A cette époque, dans les
années soixante, il y avait parfois des rafles dans Paris, le soir, dans des
bars normaux le jour et un peu louches le soir. Des personnages aux noms
imprécis, parce que peut-être faux, jouaient des parties dangereuses où la
politique et la violence se frôlaient comme des ombres inquiétantes. De ces
mois où il a côtoyé, sans bien s’en rendre compte mais en s’en doutant quand
même un peu, une zone trouble de la société, Jean se souvient en se promenant
dans le quartier Montparnasse. « A
l’instant où je passais devant le grand immeuble blanc et beige sale du 11, rue
d’Odessa – je marchais sur le trottoir d’en face, celui de droite –,
j’ai senti une sorte de déclic, ce léger vertige qui vous prend chaque fois
justement qu’une brèche s’ouvre dans le temps. »
Les détails s’engouffrent
dans la brèche, en vrac, comme ils ont été notés dans un carnet noir que le
narrateur regrette de ne pas avoir en poche ce jour-là, et auquel il reviendra
souvent pour reconstituer ce qui peut l’être d’un passé auquel il n’a pas
compris grand-chose. Il sentait qu’« il
planait une menace dans l’air qui donnait une couleur particulière à la
vie », il tentait de retenir des bribes de réel. Mais il était
incapable de compléter le tableau. D’ailleurs, à quoi lui servait-il de noter
des noms de boutiques ou de petites entreprises en voie de disparition ?
Le passé l’intéressait déjà plus que le présent, et c’est peut-être pourquoi il
ne revient que maintenant à une période où son réel était constitué de
personnages morts depuis longtemps plutôt que de ceux qu’il côtoyait
physiquement. « En ce temps-là
j’étais aussi sensible qu’aujourd’hui aux gens et aux choses qui sont sur le
point de disparaître. »
La géographie est restée
à peu près la même. Bien que des rues aient disparu, les deux rives de la Seine
constituent encore deux mondes distincts – que Modiano a souvent explorés dans
ses romans, depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à nos jours, ou à peu près.
Sur cette géographie se déposent les strates du temps que le romancier gratte
sans relâche et sans méthode apparente pour mettre au jour des vestiges que lui
seul pense pouvoir trouver là.
Mais, ainsi que ses
lecteurs en ont pris l’habitude sans jamais s’en plaindre, Patrick Modiano
dépose surtout des incertitudes dans ces lignes que le narrateur trace, dit-il,
« pour trouver des lignes de fuite
et m’échapper par les brèches du temps. » L’entreprise touche à un
désespoir mélancolique, car il sait qu’il ne reconstituera jamais totalement ce
qui lui a échappé. Lui-même, d’ailleurs, n’est pas très sûr de son identité…
En additionnant les notes du carnet noir, le
retour sur les lieux et un rapport de police que lui transmet un inspecteur à
la retraite, les pièces du puzzle finissent par se mettre presque toutes en
place. Presque seulement. Car les enquêtes de Modiano sont destinées à nous
égarer plus qu’à nous éclairer. L’herbe des nuits ressemble bien à ses livres précédents où une démarche peu
assurée conduit avec beaucoup de réticences vers la résolution d’une énigme
dont on n’a, au fond, pas plus envie que le narrateur de connaître tous les ressorts.
L’urgence est relative : « chaque
jour, le temps presse et, chaque jour, je me dis que ce sera pour une autre
fois. » Une autre fois, ce sera un autre roman, presque pareil, ce qui
ne lassera pas non plus parce qu’il sera à nouveau habité par cette nécessité
de se fuir soi-même pour mieux se définir en creux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire