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dimanche 31 mai 2020

Jean-Paul Kauffman devant des églises fermées

Depuis qu’il est devenu écrivain après avoir été journaliste, Jean-Paul Kauffmann oscille entre le réel et sa représentation – ce qui n’est pas tout à fait la même chose, demandez à Magritte avec sa pipe. « Mes livres entremêlent l’essai, l’histoire, l’autobiographie, le récit de voyage, le reportage, l’enquête, la chronique », écrit-il, pour montrer que ce n’est pas clair, dans Venise à double tour. Et il précise : « Ce n’est pas un assemblage de toutes ces catégories, mais une forme qui tente de fusionner le tout. »
Fusion merveilleusement réussie, de L’Arche des Kerguelen à Outre-terre en passant par Sainte-Hélène ou en longeant la Marne pour d’autres ouvrages. Ils tirent bien sûr leur force des lieux peu fréquentés dans lesquels l’auteur s’est rendu pour y trouver matière à littérature et à réflexion. Mais, surtout, on aime s’y trouver avec lui en raison de la manière dont il raconte ses séjours, ses voyages, ce qui s’est passé autrefois et ce qu’il imagine qui aurait pu se produire. En outre, il ne craint plus maintenant de comparer les moments qu’il vit à ceux qu’il a endurés lors de sa longue détention au Liban, de 1985 à 1988. Il y puise à chaque fois un bonheur tout neuf. Et le partage.
Le projet de ce livre-ci repose sur un pari un peu fou : visiter toutes églises de Venise qui, pour diverses raisons, y sont fermées. Plus ou moins closes, c’est-à-dire que certaines sont réputées inaccessibles et que d’autres sont parfois entrouvertes, pour des messes ou à des occasions exceptionnelles. La complexité de l’entreprise est telle qu’il est parfois sur le point d’y renoncer. Le plaisir d’un cigare le soir et de concerts habités par la beauté, ainsi que la tranquille obstination d’une guide qui l’aide à franchir quelques obstacles l’aident cependant à trouver le courage de continuer.
Voici donc une longue promenade devant des portes fermées. La vision des intérieurs est, dans le meilleur des cas, remplacée par la lecture des documents rassemblés par un autre passionné de ces bâtisses. Consacrées autrefois, et donc réservées à un usage strictement religieux, certaines de ces églises ont changé de statut. La faute à Napoléon pour bon nombre d’entre elles, et Jean-Paul Kauffmann, son compatriote à défaut d’être son contemporain, a parfois l’impression qu’il en en paie encore les conséquences.
L’auteur s’imprègne d’une ville qui n’est pas celle des touristes. Il sait que tout a été écrit sur Venise. Même Sartre lui a consacré un livre, inachevé et peu connu il est vrai, mais que Kauffmann admire comme il admire ce qu’ont rapporté de leurs voyages d’autres écrivains. Il fait pourtant du neuf avec l’ancien, comme si son regard décapait les murs humides menaçant ruine. Et il est d’autant plus curieux de ce que cachent les façades qu’elles lui résistent : « C’est triste à dire, mais j’ai besoin de la difficulté. Les complications me stimulent. Il me faut être empêché pour que je m’accomplisse – enfin, jusqu’à un certain point, je ne suis pas masochiste. »
Venise à double tour est le contraire d’un guide : l’itinéraire personnel d’un homme happé par l’impossible. C’est beau, c’est riche.

