Anna Karénine. Kate fait un « portor » – une imitation de marbre, la romancière ne craint pas les mots précis – dans un hall de l’avenue Foch. Jonas doit livrer dans trois jours une fresque de jungle tropicale, autant dire que leur rendez-vous ne l’arrange pas mais il a cédé au plaisir de la complicité.
Le trio, dans lequel chacun raconte ce qu’il veut (et tait ce qu’il préfère ne pas dévoiler) de ses travaux récents, est un prétexte à remonter dans le temps et à revenir à l’époque de débuts exigeants comme on l’imagine mal. Les travaux étaient dirigés par une femme inflexible sur la qualité des résultats obtenus. Parfois plus proche de la garde-chiourme que de la professeure artistique, elle ne laissait rien passer des imperfections, surtout dans les travaux les plus difficiles. Le parcours du combattant a quelque chose d’épuisant, au physique et au moral, par la modestie de la démarche jusqu’à aboutir à la représentation précise, jusqu’à ce qu’on s’y trompe (l’œil), des matières les moins reproductibles par le pinceau. Certains marbres possèdent des caractéristiques qui ne se laissent pas maîtriser aisément. Les sommets se méritent, par des chemins non seulement ardus mais aussi peu exaltants. Seule la reconnaissance finale justifie les efforts que l’on peut accomplir pour faire coïncider le modèle et l’image.
Le plus extraordinaire, dans Un monde à portée de main, est la manière dont Maylis de Kerangal, sans faire jamais l’économie des moments les plus rudes, donne accès au matériau lui-même, alors qu’il n’est pas présent dans la décoration – mais la décoration le restitue si bien et les mots en sont la traduction si exacte qu’on a l’impression de toucher du doigt quelque chose dont l’inertie n’interdit pas la réalité. C’est formidable.

vendredi 27 juillet 2018

Le feuilleton de la rentrée littéraire 8. Surveiller ses arrières, voir loin

Le compte à rebours est, c'est toujours pareil, plus rapide qu'on le croyait. L'odeur de la rentrée, matérialisée par une odeur d'encre fraîche (c'est une image, virtuelle en ce qui me concerne puisque je n'ai encore ouvert, et n'ouvrirai probablement pas, un seul livre imprimé parmi ceux à paraître), est très présente. Excitante - il y a tant de choses à découvrir, les éditeurs en parlent si bien. Encourageante - la création n'est pas morte. Décourageante - comment faire pour lire ne serait-ce que le quart du tiers des 570 romans à paraître? (Une autre image, car le tiers du quart sera franchi dans l'allégresse.)
(A ces 570 ouvrages annoncés, je vais ajouter, pour faire bonne mesure, parce que l'appétit vient en mangeant, un recueil de nouvelles d'un talentueux ami, que la Bibliothèque malgache prépare d'arrache-pied, rendez-vous aujourd'hui avec l'auteur pour terminer les deuxièmes corrections du manuscrit, finaliser le contrat ainsi que le communiqué de presse, rendez-vous avec vous dans quelques semaines pour tout vous dire d'un ouvrage dont nous cherchons encore le titre définitif mais dont les épreuves seront prêtes la semaine prochaine - l'avantage de l'édition numérique, sa souplesse permettant de décider vendredi dernier d'une publication et de l'avoir préparée vendredi prochain.)
Donc, j'ai commencé à me plonger dans la rentrée littéraire, oui. Incapable malheureusement, comme paraît-il le font certain(e)s, de lire dix pages par ci, vingt pages par là pour me faire une rapide idée de ce qui mérite une lecture plus attentive. Car je suis incapable de lire distraitement.
Hier soir, dans le bar de mon quartier où je ponctuais la fin de l'après-midi avec une bière, un autre consommateur avec qui je bavarde quelquefois me disait d'ailleurs: "Quand je te vois avec ta tablette ou ta liseuse, je n'ose pas venir te déranger."
Quelques ouvrages surclassent, parmi ceux que j'ai lus, la masse de ceux qui possèdent des qualités, oui, mais... (Par ailleurs, je n'en ai lu qu'un très mauvais, encore heureux.) Ne parlons que du meilleur: Un monde à portée de main, par Maylis de Kerangal (Gallimard/Verticales), Moi, Marthe et les autres et, puisqu'il double la mise, Pense aux pierres sous tes pas, par Antoine Wauters (Verdier). J'ajoute celui que je suis en train de terminer et dont je pressens qu'il trouvera sa place parmi eux: Arcadie, d'Emmanuelle Bayamack-Tam (P.O.L.).
Mais, dès que j'en aurai lu la dernière page, il faudra que je retourne en arrière. Car les pages livres du Soir, si elles ont un peu maigri pendant la canicule (pour mieux revenir dans leur volume habituel du samedi dès le 18 août), ne font pas relâche et c'est l'occasion de  revenir sur quelques ouvrages pour lesquels le temps avait manqué au moment de leur sortie. Ceux d'Anne Tyler, d'Eduardo Halfon et de Daniel Fano sont donc en tête de mon programme de lecture à partir de pas plus tard que tout à l'heure.
A bientôt.

dimanche 1 juillet 2018

Le feuilleton de la rentrée littéraire 2. Les incontournables

L'appellation n'est pas de moi mais de... l'incontournable Livres Hebdo qui, comme chaque année, présentant la rentrée littéraire, élit une poignée d'ouvrages dont on sait déjà qu'ils vont beaucoup faire parler d'eux. Une manière de liquider la question, dans le meilleur des cas - ou, dans le pire, une manière d'étouffer tout de suite les ambitions des autres. Mais non, heureusement, ça ne fonctionne pas ainsi et il reste des semaines de lecture avant les premières parutions - un mois et demi, très exactement. Cela laisse le temps de découvrir d'autres choses.
En parallèle, Lire a aussi fait ses choix. Le magazine qui fut d'abord dirigé par Bernard Pivot propose les extraits de quinze ouvrages de la rentrée. Le même nombre que Livres Hebdo, mais bien sûr pas dans le même esprit: la publication du Cercle de la Librairie s'adresse surtout aux professionnels tandis que Lire vise un public plus large d'amateurs et de curieux.

Cela n'empêche pas certains recoupements.

Dans le domaine français, les deux magazines ont retenu, personne ne songera à s'en étonner, le 27e roman d'Amélie Nothomb affublé d'un titre qui laisse entendre qu'elle peut vraiment tout se permettre: Les prénoms épicènes (Albin Michel). Il est vrai qu'elle avait déjà soumis à l'attention de ses lectrices et lecteurs fidèles (et soumis) Métaphysique des tubes, entre autres. Je ne suis pas fou de ses romans, c'est le moins qu'on puisse dire mais, comme chaque année, je placerai tous mes espoirs dans celui-ci. Au risque d'être déçu.
Autre membre du petit club serré sur le territoire commun aux deux listes, Yasmina Khadra - dont je comprends encore moins le succès et la réputation inentamée malgré une remarquable absence de qualités dans son écriture. Là non plus, bien entendu, je ne préjugerai pas de sa réussite littéraire ou non (le succès commercial ne m'intéresse pas vraiment) sans avoir lu Khalil (Julliard) qui semble, comme la plupart de ses livres précédents, être bâti sur un, la majuscule s'impose, Sujet - Claro disait là-dessus des choses éclairantes dans sa plus récente chronique du Monde.
On n'attendait pas vraiment Jérôme Ferrari en période de rentrée littéraire, puisqu'il a déjà reçu le Goncourt. Voici pourtant, chez son éditeur habituel (Actes Sud), A son image, titre qui rime (par le sens seulement, mais quand même) avec photographie.
Alain Mabanckou revient à Pointe-Noire dans Les cigognes sont immortelles (Seuil), on espère qu'il aura en même temps retrouvé un peu de la flamme qui l'animait il y a quelques années et qui me semble avoir été, au moins en partie, étouffée par une surproduction récente - encore que, de ce côté, ça ne s'arrange pas vraiment puisqu'il publie quelques semaines plus tard un Miro chez RMN-Grand Palais. [Mais Alain Mabanckou s'étonne de cette annonce, et me dit ne pas publier d'ouvrage sur Miro à la rentrée. Dont acte.]
Elle a toute sa place dans la rentrée littéraire à laquelle elle devrait apporter la lumière de son regard d'écrivaine et la puissance d'évocation des gestes précis d'une décoratrice: Maylis de Kerangal va faire beaucoup parler d'elle, s'il y a une justice sur le terrain de la littérature, avec Un monde à portée de main (Verticales). Oui, je l'ai lu. Oui, je l'ai adoré.

Dans le domaine étranger, Lire et Livres Hebdo se rejoignent sur deux noms, c'est-à-dire qu'ils sont d'accord, au total, à peu près pour la moitié de leurs sélections.
Zadie Smith est l'un d'eux, et j'attends beaucoup de Swing Time (Gallimard) qui confirmera, je l'espère, le talent fou de cette écrivaine saluée, à juste titre, depuis Sourires de loup.
L'autre est un peu plus inattendu, bien que D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds ait été très remarqué il y a trois ans (mais je ne l'ai pas lu). L'Islandais Jon Kalman Stefansson propose cette année Asta (Grasset).

15 - 7 = 8 autres ouvrages que les rédactions ont retenus en restant chacune dans son coin.

