Que lisait-on il y a cent ans ? Comment les journaux rendaient-ils compte de la littérature en train de se faire ? Décalée d’un siècle, l’actualité prend une saveur singulière. Panorama d’un temps dont nous avions déjà presque tout oublié.
A partir du 16 janvier 1912, il sera interdit de jeter
prospectus et épluchures de légumes dans les rues de Paris. Ainsi en a décidé
le préfet Lépine dans une ordonnance de police. Mais les écrivains ont d’autres
préoccupations. Toujours les mêmes, en réalité. Parmi elles, les prix
littéraires sont un sujet inépuisable.
Demandez à Pierre Mille ce qu’il en pense. Une jeune revue lui
a posé la question. Il répond le 11 janvier dans Le Temps, en constatant que la prolifération des récompenses
accompagne celle des écrivains. « Tout
au plus pourrait-on dire qu’ici encore c’est la fonction qui a créé
l’organe : il y a de nos jours presque autant d’écrivains, surtout de
romanciers, que de bicyclistes ou de chauffeurs. Et que voilà même un phénomène
étrange : cette surproduction se manifeste au moment même qu’on signale,
l’attribuant à l’affaiblissement de la culture classique, une crise du
français, où l’on nous dit qu’ils deviennent de plus en plus rares ceux qui
savent écrire et composer. »
Si au moins le « jugement
des pairs » mettait en valeur des œuvres originales ! Mais
non : « si souvent, cet
aréopage tombe précisément sur l’œuvre de seconde main, ayant négligé
auparavant celle qui lui a donné naissance, et sans quoi celle-là n’aurait jamais
existé. »
La preuve par deux exemples. Charles-Louis Philippe, qui « avait le don, ou le procédé – mais si
c’est un procédé, il l’avait créé – d’exprimer avec une extrême simplicité les
choses compliquées, de diviser jusqu’à la ténuité presque infinie les
sentiments simples. » Il n’a jamais été couronné, au contraire de
Marguerite Audoux, une imitatrice. Et Romain Rolland, dont Jean-Christophe « ne ressemble à rien qui ait jamais été écrit en
français. […] Romain Rolland a fait des disciples, et il faut s’en féliciter.
[…] Et c’est l’un de ces disciples, l’auteur de Monsieur des Lourdines, qui vient de recevoir un prix
littéraire. »
Alors, ces prix ? « Mon
Dieu, si on ne votait pas du tout ? Mais cette conclusion est
anarchiste. »
Charles-Louis Philippe
et Romain Rolland,
quand même
De Charles-Louis Philippe, mort deux ans plus tôt, les Éditions de la Nouvelle Revue Française
viennent de publier les Lettres de jeunesse
échangées avec l’écrivain belge Henri Vandeputte. Paul Souday, dans Le Temps, juge sévèrement les goûts
littéraires de Philippe. « Il
abomine Stendhal, Barrès, Moréas, et juge Rabelais fatigant. Il n’avait pas
autant de culture que de talent naturel ; ou du moins sa culture était
purement scientifique ». Il juge sévèrement bien d’autres aspects. Sa
volonté d’être un barbare : « Il
oublie que les vrais barbares ne poliraient pas leurs phrases du tout. »
Ou la naïveté (bien qu’« exquise »)
avec laquelle Philippe raconte à son correspondant le vrai dénouement de Bubu de Montparnasse, roman où « tout est exact et copié d’après
nature ». Mais Souday, après avoir ironisé, semble éprouver le besoin
de corriger le tir. « Avec tout
cela, sa correspondance est toute fraîche de jeunesse ; Philippe fut l’un
des écrivains les plus originaux de ce temps, et sa mort prématurée [à 35
ans] n’est pas une perte moins déplorable
que celle d’un Hugues Rebell, d’un Laforgue ou d’un Jules Tellier. »
Pour les prix littéraires, Romain Rolland n’attendra plus
longtemps : le prix Nobel lui sera attribué en 1915. Il publie, chez
Ollendorf, Le buisson ardent,
avant-dernier volume de Jean-Christophe,
et plusieurs voix le saluent. Rachilde fait le point sur le parcours du
personnage dans Le Mercure de
France : « C’est la fin du
voyage de Jean-Christophe, le musicien au génie tourmenté, le chercheur
d’absolu. Christophe veut aller jusqu’au peuple, oubliant que l’homme de génie
doit vivre seul, ou dans une élite capable de le comprendre. » Et elle
note, dans les derniers chapitres, « de
belles et nobles pages sur la misère des animaux et les souffrances injustes
que leur impose l’homme, leur frère… si souvent inférieur. »
Francis Chevassu, dans Le
Figaro, aime lui aussi la fin du roman, pour la sérénité qui vient. « C’est ainsi sur des images de
confiance, d’espoir et d’indulgence apitoyée que s’achève ce livre touffu où la
peinture de la réalité vulgaire côtoie le lyrisme le plus effréné, où une
philosophie à la fois sévère et tendre soutient l’observation. On peut
regretter, dans la première partie, l’abondance un peu diffuse des idées et la
longueur de certaines descriptions ; mais la seconde est nette, sobre,
incisive et passionnée. Un souffle tragique la traverse et la soulève ;
elle rend Le Buisson ardent digne des
autres chants de ce remarquable poème. »
Paul Souday (Le Temps)
tient pour une bonne nouvelle que ce volume soit le pénultième de l’ensemble. « Non pas que je veuille critiquer les
dimensions raisonnables de ce Jean-Christophe […] ; cependant l’on ne
sera pas fâché d’embrasser enfin d’un seul coup d’œil ce récit touffu, de
connaître les conclusions de M. Romain Rolland et de se former sur son œuvre
une opinion d’ensemble. » Comme Chevassu, il émet quelques réserves,
d’ailleurs plus fermes, à propos de la première partie : « Au sujet des problèmes sociaux, M.
Romain Rolland manifeste derechef son irritant et trop fameux
antiintellectualisme. Les idées, ça ne compte pas. L’intelligence, c’est un
îlot ruineux, battu par l’Océan de la vraie vie. » Et, décidément, « la seconde partie du volume paraît
bien supérieure. » Ce qui doit tenir, au fond, à la nature de
l’écrivain : « venu sur son
vrai terrain, M. Romain Rolland, ici comme dans tous les chapitres similaires
des huit volumes précédents, nous émeut profondément et force l’admiration. Il
a ses raisons pour ne pas aimer les idées et les intellectuels : assez
faible et nuageux idéologue, il est un merveilleux peintre de
sentiments. »
(A suivre...)
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