mardi 14 février 2017

Un voyage à hauteur d’hommes et de fantômes

Jean-Paul Kauffmann aime les lieux qui n’intéressent personne, ou presque. Parlez-lui d’Austerlitz et de Waterloo pour situer sur la carte de l’épopée napoléonienne deux points vers lesquels touristes et chercheurs convergent, il vous répond : Eylau. Et précise, dans Outre-terre : « D’accord, j’ai un faible – plus qu’un faible, une complaisance – pour les lieux qui n’entretiennent aucune illusion. Aller voir quand il n’y a rien à voir. » Donc, Eylau, cadre, le 8 février 1807, d’une grande bataille. Il s’y est déjà rendu, un peu par hasard, en 1991, parce que c’est à quarante kilomètres à peine de Königsberg, où Kant est né, où il est mort. Mais, depuis Kant et Napoléon, Königsberg est devenue Kaliningrad et Eylau, Bagrationovsk, dans une enclave russe perdue entre Pologne et Lituanie. Une exclave plutôt qu’une enclave, note Jean-Paul Kauffmann qui en fait même l’Outre-terre de son titre.
Pour le deux centième anniversaire d’une bataille terrible, aux vainqueurs incertains, toute la famille Kauffmann prend la direction d’Eylau, le regard fixé sur une église du haut de laquelle la vue doit être parfaite sur le paysage et ses fantômes. L’église est peinte au fond du tableau qu’Antoine-Jean Gros a consacré à la scène tragique. Le voyageur ne pense qu’à grimper à son sommet. Mais celui-ci est inaccessible, dangereux, interdit. Une usine a englobé le lieu consacré, comme la terre a recouvert, dès le 8 février 1807, des corps écrasés par le passage des hommes, des chevaux et des convois.
On a compté les morts et les disparus. Balzac a ressuscité le colonel Chabert, compté à tort au nombre des victimes, et dont Jean-Paul Kauffmann semble percevoir le souffle en ces lieux hantés, la fiction étant parfois un meilleur moyen de faire partager le réel que le récit militaire de mouvements et de chocs assez désordonnés. Si désordonnés que le récit de la bataille d’Eylau varie selon les narrateurs, et selon le point de vue d’un camp ou de l’autre. Napoléon lui-même, quand il écrit à Joséphine dans la nuit qui suit l’affrontement, a ces mots : « La victoire m’est restée mais j’ai perdu bien du monde. » Pas étonnant que les Russes s’étonnent que les Français ont baptisé une avenue parisienne du nom d’une bataille qu’à leurs yeux Napoléon avait perdue…
L’incertitude convient à Jean-Paul Kauffmann. Un peu moins à son épouse et à leurs deux fils, embarqués dans le froid d’un périple dont le but n’est pas clair, sinon qu’il sert à vérifier la cohésion de la famille et que le « paternel », appelé J.P. par ses enfants, noircit un carnet de ses notes qu’il trouve bien banales tout en craignant de les perdre.
Outre-terre est un voyage à hauteur d’hommes et de fantômes. Les guerres et les batailles fascinent même quand on déteste la violence physique. Le narrateur l’a bien compris en même temps qu’il continue à explorer ce que ses trois ans de captivité au Liban ont fait de lui. Un autre homme, en partie.

mercredi 14 septembre 2016

Gérard Rondeau, appelez-le Milan

Un petit cliché noir et blanc, en page 9 de Libération ce matin, accompagné d'un texte bref sous le titre: "Disparition". Le disparu en question est l'homme qui avait fait la photo, Gérard Rondeau, né en 1953, proche de bien des écrivains dont il avait notamment tiré le portrait - et c'est pourquoi il a sa place ici. Celui qui me rendait le plus proche de Gérard Rondeau, pourtant jamais croisé dans la vraie vie, était Yves Gibeau, chaque fois que je le rencontrais. J'avais eu l'occasion de parler de cela avec Jean-Paul Kauffmann, il y a trois ans, quand il avait publié Remonter la Marne, ce beau voyage à pied où la promenade réapprend à réfléchir à soi et au monde. Parce que, à force d'avoir entendu évoquer le photographe, je l'avais reconnu sous le pseudonyme de Milan que lui donne Kauffmann dans son livre. Livre à la couverture illustrée, c'était une évidence, par une vue de la Marne, en amont de Joinville-en-Vallage, signée Gérard Rondeau. Et voici deux passages de cet ouvrage, extraits des chapitres 26 et 27, qui font un beau portrait du portraitiste (même s'il était loin de se limiter au portrait).
Milan est photographe. L’acuité de son regard est certainement prédatrice – comment être photographe si l’on n’a pas l’instinct de chasse ? Mon ami pourrait se rendre maître par la séduction ou l’effet de surprise, empêcher la proie de résister afin qu’elle se rende ; il est bien plus subtil. Il ne montre pas son appareil, si bien que ses futures prises ne voient rien venir. Il lui faut cette dessaisie par quoi la victime consent sans tout à fait capituler. Surtout pas une reddition qui donnerait un portrait sans vie. En une fraction de seconde, il a extrait de sa veste un minuscule boîtier cabossé. Il a armé, visé et aussitôt rengainé. On n’y a vu que du feu. Sur la Marne, c’est lui qui a fait mon éducation. Nous nous sommes donné rendez-vous sur le pont de Dormans.
Dans son nid d’aigle, Milan a créé un savant désordre qui tient du cabinet de curiosités. Livres, tableaux, objets sont entassés, cramponnés aux murs, empilés sur des tables, rapetissant peu à peu l’espace disponible. Pour circuler, il faut slalomer à travers d’étroits passages, contourner des haies de recueils de poésie, des massifs d’albums, enjamber des casiers, des tablettes surmontées de photos. Le foisonnement de ces trésors est en extension constante. Quand il n’y a vraiment plus de place, Milan ouvre une pièce nouvelle de sa grande demeure. Il n’est pas animé par la jouissance du collectionneur, plutôt par un goût de la présence et de la connaissance. Avant d’aller photographier un écrivain, un artiste, une célébrité, il a tout lu de lui. Rien n’est laissé au hasard. Il s’imprègne, cherchant le fameux « motif secret » d’une existence ou d’une œuvre cher à Henry James. Ses tirages sont recherchés par les collectionneurs. Aucun marchandage.

jeudi 8 mai 2014

Jean-Paul Kauffmann remonte la Marne

Jacques Lacarrière avait pris la route en 1971 pour mille kilomètres à pied, des Vosges aux Corbières. Le récit qu’il en a tiré, Chemin faisant, reste une source d’inspiration pour bien des écrivains marcheurs. Jean-Paul Kauffmann le cite. Le modèle est bien là, même s’il prenait lui-même exemple sur d’autres marcheurs qui l’avaient précédé sur les chemins. Jean-Paul Kauffmann, rencontrant Jacques Lacarrière à la sortie de Chemin faisant, lui avait dit : « Un jour, je ferai comme vous. » L’écrivain l’avait incité à « inventer d’autres chemins ». Requis par d’autres choses, il a attendu plus de trente ans, mais il a fini par partir, lui aussi. Il le raconte dans Remonter la Marne.
(L'entretien a été réalisé l'an dernier, Immortelle randonnée, de Jean-Christophe Rufin, venait aussi de paraître.)

Jacques Lacarrière vous avait marqué ?
Ce livre est un peu placé sous l’invocation de Chemin faisant. J’ai essayé d’être conforme à l’esprit qu’il avait, d’écrire un livre où la matérialité du corps parle à travers quelqu’un qui marche, qui éprouve des sensations. Il y a les odeurs, les bruits, des choses très physiques. C’est aussi un livre très géographique qui parle des lieux, des pays, de l’origine des noms de ces pays.
Les livres d’écrivains sur la marche, au moins celui de Jean-Christophe Rufin et le vôtre, sont des énormes succès. A quoi tient cet engouement ?
Je ne sais pas… Peut-être qu’à notre époque de la vitesse, de l’instantanéité, on éprouve l’envie de prendre son temps. La marche est un éloge de la lenteur. Elle apporte une connaissance, plutôt que par la tête, par le frottement des orteils sur le sol. Tous les sens sont mis à contribution et on en a plus envie que jamais. Le rapport à la lenteur établit aussi un rapport à l’endroit d’où on vient, à l’Histoire, à la généalogie. La randonnée est un phénomène relativement récent. Il y a toujours eu des marcheurs mais ça s’est popularisé de manière incroyable depuis quinze ou vingt ans.
Pour suivre votre réflexion sur l’Histoire, dans les lieux que vous traversez, vous montrez bien comment celle-ci s’est déposée par strates.
Oui, bien sûr, c’est aussi un livre historique. Je dis à un moment que je me sens parfois intoxiqué par la France, par tout ce qu’on m’a inculqué, par cette croyance qu’on était un pays à part. C’est peut-être pour me déprendre de tout ça que j’ai voulu écrire ce livre, mais c’est impossible, parce que le passé me harcèle.
La présence des odeurs est extraordinaire dans votre livre…
C’est dans tous mes livres, peut-être à cause de mon goût pour le vin. Mais peut-être davantage ici, parce que j’ai essayé de décrire l’odeur de l’eau. Ce n’est pas facile, et elle est très différente à mesure que vous remontez la rivière. C’est pour cela que je rends hommage à Simenon, qui a su restituer ce sens olfactif un peu tabou, signe de notre animalité. Encore une fois, c’est le corps qui s’exprime à travers ce livre.
Le monde ne se partage-t-il pas entre deux catégories de personnes ? Celles qui marchent et celles qui ne marchent pas ?
Oui, on pourrait faire une division du monde ainsi. Les gens qui ne marchent pas ne comprennent pas les autres. C’est perdre son temps, ça va tout à fait à l’encontre de la doxa. A un moment, dans le livre, il y a une descente, et le rythme n’est pas du tout le même. C’est pourquoi j’ai voulu faire une remontée de la Marne. La descente, c’est aller vers la mort, la disparition. Alors que la remontée, c’est aller vers la vie, la source, le recommencement…
Pourquoi avoir choisi ce trajet-là ? Parce qu’il traverse la Champagne ?
Oui, en partie. La région m’était familière à cause du vin de Champagne mais, à mesure que je remontais, ça a été la révélation d’un pays inconnu, méconnu en tout cas et de ces gens que j’ai appelé les conjurateurs, qui ne font pas partie du flux, qui tournent le dos à tout ce que raconte la presse. Ils savent ce qu’ils vivent, au contraire de la majorité des gens aujourd’hui.

