Jacques Lacarrière avait
pris la route en 1971 pour mille kilomètres à pied, des Vosges aux Corbières.
Le récit qu’il en a tiré, Chemin faisant,
reste une source d’inspiration pour bien des écrivains marcheurs. Jean-Paul
Kauffmann le cite. Le modèle est bien là, même s’il prenait lui-même exemple sur d’autres
marcheurs qui l’avaient précédé sur les chemins. Jean-Paul Kauffmann,
rencontrant Jacques Lacarrière à la sortie de Chemin faisant, lui avait dit : « Un jour, je ferai comme vous. » L’écrivain l’avait incité à « inventer d’autres chemins ».
Requis par d’autres choses, il a attendu plus de trente ans, mais il a fini par
partir, lui aussi. Il le raconte dans Remonter la Marne.
(L'entretien a été réalisé l'an dernier, Immortelle randonnée, de Jean-Christophe Rufin, venait aussi de paraître.)
Jacques Lacarrière vous avait marqué ?
Ce livre est un peu placé sous l’invocation de Chemin faisant.
J’ai essayé d’être conforme à l’esprit qu’il avait, d’écrire un livre où la
matérialité du corps parle à travers quelqu’un qui marche, qui éprouve des
sensations. Il y a les odeurs, les bruits, des choses très physiques. C’est
aussi un livre très géographique qui parle des lieux, des pays, de l’origine
des noms de ces pays.
Les livres d’écrivains sur la marche, au moins
celui de Jean-Christophe Rufin et le vôtre, sont des énormes succès. A quoi
tient cet engouement ?
Je ne sais pas… Peut-être qu’à notre époque de la
vitesse, de l’instantanéité, on éprouve l’envie de prendre son temps. La
marche est un éloge de la lenteur. Elle apporte une connaissance, plutôt que
par la tête, par le frottement des orteils sur le sol. Tous les sens sont mis à
contribution et on en a plus envie que jamais. Le rapport à la lenteur établit
aussi un rapport à l’endroit d’où on vient, à l’Histoire, à la généalogie. La
randonnée est un phénomène relativement récent. Il y a toujours eu des
marcheurs mais ça s’est popularisé de manière incroyable depuis quinze ou vingt
ans.
Pour suivre votre réflexion sur l’Histoire, dans
les lieux que vous traversez, vous montrez bien comment celle-ci s’est déposée
par strates.
Oui, bien sûr, c’est aussi un livre historique. Je
dis à un moment que je me sens parfois intoxiqué par la France, par tout ce qu’on
m’a inculqué, par cette croyance qu’on était un pays à part. C’est peut-être
pour me déprendre de tout ça que j’ai voulu écrire ce livre, mais c’est
impossible, parce que le passé me harcèle.
La présence des odeurs est extraordinaire dans
votre livre…
C’est dans tous mes livres, peut-être à cause de
mon goût pour le vin. Mais peut-être davantage ici, parce que j’ai essayé de
décrire l’odeur de l’eau. Ce n’est pas facile, et elle est très différente à
mesure que vous remontez la rivière. C’est pour cela que je rends hommage à
Simenon, qui a su restituer ce sens olfactif un peu tabou, signe de notre
animalité. Encore une fois, c’est le corps qui s’exprime à travers ce livre.
Le monde ne se partage-t-il pas entre deux
catégories de personnes ? Celles qui marchent et celles qui ne marchent
pas ?
Oui, on pourrait faire une division du monde
ainsi. Les gens qui ne marchent pas ne comprennent pas les autres. C’est perdre
son temps, ça va tout à fait à l’encontre de la doxa. A un moment, dans le
livre, il y a une descente, et le rythme n’est pas du tout le même. C’est
pourquoi j’ai voulu faire une remontée de la Marne. La descente, c’est aller
vers la mort, la disparition. Alors que la remontée, c’est aller vers la vie,
la source, le recommencement…
Pourquoi avoir choisi ce trajet-là ? Parce
qu’il traverse la Champagne ?
Oui, en partie. La région m’était familière à
cause du vin de Champagne mais, à mesure que je remontais, ça a été la
révélation d’un pays inconnu, méconnu en tout cas et de ces gens que j’ai
appelé les conjurateurs, qui ne font pas partie du flux, qui tournent le dos à
tout ce que raconte la presse. Ils savent ce qu’ils vivent, au contraire de la
majorité des gens aujourd’hui.
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