dimanche 1 janvier 2012

Lectures de janvier 1912 (1)

Que lisait-on il y a cent ans ? Comment les journaux rendaient-ils compte de la littérature en train de se faire ? Décalée d’un siècle, l’actualité prend une saveur singulière. Panorama d’un temps dont nous avions déjà presque tout oublié.
A partir du 16 janvier 1912, il sera interdit de jeter prospectus et épluchures de légumes dans les rues de Paris. Ainsi en a décidé le préfet Lépine dans une ordonnance de police. Mais les écrivains ont d’autres préoccupations. Toujours les mêmes, en réalité. Parmi elles, les prix littéraires sont un sujet inépuisable.
Demandez à Pierre Mille ce qu’il en pense. Une jeune revue lui a posé la question. Il répond le 11 janvier dans Le Temps, en constatant que la prolifération des récompenses accompagne celle des écrivains. « Tout au plus pourrait-on dire qu’ici encore c’est la fonction qui a créé l’organe : il y a de nos jours presque autant d’écrivains, surtout de romanciers, que de bicyclistes ou de chauffeurs. Et que voilà même un phénomène étrange : cette surproduction se manifeste au moment même qu’on signale, l’attribuant à l’affaiblissement de la culture classique, une crise du français, où l’on nous dit qu’ils deviennent de plus en plus rares ceux qui savent écrire et composer. »
Si au moins le « jugement des pairs » mettait en valeur des œuvres originales ! Mais non : « si souvent, cet aréopage tombe précisément sur l’œuvre de seconde main, ayant négligé auparavant celle qui lui a donné naissance, et sans quoi celle-là n’aurait jamais existé. »
La preuve par deux exemples. Charles-Louis Philippe, qui « avait le don, ou le procédé – mais si c’est un procédé, il l’avait créé – d’exprimer avec une extrême simplicité les choses compliquées, de diviser jusqu’à la ténuité presque infinie les sentiments simples. » Il n’a jamais été couronné, au contraire de Marguerite Audoux, une imitatrice. Et Romain Rolland, dont Jean-Christophe « ne ressemble à rien qui ait jamais été écrit en français. […] Romain Rolland a fait des disciples, et il faut s’en féliciter. […] Et c’est l’un de ces disciples, l’auteur de Monsieur des Lourdines, qui vient de recevoir un prix littéraire. »
Alors, ces prix ? « Mon Dieu, si on ne votait pas du tout ? Mais cette conclusion est anarchiste. »

Charles-Louis Philippe
et Romain Rolland,
quand même

Les écrivains que Pierre Mille cite en modèles ne sont pourtant pas absents de l’actualité.
De Charles-Louis Philippe, mort deux ans plus tôt, les Éditions de la Nouvelle Revue Française viennent de publier les Lettres de jeunesse échangées avec l’écrivain belge Henri Vandeputte. Paul Souday, dans Le Temps, juge sévèrement les goûts littéraires de Philippe. « Il abomine Stendhal, Barrès, Moréas, et juge Rabelais fatigant. Il n’avait pas autant de culture que de talent naturel ; ou du moins sa culture était purement scientifique ». Il juge sévèrement bien d’autres aspects. Sa volonté d’être un barbare : « Il oublie que les vrais barbares ne poliraient pas leurs phrases du tout. » Ou la naïveté (bien qu’« exquise ») avec laquelle Philippe raconte à son correspondant le vrai dénouement de Bubu de Montparnasse, roman où « tout est exact et copié d’après nature ». Mais Souday, après avoir ironisé, semble éprouver le besoin de corriger le tir. « Avec tout cela, sa correspondance est toute fraîche de jeunesse ; Philippe fut l’un des écrivains les plus originaux de ce temps, et sa mort prématurée [à 35 ans] n’est pas une perte moins déplorable que celle d’un Hugues Rebell, d’un Laforgue ou d’un Jules Tellier. »
Pour les prix littéraires, Romain Rolland n’attendra plus longtemps : le prix Nobel lui sera attribué en 1915. Il publie, chez Ollendorf, Le buisson ardent, avant-dernier volume de Jean-Christophe, et plusieurs voix le saluent. Rachilde fait le point sur le parcours du personnage dans Le Mercure de France : « C’est la fin du voyage de Jean-Christophe, le musicien au génie tourmenté, le chercheur d’absolu. Christophe veut aller jusqu’au peuple, oubliant que l’homme de génie doit vivre seul, ou dans une élite capable de le comprendre. » Et elle note, dans les derniers chapitres, « de belles et nobles pages sur la misère des animaux et les souffrances injustes que leur impose l’homme, leur frère… si souvent inférieur. »
Francis Chevassu, dans Le Figaro, aime lui aussi la fin du roman, pour la sérénité qui vient. « C’est ainsi sur des images de confiance, d’espoir et d’indulgence apitoyée que s’achève ce livre touffu où la peinture de la réalité vulgaire côtoie le lyrisme le plus effréné, où une philosophie à la fois sévère et tendre soutient l’observation. On peut regretter, dans la première partie, l’abondance un peu diffuse des idées et la longueur de certaines descriptions ; mais la seconde est nette, sobre, incisive et passionnée. Un souffle tragique la traverse et la soulève ; elle rend Le Buisson ardent digne des autres chants de ce remarquable poème. »
Paul Souday (Le Temps) tient pour une bonne nouvelle que ce volume soit le pénultième de l’ensemble. « Non pas que je veuille critiquer les dimensions raisonnables de ce Jean-Christophe […] ; cependant l’on ne sera pas fâché d’embrasser enfin d’un seul coup d’œil ce récit touffu, de connaître les conclusions de M. Romain Rolland et de se former sur son œuvre une opinion d’ensemble. » Comme Chevassu, il émet quelques réserves, d’ailleurs plus fermes, à propos de la première partie : « Au sujet des problèmes sociaux, M. Romain Rolland manifeste derechef son irritant et trop fameux antiintellectualisme. Les idées, ça ne compte pas. L’intelligence, c’est un îlot ruineux, battu par l’Océan de la vraie vie. » Et, décidément, « la seconde partie du volume paraît bien supérieure. » Ce qui doit tenir, au fond, à la nature de l’écrivain : « venu sur son vrai terrain, M. Romain Rolland, ici comme dans tous les chapitres similaires des huit volumes précédents, nous émeut profondément et force l’admiration. Il a ses raisons pour ne pas aimer les idées et les intellectuels : assez faible et nuageux idéologue, il est un merveilleux peintre de sentiments. »

(A suivre...)

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