mercredi 3 octobre 2012

Les prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco : Jean-Paul Kauffmann et Philippe Lançon

Monaco, principauté coupée du monde? Les prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco ont été remis hier. Je ne trouve les noms des lauréats que ce soir. Peut-être que tout le monde s'en moque? Tout le monde aurait bien tort. Les deux écrivains que je voudrais vous présenter - mais vous les connaissez déjà - méritent bien l'attention de cette récompense certes peu influente sur le grand public mais néanmoins prestigieuse. Et peut-être même le troisième (la troisième, en fait), Hélène Gestern, coup de cœur des lycéens pour Eux, sur la photo, que je n'ai malheureusement pas lu. Voici les deux autres, chacun à travers un livre dont ils m'avaient parlé. Jean-Paul Kauffmann en 1997, Philippe Lançon l'année dernière. Coïncidence (ou pas), tous les deux évoquent des îles...

Prix littéraire : Jean-Paul Kauffmann

A quoi tiennent les choses : Jean-Paul Kauffmann avait publié un livre sur les îles Kerguelen et devait passer pour un spécialiste des îles. Assez, en tout cas, pour que le magazine Géo lui commande un reportage sur Sainte-Hélène, là où Napoléon finit sa vie en captivité. C’est où, Sainte-Hélène ? A deux mille kilomètres des côtes angolaises et à trois mille des côtes brésiliennes. « Pour tous les Français, Sainte-Hélène est évidemment un nom évocateur. Mais, comme beaucoup d’autres personnes, j’ai longtemps été incapable de situer l’île sur une carte. » Il en fallait plus pour l’arrêter. En fait, le journaliste qui dirige aujourd’hui une publication intitulée L’amateur de cigares (après avoir dirigé L’amateur de bordeaux) aime vraiment les îles.
Il est donc allé à Sainte-Hélène, armé de toute une documentation et avec pour mission d’en ramener un texte de douze feuillets. « Le temps de rappeler les faits historiques, j’étais presque à la fin de mon article et je n’avais plus de place pour parler de Sainte-Hélène aujourd’hui. Je me suis senti très frustré. »
Du coup, il a écrit trois cent cinquante pages, La chambre noire deLongwood, un singulier récit de voyage qui mêle sa propre expérience à tout ce qu’ont rapporté les contemporains de Napoléon, et en particulier ceux qu’on appelle « les quatre évangélistes » : Las Cases, Montholon, Gourgaud et Bertrand, chargés par l’empereur prisonnier de transcrire et d’organiser ses souvenirs.
Pourtant, Jean-Paul Kauffmann est longtemps resté au bord de ce livre sans oser s’y lancer vraiment. On s’en souvient, il a lui-même vécu en otage au Liban : « Il s’agissait de raconter la captivité de Napoléon. Et l’interférence qui pouvait se produire avec la mienne me gênait. » S’il y a interférence, c’est seulement pour affiner les sensations de celui qui connaît le poids du temps quand on ne le maîtrise pas : « Tous les prisonniers du monde se battent contre la massue du temps. Pendant ma détention, j’ai mené un combat contre l’érosion provoquée par l’attente et l’ennui. »
Napoléon étant, d’autre part, un personnage fort éloigné de lui, c’est ailleurs que Kauffmann est allé chercher un intérêt pour son sujet : « Je suis obsédé par les traces, les empreintes. Est-ce qu’un lieu où s’est produit quelque chose d’important en garde une trace ? » Il a trouvé, ou cru trouver, des traces olfactives. La maison de Longwood, où résida Napoléon, lui a d’abord parlé par l’odeur particulière qui y régnait. Et, à la fin de son séjour, il a ouvert, au même endroit, une bouteille du parfum – reconstitué – dont l’empereur déchu s’aspergeait. Mais, comme il le dit, « je casse tous mes coups. Dans la maison, c’est un produit contre les termites qui engendrait l’odeur. » Et le parfum lui parut très banal…
Il n’empêche : son voyage ne l’a pas déçu. Il y a rencontré quelques personnages étonnants, d’autres prisonniers sans autre horizon que l’océan et, surtout, des fantômes du passé. Les images le fascinent encore, « quand je pense à la maison avec les murs rouges, sanglants, avec les nuages qui arrivent. C’est très tourmenté. Il y a quelque chose de très bizarre dans cette maison et dans ce paysage. Pour moi, c’est Les Hauts de Hurlevent sous les tropiques. »
C’est, en tout cas, le prétexte à un récit magique, tissé entre passé et présent, entre sérieux et ludique. La chambre noire de Longwood est un voyage dans lequel on accompagne Jean-Paul Kauffmann en partageant sa fascination – parce que son écriture, déliée et précise, nous la fait partager.

