La lauréate du prix Nobel de littérature 2009 n’est pas du genre à se contenter d’un sujet. Dans La bascule du souffle comme dans ses précédents romans traduits en français, le premier choc est celui des mots, de la langue et du rythme. Avant de savoir de quoi il est question, découvrant seulement un jeune homme et sa valise, on est frappé par le besoin de précision qui amène des hésitations, des reprises – dans le double sens de recommencer et de raccommoder. Ouverture:
Tout ce que j’ai, je le porte sur moi.
Ou plutôt, tout ce qui m’appartient, je l’emporte avec moi.
Dans les dernières pages, cinq ans plus tard, le mouvement des reprises est plus explicite encore:
T’as vu comme il pleure, ça déborde en lui.
J’ai souvent réfléchi à cette phrase, puis je l’ai écrite sur une page blanche. Le lendemain, je l’ai rayée. Le surlendemain, je l’ai remise dessous, biffée, puis récrite. Une fois la feuille remplie, je l’ai arrachée. C’est ça, le souvenir.
Le sujet, pourtant, est solide. Nous sommes en 1945. Les Allemands vivant en Roumanie, âgés de dix-sept à quarante-cinq ans, sont déportés par les Soviétiques dans des camps de travaux forcés. Parmi eux, la mère de Herta Müller. En 2001, celle-ci a commencé à recueillir les confidences d’un autre déporté, Oskar Pastior, originaire de son village. Puis, quand il est mort, en 2006, elle a transposé le témoignage inachevé dans ce roman, écrit à la première personne. Le résultat est stupéfiant.
Léopold Auberg, de Hermannstadt en Transylvanie, a dix-sept ans quand il arrive au camp, après un voyage en wagon à bestiaux. Au fond, il est plutôt content de partir. Il sera, bien sûr, moins heureux d’être là quand il aura à subir la faim, l’inconfort, la maladie, la fatigue. La faim, surtout, quand le palais prend toute la place dans la tête et que la seule pensée est de trouver quelque chose à manger. Quand certains mots prennent une valeur inattendue, comme «belle-dame», une sorte d’épinard sauvage dont Léopold fait une longue description, à la mesure de l’importance que la plante a prise dans sa survie. Quand le ciment emplit la bouche. Quand la peau brûle au contact de substances chimiques. Quand le pain n’est jamais suffisant. Quand trop peu de vêtements n’arrêtent pas le froid…
Tout cela se traduit dans des phrases râpeuses, douloureuses, qui méritent d’être envisagées chacune pour elle-même – et toutes dans leur ensemble. Une musique toute de cris à peine étouffés émane de pages éblouissantes, dans lesquelles la perfection de l’expression est tout le contraire d’un écran devant les conditions du camp soviétique. Elle fore au-delà de la surface, pénètre les cœurs et donne à partager cinq années de servitude.
Il y a un peu plus de deux ans, avant son Nobel, Herta Müller était peu connue des lecteurs francophones. Le prix nous aura aidés à recevoir sa voix singulière, ses romans peu confortables mais indispensables.
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