Pour Livres Hebdo, c'est, dans l'ordre où ils sont présentés:

  • Christophe Boltanski. Le guetteur (Stock)
  • Philippe Torreton. Jacques à la guerre (Plon)
  • Aurélie Filipetti. Les idéaux (Fayard)
  • Boualem Sansal. Le train d'Erlingen ou La métamorphose de Dieu (Gallimard)
  • Christine Angot. Un tournant de la vie (Flammarion)
  • Dan Chaon. Une douce lueur de malveillance (Albin Michel)
  • Jeffrey Eugenides. Des raisons de se plaindre (L'Olivier)
  • Salman Rushdie. La maison Golden (Actes Sud)

Tandis que Lire a choisi:

  • Serge Joncour. Chien-loup (Flammarion)
  • Jérémy Fel. Helena (Rivages)
  • Emmanuelle Bayamack-Tam. Arcadie (P.O.L.)
  • Adrien Bosc. Capitaine (Stock)
  • Sophie Divry. Trois fois la fin du monde (Noir sur blanc)
  • Anton Beraber. La grande idée (Gallimard)
  • Nicole Krauss. Forêt obscure (L'Olivier)
  • Javier Cercas. Le monarque des ombres (Actes Sud)

vendredi 18 mars 2016

L'autre saison des prix littéraires, suite

Olivier Bourdeaut emprunte le chemin suivi, en 2014, par Maylis de Kerangal avec Réparez les vivants. La réédition de ce roman en collection Folio était proposée avec une bande: "Le roman aux 10 prix littéraires". Pas assez de place pour les citer tous, en effet. J'en avais empilé quelques-uns dans une note de blog: les prix du Roman des étudiants, RTL/Lire et Orange. Les deux premiers, pour Olivier Bourdeaut et En attendant Bojangles, c'est fait. Il s'y est ajouté, hier soir, le Prix du Roman France Télévision (côté essai, c'est le Journal d'un vampire en pyjama, de Mathias Malzieu, qui l'a décroché).
"Et de trois!", lâche l'éditeur sur sa page Facebook, en proposant un nouveau bandeau rouge, provisoire probablement, parce qu'il faudra bien l'intégrer au précédent. Voici les deux versions actuelles, celle du site et celle de Facebook.


Problème de riche, bien sûr. Problème aussi d'un coup de projecteur trop appuyé sur un seul livre, quand tant d'autres mériteraient mieux que de récolter des miettes...
Chaque fois qu'un ouvrage monopolise les prix, j'en veux un peu, voire beaucoup, aux différents jurys et je me demande s'ils ne sont pas aussi moutonniers que peut l'être une partie du public - la partie pour laquelle un chiffre de vente est un argument de qualité.
Heureusement, il n'y en a pas tout à fait que pour Olivier Bourdeaut.

Catherine Poulain a reçu le Prix Mac Orlan pour son formidable roman, Le grand marin. Son premier livre, elle aussi.
La pêche à la ligne, cadre favorable à la méditation, n’est pas le genre de Catherine Poulain. Son premier roman, Le grand marin, nous entraîne sur des mers secouées, du côté de l’Alaska, pour des campagnes de pêche à l’ancienne. La fatigue, la douleur, la peur règnent, avec quelques moments d’exaltation. Mais ceux-ci se produisent plus aisément sur terre qu’en bateau, quand par exemple les pêcheurs repeignent la ville en rouge. C’est-à-dire, pour l’exprimer crûment, vont se saouler la gueule.
Dans un contexte très masculin, Lili, femme menue mais aux mains puissantes et à l’esprit libre, fait tache. Elle veut pêcher pour échapper à la routine dans laquelle elle s’engourdissait en France. Elle n’a pas les papiers nécessaires, tout le monde n’est heureusement pas à cheval sur les règlements. Mais elle doit s’imposer parmi les marins-pêcheurs, sur les bateaux comme dans les bars, ce n’est pas gagné.
Catherine Poulain a dû vivre cette existence précaire, les mains blessées, le corps rompu, le sang des poissons giclant jusqu’au visage. L’expérience personnelle ne suffit certes pas pour écrire un roman qui emporte le lecteur dans les mêmes émotions. Il y faut quelque chose en plus, qu’on appellera le talent pour faire vite. Si Le grand marin nous fait vibrer au rythme des vagues et des prises, à celui des bières et du manque de sommeil, c’est parce que l’écrivaine impose, avec son entrée en littérature, un langage aussi âpre et heurté que ce dont elle nous parle. On entend les cris, on les reçoit comme des chuchotements…
Si le titre se rapporte à un homme – le grand marin s’appelle Jude, comme son père, comme son frère –, et non à l’activité qui occupe principalement Lili, c’est bien parce qu’une histoire d’amour fait surface. Mais peut-être va-t-elle se noyer, tant l’attirance réciproque sur laquelle elle se construit est minée par des désirs contradictoires.
Reste la question du pourquoi. Pourquoi s’engager avec autant de volonté dans une activité éreintante et dangereuse ? On trouve plusieurs réponses au fil des pages. Dont celle-ci, qui les résume au mieux : « Je veux m’épuiser encore et encore, que rien ne m’arrête plus, comme… comme une corde tendue, oui, et qui n’a pas le droit de se détendre, tendue au risque de se rompre. » On est très loin, en effet, de la pêche à la ligne, et plus proche de ce qui doit motiver des sportifs de l’extrême. Si étrangères au lecteur que soient ces aspirations, il les partagera volontiers le temps d’un livre.

