Bruxelles en farandole
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Bruxelles, 23 novembre.
(Transmise par Lille.)
Pour de la joie, voilà de la joie. Toute l’allégresse de la Belgique désenchaînée, comme pour mieux éclater, semble s’être concentrée sur Bruxelles.
Les boulevards de Bruxelles sont larges, plus larges que les nôtres. Pour les barrer d’un trottoir à l’autre, il faut compter que soixante personnes doivent se donner le bras. Elles se le donnent, cela forme un premier rang. Un pas derrière, soixante autre personnes sur une même seule ligne suivent, et séparé toujours par la distance de ce pas sur toute la longueur, enfilant le boulevard Max, la place Brouckère, le boulevard Anspach, la Bourse, Bruxelles, son peuple, ses bourgeois, ses intellectuels, Bruxelles suit en sautant.
Mais voilà qu’un côté du premier rang qui ne cesse de se tenir par le bras monte sur le trottoir de droite. Le second rang en même temps monte sur le trottoir de gauche. Les autres rangs imitent la cadence. Cela fait la scie. Sur des kilomètres, ils marchent zigzaguant de la sorte. Ils scient Guillaume. Aux rencontres des rues transversales, des monômes, se souvenant sans doute que l’ennui naît de l’uniformité, se jettent gentiment au travers des rangs, poussent des cris de Peaux-Rouges emballés et serpentent dans la masse.
Des musiques surgissent par dizaines. Tout ce peuple nage dans la Brabançonne et la Marseillaise.
Subitement des rangs s’unissent par la main et font des rondes gigantesques en hurlant aux lumières. Cette joie est si saine, si fraîche, si irrésistible que les spectateurs d’hier, que ceux qui n’avaient pas les mêmes intimes raisons de danser, commencent à s’y mettre. C’est la contagion. Des officiers français, à nombreux galons, leurs croix battant leur vareuse, entrent dans la fête. Des casquettes anglaises à la bande rouge d’état-major conduisent les monômes.
La rue ne suffit pas, la place, la Grand’Place, dans toute sa magnificence dorée, ne suffit pas. Par vagues, cette foule s’engouffre dans les cafés, les magasins, les restaurants, grimpe sur les tables, les comptoirs, et c’est la Brabançonne, et c’est la Marseillaise. Les gens qui ont trouvé le temps de dîner doivent, sur l’injonction des fanfares, paraître aux fenêtres, la fourchette à la main, et d’enthousiasme secouer leurs bras.
Cette sainte fête de la délivrance ne va pas sans intermèdes. Ils sont cruels et spontanés. Ce sont les soldats belges qui s’en chargent. Les soldats s’adressent à ces femmes qui n’ont pas su garder, face aux Allemands, l’impassibilité que commandait la vertu patriotique. Dénoncées, reconnues, les défenseurs de l’Yser les hissent sur les degrés de la Bourse, leur coupent les cheveux à la baïonnette, les déshabillent et suspendent leur linge à la lanterne.
Le Petit Journal, 27 novembre 1918.
3,99 euros ou 12.000 ariary
ISBN 978-2-37363-076-3
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