Josephine Linc. Steelson, une négresse et revendiquée comme
telle, têtue, quasi centenaire, qui n’a pas sa langue en poche. Keanu Bearns,
harassé par son travail sur une plate-forme pétrolière, de retour sur la terre
ferme avec de nouveaux projets. Rose Peckerbye, qui n’obtient aucune pension
alimentaire en divorçant et dont les jours à venir s’annoncent difficiles, en
compagnie de son fils Byron. Un prêtre exalté, et de plus en plus au fil des
pages, qui visite des prisonniers. Les prisonniers eux-mêmes. Et toute une
foule constituée par la population, pour l’essentiel sa part la plus démunie,
qui n’a pas pu s’éloigner de La Nouvelle-Orléans à l’annonce du passage de
Katrina, ouragan de sinistre mémoire.
Le casting est parfait. Le décor, d’enfer. Chacun des
personnages principaux fait entendre sa voix, parfois solitaire, souvent mêlée
à celle des autres. Et les figurants sont nombreux à ne pas passer inaperçus.
Quant aux éléments déchaînés, ils nourrissent de leur colère la peur des
habitants, ils griffent la ville comme le ferait un monstre et emportent tout
sur leur passage, ils s’acharnent sur les rues devenues des rivières en crue.
Ouragan tient, par
sa forme, et même davantage par son matériau, du premier roman de Laurent
Gaudé. Dans Cris, l’auteur utilisait
son expérience de dramaturge pour faire entendre la parole de combattants dans
les tranchées – le livre avait été porté à la scène. Ici, la même technique est
renforcée par l’art du romancier qui embrasse une scène d’un coup d’œil,
perçoit un mouvement et le décrit en quelques mots, pousse ses personnages les
uns vers les autres et leur fait vivre des histoires. Courtes et intenses,
incandescentes comme lorsque le danger est omniprésent.
Les pages les plus denses sont celles où tous parlent – ou
plutôt, pensent ce qu’ils vivent – en même temps. On est au cœur de la tragédie
et avec le chœur qui la chante. On est saisi jusqu’aux tripes par une mélodie
âpre d’où se détachent, sur fond de désespoir, des notes d’espérance.
Avant lui, deux romanciers français avaient déjà choisi Katrina
comme élément de fictions inscrites dans le réel : Stéphanie Janicot, avec
L’œil du cyclone (Albin Michel,
2009), et Gilles Leroy, avec Zola Jackson
(Mercure de France, 2010). Laurent Gaudé ne sert pas le même plat. Il traverse
le cataclysme avec ses propres moyens. Qui sont, on le mesure ici plus encore
que dans ses livres précédents, considérables. Jamais il n’a été autant en
symbiose avec son sujet, jamais il n’a réussi à porter aussi violemment le choc
en nous. On remarquera qu’il obtient ce résultat avec un livre assez bref,
preuve qu’il n’est pas toujours nécessaire de noircir des centaines et des
centaines de pages. Il suffit (facile à dire !) d’une écriture dans la
note juste, même quand elle semble cacophonique, et d’une force intérieure qui
ne s’explique pas. Mais se lit intensément.
On verra s'il en est de même avec son nouveau roman, qui vient de paraître (Pour dernier cortège). Et comment se vivra Isaac, nom de l'ouragan qui, en ce moment même, doit être en train d'atteindre La Nouvelle-Orléans, sept ans après Katrina.
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