Et Astrid Manfredi a été choisie par le jury du premier Prix Régine Deforges, réservé à un premier roman, grâce à La petite barbare.
Avec son « cri de cheyenne sans tribu », l’héroïne du premier roman d’Astrid Manfredi se fait entendre. Tous les moyens sont bons pour rendre supportable et abréger son séjour en prison. Sa voix est pleine de colère, elle gronde comme celle d’un fauve avec, dans un coin de sa tête, quelques modèles, de Nabilla à Marguerite Duras. Et l’espoir de vivre pleinement au rythme de ses 21 ans : boîtes de nuit et shots de vodka. Bientôt libre, elle fait provision d’une énergie qu’elle partage.

vendredi 11 mars 2016

L'autre saison des prix littéraires

De la même manière qu'il y a deux rentrées littéraires en France, l'une en août-septembre, l'autre en janvier-février, les prix littéraires, bien que les plus connus soient attribués en novembre, connaissent aussi une période faste autour du Salon du Livre de Paris - qu'il faut maintenant appeler Livre Paris et qui se tient du 17 au 20 mars.
Avant, pendant, même après cette manifestation, des prix littéraires annoncent donc le printemps.
Hier, Olivier Bourdeaut a reçu le Prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama pour un premier roman que tout le monde trouve "épatant", En attendant Bojangles. C'est le succès inattendu de ce début d'année, il ne vient pas de Paris (mais de Bordeaux, où sont installées les Editions Finitude).
C'est aussi un premier roman pétillant, et il est légitime qu'il fasse parler de lui. (Suivez le lien caché dans le titre, vous aurez une idée des dithyrambes de la presse.) La tragédie y avance masquée par le rire et la musique. Les parents du narrateur semblent avoir une imagination et une fantaisie sans limites, ce qui n’empêchera pas la réalité de les rattraper. Dans une langue aussi libre que paraissent l’être les personnages, Nina Simone chante et le couple danse. Vive le mensonge, même à l’envers, quand il est plus drôle que la vérité.
Hier aussi, Yann Queffélec a reçu le Prix des Hussards pour L'homme de ma vie, un hommage à son père - que je n'ai pas lu. Et je ne connais guère cette récompense, bien que je vienne de lire, en ignorant qu'il avait reçu ces lauriers l'an dernier mais parce qu'il était réédité en Folio, l'excellent Berezina de Sylvain Tesson. Et que le livre primé en 2014, Le fémur de Rimbaud, de Franz Bartelt, était excellent. On souhaite une qualité comparable au millésime 2016 - précédemment Goncourt, quand même.
Et puis, mais rien à voir avec le Salon du Livre de Paris ni même avec Paris Livre, The Man Booker International Prize 2016 a communiqué, toujours hier, sa "longlist" des meilleurs ouvrages de fiction traduits en Grande-Bretagne. Il en restera six le 14 avril, et le nom du lauréat sera annoncé le 16 mai. Parmi les treize livres retenus, on en trouve un écrit par un Nobel de littérature (Orhan Pamuk), un autre par un auteur masqué (Elena Ferrante), et trois écrits en français.
Ces trois-là sont tous parus au format de poche, il a été question de chacun dans ce blog. Je vous renvoie donc aux notes qui les concernent:

samedi 19 décembre 2015

D’une cuisine à Lampedusa

Maylis de Kerangal a bien résisté, l’an dernier, à l’avalanche de prix littéraires qui lui est tombée dessus pour son excellent Réparer les vivants. Le roman, qui a longtemps caracolé dans le peloton de tête des meilleures ventes, a été depuis adapté à la scène et est en cours de tournage pour le cinéma. Comme indifférente au succès, elle avait publié, quelques mois à peine après la sortie de ce livre, un autre texte, plus court, à la fois intimiste et ouvert sur le monde, A ce stade de la nuit.
Un mot sur l’édition du livre qui, est paru une première fois en mai 2015, aux Editions Guérin, où Maylis de Kerangal n’avait jamais rien publié mais où sont accueillis, pour des ouvrages singuliers, des auteurs des horizons littéraires les plus divers (Jean-Christophe Rufin ou Sylvain Tesson sont du nombre). Le voici réédité, en cette fin d’année, sous l’enseigne qui suit l’écrivaine depuis longtemps, Verticales. L’actualité longue, les difficultés des émigrants à arriver en Europe, a motivé l’écriture du livre. Et le fait d’en reparler aujourd’hui.
« Une cuisine, la nuit. » Le décor est minimaliste, une lampe fait un cône de lumière, une femme boit un café réchauffé, elle fumerait bien une cigarette, la radio diffuse un journal qu’elle n’écoute pas, jusqu’à ce qu’un mot « se dépose : Lampedusa. Il résonne entre les murs, stagne, s’infiltre parmi les poussières, et soudain il est là, devant moi, étendu de tout son long, se met à durcir à mesure que les minutes passent – coulée de lave brûlante plongée dans la mer. »
Tout ce qui semblait immobile, à commencer par cette femme qui dit « je » et dont on peut penser qu’elle est Maylis de Kerangal elle-même, se met en mouvement. Mais d’un mouvement qui n’est pas visible, se fait par l’intérieur et la relie, en suivant des chemins inattendus, aux événements dont il est question à la radio : le naufrage d’un bateau de réfugiés libyens dont trois cents seraient morts.
L’esprit fait des bonds, de Lampedusa au Guépard, le film de Visconti inspiré du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Du Burt Lancaster qui incarne le personnage central au Burt Lancaster de The Swimmer, un autre film (d’après une nouvelle de John Cheever, ce qui n’est pas précisé dans le livre) où il migre de piscine en piscine. « Il est le prince et le migrant », la phrase se glisse là comme par inadvertance, sinon que rien ici ne surgit par inadvertance.
Maylis de Kerangal traverse, toujours dans la pensée qui l’habite A ce stade de la nuit, les paysages et les nomme, retrouvant ainsi d’anciens réflexes humains, en vertu desquels ce qui est nommé n’est plus inconnu et, donc, est moins effrayant. Comme les pistes des aborigènes australiens se concrétisent moins dans des traces matérielles que dans des chants.
De ce livre marabout-bout de ficelle, il ressort une beauté tragique et non apaisée. La vie comme elle se pense.

samedi 16 mai 2015

Maylis de Kerangal au cœur du réel

Maylis de Kerangal cisèle les détails tout en ouvrant de larges perspectives. Ce double regard, ouvert et précis, lui avait réussi dans Naissance d’un pont, son précédent roman, Prix Médicis 2010. Elle affine encore son travail dans Réparer les vivants, qui vient de paraître en poche.
Le texte est servi par une magnifique écriture, d’une rare souplesse, sinuant en phrases souvent longues qui se balancent en rythme et fournissent, dans le même temps, les multiples informations nécessaires pour suivre le récit, dense bien que d’une durée limitée – moins de vingt-quatre heures. La matière est technique et plus complexe encore que les calculs d’ingénieurs ou de chefs de travaux occupés à couler le béton d’un pont, à lui assurer son assise, sa résistance et sa flexibilité. Car il est question ici, comme l’annonce le titre, d’un matériau vivant : le corps humain et ce qui lui assure, au moins pour partie, la vie, c’est-à-dire le cœur, pompe résistante et pourtant sujette aux accidents en même temps que siège symbolique des sentiments.
Le cœur de Simon Limbres est présent dès la première phrase. Un cœur de jeune sportif, battant au ralenti au repos, accélérant quand il le faut. Un cœur fait pour durer et qui accomplit, ce matin-là, ses fonctions sur les vagues où Simon, avec deux amis, est allé surfer. Sa grande passion du moment, peut-être liée au fait que son père, Sean, construit un tas d’objets flottants. Sean vient de Nouvelle-Zélande et le tatouage maori qu’arbore Simon n’est pas sans rapports avec des origines dont il semble vouloir s’approcher. Mais nous n’aurons pas la réponse à toutes les questions posées par la vie de Simon, car voici qu’elle s’interrompt quand le van dans lequel il rentre avec ses amis s’encastre dans un poteau.
Pierre Révol entre en scène, il est réanimateur à l’hôpital le plus proche et prend Simon en charge. Sans espoir : le cœur bat mais l’encéphalogramme est plat. Le jeune homme est entré en coma dépassé et, selon la redéfinition de la mort faite en 1959, l’année de naissance du médecin, « l’arrêt du cœur n’est plus le signe de la mort, c’est désormais l’abolition des fonctions cérébrales qui l’atteste. » Une révolution qui modifie la donne et ouvre la voie aux greffes d’organes. Donneur sain, Simon est un sujet d’exception dont plusieurs organes peuvent être proposés à des patients compatibles.
Le ballet de la médecine de pointe est sur le point de démarrer – mais seulement quand les parents de Simon l’auront accepté. Le temps disponible est limité, pas question de prendre plusieurs jours de réflexion. Thomas Rémige, coordinateur des prélèvements et chanteur à ses heures, refuse pourtant de les bousculer, il expose les faits à Marianne et Sean sans tenter d’infléchir leur décision…
Le roman de Maylis de Kerangal mêle intimement les questions médicales au bouleversement émotionnel lié à la mort d’un fils, une mort d’autant plus difficile à accepter que le cœur, oui, ce cœur bat toujours. Les deux niveaux de récit se croisent sans cesse, parfois se superposent, indissolublement liés autour du corps et de la personnalité de Simon. Chacun des êtres qui gravitent autour de lui possède en outre sa biographie, envisagée par bribes assez explicites pour lui donner de l’épaisseur. Les détails s’inscrivent avec force dans le paysage global qui n’est jamais perdu de vue. Et Réparer les vivants est un livre qui saisit d’emblée au… cœur, pour ne plus vous lâcher.

