Souvent, John Irving
parle d’ours dans ses romans. Depuis le premier, paru en 1968, Liberté pour les ours ! A la
lecture de son dernier livre, A moi seul bien des personnages, faudra-t-il envisager que les plantigrades
préfiguraient ceux qu’on appellerait plus tard les « ours », bien
qu’humains ? « Il a fallu
attendre le milieu des années quatre-vingt pour voir arriver ces mecs poilus,
volontairement négligés, qui se voulaient en rébellion contre le diktat de
l’homme impeccable, propre sur lui, sexe rasé et corps bodybuildé. C’était
rafraîchissant, ces ours, au début. » Le milieu des années
quatre-vingt, c’est-à-dire aussi le milieu des présidences Reagan et un moment
où les homosexuels mouraient en masse d’une maladie alors totalement
incontrôlée, le sida, dont ils furent les premières victimes. Les plus
spectaculaires aussi, dans la mesure où bien des personnalités du monde
artistiques furent touchées. Les ours, c’est-à-dire des poilus souvent
ventripotents et amateurs de bière aussi éloignés que possible des clichés
appliqués à ceux que Billy nommerait peut-être « les garçons comme nous », bien qu’il ne soit pas le
premier à utiliser l’expression dans le roman.
Billy, il n’est pas le
premier parmi les personnages principaux de John Irving à le faire, épouse la
biographie de l’auteur. Jusque dans certains détails troublants, utilisés par
le romancier pour semer la confusion dans l’esprit de ses lecteurs. Ceux-ci, ou
certains d’entre eux, en sont à se demander si John Irving a été bi toute sa
vie, s’il a couché avec des transsexuelles – le mot « transgenre »
n’appartenant pas à sa génération, Billy le refuse –, avec autant d’hommes que
de femmes, s’il a connu sa première expérience sexuelle avec une bibliothécaire
qui fut autrefois un champion de lutte et s’appelait Big Al avant de devenir
Miss Frost… Avant de répondre qu’on s’en moque, rappelons le titre : A moi seul bien des personnages,
expression puisée chez Shakespeare, voilà qui sonne comme la revendication du
droit à la fiction, à endosser tous les rôles. Comme précisément dans les
pièces de Shakespeare auxquelles Billy participait dans sa jeunesse et où les
personnages féminins étaient parfois joués par des garçons, voire des hommes,
et réciproquement.
Des héros qu’il fait
naître, comme lui, en 1942, lequel est le plus proche de John Irving ?
Garp dans Le monde selon Garp ?
Daniel dans Dernière nuit à Twisted
River ? Billy dans son plus récent opus ? (On en oublie
peut-être.) Bien malin qui pourrait répondre. Chacun vit sa vie, sur une trame
chronologique où se repèrent des points communs. En moins grand nombre que les
particularités de chacun.
La principale de ces
particularités, chez Billy, est son incertitude sexuelle, vécue dans un milieu
qui n’est pas vraiment prêt à l’accepter : dans une petite ville du
Vermont avant 1960 ; et dans une boîte privée peuplée exclusivement de
garçons dont les héros sont les champions de lutte locaux. En particulier, à
l’époque de David, Jacques Kittredge, agressif et intimidant mais d’une
perfection physique à faire craquer filles et garçons : « Sa beauté mâle me ravageait au plus
haut point quand il portait une barbe de deux ou trois jours, qui le faisait paraître
plus vieux que les autres élèves ». David, qui veut devenir écrivain,
lit Dickens dont De grandes espérances décide
de sa vocation. David, qui se pose beaucoup de questions sur l’orientation de
ses désirs, lit aussi, conseillé par la bibliothécaire déjà évoquée, « des romans où des jeunes gens ont… de
dangereux béguins ». Au moment où il demande cela à Miss Frost, il
pense autant à elle – sa forte carrure, ses grandes mains, ses petits seins –
qu’à Jacques Kittredge. L’ambiguïté est complète et se résoudra d’autant moins
qu’il finira par s’accepter comme il est. Un peu grâce aux livres, d’ailleurs,
et en particulier à un roman de James Baldwin, La chambre de Giovanni, qu’il cache sous son oreiller.
Mais c’est une longue histoire qui s’étale sur
un demi-siècle, dans sa trajectoire personnelle autant que dans l’évolution
sociale. Ce qu’on appelait une sexualité contre nature est, au fil du temps,
mieux accepté. Bien que les progrès restent fragiles, comme Billy le comprendra
devant l’agressivité du fils Kittredge, venu lui dire tout le mal qu’il pensait
de lui. A quoi Billy répond : « Ne
me fourrez pas dans une catégorie avant même de me connaître ! »
Une sorte de leçon morale – et celle-là, il est évident que John Irving la fait
sienne – au terme d’un livre touffu, parfois drôle, souvent douloureux,
toujours sur un ton très juste.
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