Bourse de la découverte : Philippe Lançon


La première fois, Philippe Lançon, s’était avancé masqué : en 2004, son roman Je ne sais pas écrire et je suis un innocent était paru sous le pseudonyme de Gabriel Lindero. Comme dans Les îles, il y était question de Cuba. « C’est lié à beaucoup de choses dans ma vie, professionnelle et privée », explique-t-il. On s’en doutait un peu : le narrateur des Iles s’appelle… Philippe Lançon. « En fait, c’est surtout moi dans le prologue. Pour le reste, je lui prête beaucoup de choses que j’ai pu vivre ou croiser, mais je ne dirais pas que sa manière de penser est systématiquement la mienne. Le narrateur est une conscience molle et un peu dépressive, dont la dépression lui permet, par association de souvenirs, d’idées et de choses concrètes, d’accueillir un tas de personnages et l’histoire dont il est question. »
L’histoire envoie à Cuba, pour des vacances, une avocate de Hong-Kong (une autre île). Jad, pendant ces vacances où elle est accompagnée par Jun, une amie londonienne, devient folle. Rien ne semblait l’y prédisposer. Rien non plus n’aurait dû conduire le narrateur, épris de normalité, à écrire sur la folie de Jad si Marylin, originaire de Cuba et qui a été sa femme, ne l’y avait poussé.
Philippe Lançon imagine bien les îles capables de rendre fou. Ou plutôt, précise-t-il, « au sens où elles permettraient d’aller vers quelque chose qui ressemble à une vérité. L’insularité, c’est banal de le dire, renvoie à la solitude. On finit toujours par se cogner à cette mer qui est autour. Comme ce sont des îles tropicales, s’y ajoute la chaleur suffocante et saturante qui enveloppe les personnages. Cela renvoie à des états de solitude qui, à mon sens, sont les seuls dans lesquels on peut accéder à certains aspects d’une vérité sur soi. »
Le romancier transporte avec lui les îles qui lui sont chères. « A force d’avoir été arpentées, imaginées, rêvées, fictionnées, étudiées sous l’angle du reportage, aimées sous forme de femmes et autres, elles deviennent des appendices de la manière dont je peux vivre les choses, aborder à la fois les gens, les paysages et les événements. »
Philippe Lançon semble transporter aussi avec lui la littérature qu’il aime, et dont il parle dans Libération. Les îles est un roman farci de ses lectures. « J’espère que c’est sous forme très concrète. Les livres, dans l’esprit du narrateur, ne sont absolument pas des références. Ils sont tombés de leur bibliothèque et ils sont présents concrètement, sensuellement dans la vie. Par exemple, quand Jun, paniquée par ce qui arrive à son amie, s’obstine à lire Wittgenstein, elle le fait par chagrin, parce que son mari mort s’y intéressait, et pour trouver des solutions. Mais Wittgenstein en soi n’a aucune importance, et d’ailleurs elle n’y comprend rien. »
Si Les îles nous raconte une histoire, c’est surtout un roman dans lequel la mélancolie du narrateur incite à une sorte de méditation lente. La lenteur convient d’ailleurs à sa lecture, puisque celle-ci engage une réflexion sur l’existence, sans esprit de système mais en utilisant au mieux les événements pour rebondir d’une direction vers une autre. « Est-ce que c’est une bonne histoire ? On s’en fout, des bonnes histoires, il y en a partout. Mais à partir de là, le narrateur procède, à sa façon, à un véritable examen de conscience. » Et c’est le cœur du livre.