mardi 3 juin 2014

Céline Minard, Prix du Livre Inter

C'était hier, et j'ai déjà parlé de son roman, Faillir être flingué, quand il a reçu le Prix Virilo. J'aurais pu, tout aussi bien, vous en parler quand il a reçu le Prix du Style. Et j'y reviens quand même à présent que Céline Minard est couronnée, toujours pour le même livre, par le Pric du Livre Inter.
J'aime ce livre. Mais j'aurais préféré en évoquer un autre, histoire de varier les plaisirs. Même chose avec Réparer les vivants, qui avait valu à Maylis de Kerangal un spectaculaire cumul: Prix du Roman des étudiants, RTL/Lire et Orange.
Dans les deux cas, le cumul n'est pas immérité. Mais il est un peu vain et même à la limite de l'injustice. Car d'autres livres auraient pu bénéficier d'un coup de projecteur bienvenu. Tandis qu'en concentrant leurs choix sur un seul titre, les différents jurys donnent le sentiment qu'ils sont les seuls à exister, que l'étroitesse du paysage littéraire ne fait que se confirmer au fil du temps. Ce n'est pas le cas, je vous rassure.
On dit souvent, on aime dire, pis que pendre des grands prix littéraires d'automne. On n'a pas toujours tort. Mais il faut leur reconnaître un discernement plus grand dans la répartition des récompenses. Il est exceptionnel qu'un seul auteur recueille, dans cette période faste, les suffrages de deux jurys différents. A l'exception de l'imprévisible Goncourt des Lycéens, je ne me souviens (sans vérifier) que des cas d'Andreï Makine et de Jonathan Littell dans les trente dernières années, choisis deux fois pour le même ouvrage.
L'effet d'entonnoir est presque effrayant, la plupart des livres disparaissent presque complètement de la circulation quelques semaines après leur mise en vente. S'interdire, pour un jury, de primer un titre déjà mis en évidence, serait chaque fois donner une chance à un auteur différent. Bien sûr, la remarque est toute théorique. A partir de quelle notoriété liée à un prix faudrait-il se refuser à garder le lauréat dans la sélection? Il faudrait peser cela au trébuchet...

mardi 27 mai 2014

Maylis de Kerangal, Prix du Roman des étudiants, RTL/Lire et Orange

Maylis de Kerangal cisèle les détails tout en ouvrant de larges perspectives. Ce double regard, ouvert et précis, lui avait réussi dans Naissance d’un pont, son précédent roman, Prix Médicis 2010. Elle affine encore son travail dans Réparer les vivants, qui paru en janvier. Et qui lui vaut, attribué hier, remis officiellement demain, le premier Prix du Roman des étudiants organisé conjointement par France Culture et Télérama.
J'ajoute que le Prix RTL/Lire est aussi pour elle, information de ce lundi 17 mars...Et, le 27 mai, on n'en finit pas, elle a reçu le Prix Orange, toujours pour le même roman.
Le texte est servi par une magnifique écriture, d’une rare souplesse, sinuant en phrases souvent longues qui se balancent en rythme et fournissent, dans le même temps, les multiples informations nécessaires pour suivre le récit, dense bien que d’une durée limitée – moins de vingt-quatre heures. La matière est technique et plus complexe encore que les calculs d’ingénieurs ou de chefs de travaux occupés à couler le béton d’un pont, à lui assurer son assise, sa résistance et sa flexibilité. Car il est question ici, comme l’annonce le titre, d’un matériau vivant : le corps humain et ce qui lui assure, au moins pour partie, la vie, c’est-à-dire le cœur, pompe résistante et pourtant sujette aux accidents en même temps que siège symbolique des sentiments.
Le cœur de Simon Limbres est présent dès la première phrase. Un cœur de jeune sportif, battant au ralenti au repos, accélérant quand il le faut. Un cœur fait pour durer et qui accomplit, ce matin-là, ses fonctions sur les vagues où Simon, avec deux amis, est allé surfer. Sa grande passion du moment, peut-être liée au fait que son père, Sean, construit un tas d’objets flottants. Sean vient de Nouvelle-Zélande et le tatouage maori qu’arbore Simon n’est pas sans rapports avec des origines dont il semble vouloir s’approcher. Mais nous n’aurons pas la réponse à toutes les questions posées par la vie de Simon, car voici qu’elle s’interrompt quand le van dans lequel il rentre avec ses amis s’encastre dans un poteau.
Pierre Révol entre en scène, il est réanimateur à l’hôpital le plus proche et prend Simon en charge. Sans espoir : le cœur bat mais l’encéphalogramme est plat. Le jeune homme est entré en coma dépassé et, selon la redéfinition de la mort faite en 1959, l’année de naissance du médecin, « l’arrêt du cœur n’est plus le signe de la mort, c’est désormais l’abolition des fonctions cérébrales qui l’atteste. » Une révolution qui modifie la donne et ouvre la voie aux greffes d’organes. Donneur sain, Simon est un sujet d’exception dont plusieurs organes peuvent être proposés à des patients compatibles.
Le ballet de la médecine de pointe est sur le point de démarrer – mais seulement quand les parents de Simon l’auront accepté. Le temps disponible est limité, pas question de prendre plusieurs jours de réflexion. Thomas Rémige, coordinateur des prélèvements et chanteur à ses heures, refuse pourtant de les bousculer, il expose les faits à Marianne et Sean sans tenter d’infléchir leur décision…
Le roman de Maylis de Kerangal mêle intimement les questions médicales au bouleversement émotionnel lié à la mort d’un fils, une mort d’autant plus difficile à accepter que le cœur, oui, ce cœur bat toujours. Les deux niveaux de récit se croisent sans cesse, parfois se superposent, indissolublement liés autour du corps et de la personnalité de Simon. Chacun des êtres qui gravitent autour de lui possède en outre sa biographie, envisagée par bribes assez explicites pour lui donner de l’épaisseur. Les détails s’inscrivent avec force dans le paysage global qui n’est jamais perdu de vue. Et Réparer les vivants est un livre qui saisit d’emblée au… cœur, pour ne plus vous lâcher.

jeudi 20 mars 2014

Le Libé des écrivains

Toutes les traditions ne sont pas bonnes à prendre. La plupart m'ennuient, pour rester poli. Mais si Libération renonçait un jour à son Libé des écrivains qui salue, depuis 1987, l'ouverture (demain) du Salon du Livre de Paris, ça me manquerait vraiment. (D'accord, moins que si Libération en venait à disparaître dans une guerre d'actionnaires.)
J'ai donc, aujourd'hui, lu un peu plus attentivement que de coutume un quotidien qui avait mis ses journalistes en congé - ou presque: le "making of" révèle que les journalistes étaient quand même là pour aider les écrivains. Les encadrer?
Maylis de Kerangal rédactrice en chef, ça a de la gueule. Comme Sébastien Lapaque au Brésil ou Sylvain Tesson à propos de la Crimée, de l'Ukraine, de Poutine, des dominos. Au passage, en voici deux qui n'ont pas la réputation d'appartenir à la famille naturelle de Libé, la gauche...
Fait-on du roman avec l'actualité? Un sujet sur lequel enquêtent les journalistes est-il transposable sous la plume d'un écrivain? Oui, bien sûr, ils font ça tout le temps, les écrivains. Mais rarement dans l'urgence. Avec le risque, en cours de journée, d'apprendre des faits nouveaux qui modifient l'angle. Car quel angle? Et pour combien de temps? Yves Pagès, habile, s'est défait des obligations du temps présent en se baladant en scooter dans Paris pour noter en quelques lignes des scènes sans date, et pourtant de la date du jour quand même, car ce qui n'est pas rapporté dans les journaux le reste de l'année nous en dit aussi long sur le réel que le reste.
Il y a ce Paul Bismuth, écrivain inconnu au bataillon du Salon du Livre mais pseudonyme célèbre d'un propriétaire de téléphone portable (et personne bien réelle aussi, par ailleurs), qui signe quelques articles. L'écrivain prend un masque dans une fiction générée par l'actualité. Il est à sa place dans ce journal. Il ne faudrait quand même pas que l'exercice se renouvelle trop souvent, il a des livres à écrire.
Je rappelle que cet événement annuel, je l'ai déjà dit mais ce sera l'occasion de placer le logo du Salon du Livre, coïncide avec la tenue dudit Salon, du 21 au 24 mars. Et oui, c'est aussi le printemps, mais je tiens pour acquis qu'il s'agit d'un pur hasard - ce qui n'est pas le cas de la coïncidence entre le Libé des écrivains et le Salon du Livre, vous suivez?

lundi 16 janvier 2012

Le chantier de Maylis de Kerangal

Bienvenue à Coca, ville d’Amérique fondée par les colons qui ont fait reculer les Indiens. Ville qui, en ce troisième millénaire, entre dans l’ère moderne. Son maire, John Johnson, dit le Boa, a été ébloui par Dubaï: partout, des grues, des tours. L’effervescence des grands projets et des constructions audacieuses, effervescence qu’il se verrait bien imiter pour laisser sa marque à Coca. Ce sera un pont gigantesque pour relier les deux rives de la cité, un trait jeté entre ciel et terre dont on se souviendra.
En attendant, il faut le construire, ce pont. Transformer le trait de génie d’un architecte en fondations et superstructures, en béton et acier, utiliser les ressources du génie civil et les forces de l’homme.
Maylis de Kerangal utilise les mots à la manière dont Summer Diamantis calcule les proportions des éléments nécessaires à la fabrication du béton dont elle est responsable sur le chantier. Elle mêle les éléments dans des proportions idéales, mouille et touille, attend que ça prenne. Et ça prend.
La romancière envisage la construction dans sa durée, de la conception à l’inauguration, en passant par l’appel d’offre, le recrutement, la gestion des ouvriers, l’opposition de certains, les délais de livraison, les revendications salariales, on vous passe quelques détails. Mais le livre, lui n’en fait pas l’économie. Rien n’y est omis de ce qui fait le quotidien de cette foule agissante sous la direction de Georges Diderot, chef de travaux qui manie l’autorité et la compréhension à doses équivalentes, homme durci sous tous les climats où les travaux publics avaient besoin de ses compétences, et pourtant plus tendre qu’il y paraît.
Naissance d’un pont est un roman formidable, porté par un double projet: celui qu’il relate et celui, littéraire, qui le sous-tend. Il s’agit bien, comme sur le terrain, d’organiser le tâtonnement. Pour un résultat splendide, récompensé par le prix Médicis 2010.

mercredi 3 novembre 2010

Une belle paire de Médicis

Réjouissons-nous ensemble: le jury Médicis a eu le nez fin aujourd'hui. Et, au Soir, nous avions eu le nez creux. A la demande du journal en ligne, Lucie et moi, qui passons nos jours et nos semaines à lire (ainsi qu'à écrire sur les livres que nous avons lus), nous étions réunis dix minutes par téléphone pour décerner, comme un jeu, les prix littéraires du Soir. En nous limitant aux sélections telles qu'elles étaient connues la semaine dernière (et qui sont mises à jour ici), nous avons donc choisi les romans (français seulement) auxquels les différents prix nous paraissaient convenir. Ce n'étaient pas des pronostics, et d'ailleurs nous avions préféré Jean-Marie Blas de Roblès à Éric Faye pour le Grand prix du roman de l'Académie française.
Mais voilà que les choses s'améliorent: hier, le Femina est allé à notre favori; aujourd'hui, le Médicis aussi. Les jurés ont le même bon goût que nous. Et on peut en faire (gentiment) une nouvelle histoire belge chez Bibliobs, cela fait plaisir.
Donc, Maylis de Kerangal reçoit le prix Médicis du roman français pour Naissance d'un pont. Un livre qui tranche sur la production littéraire (envisagée dans son ensemble et en faisant la moyenne, ce qui est bien sûr une sottise). Rigueur, ambition, écriture tenue dans un registre où on se sent bien dès les premières lignes. Il y a tout dans la construction de ce pont envisagée par une romancière capable d'adopter différents points de vue, de nous raconter une histoire, de décrire les paysages, de discuter de la composition du béton... Un roman formidable!
Formidable aussi, celui de David Vann, prix Médicis du roman étranger. Sukkwan Island est, dans le cadre d'une nature hostile (sur une île d'Alaska), le récit d'un échec. Un père a embarqué son fils de treize ans dans une vie à la sauvage, pour un an. Ses motivations sont moins claires que ses déclarations. Et ils ne sont pas vraiment préparés à l'expérience qui les attend. Cela va tourner au drame, on le devine très vite. Mais on ne devine absolument pas la surprise que nous a préparée David Vann au milieu de son livre...
Deux prix excellents, et une belle journée pour la littérature.