lundi 10 février 2020

Gauz revisite la colonisation


Le premier roman de Gauz, Debout-payé, était prometteur. La vie parisienne d’un vigile né en Côte-d’Ivoire offrait une vue imprenable sur un monde du commerce inaccessible à celui qui en surveille la clientèle. C’était à peine un roman. Camarade Papa manifeste une ambition bien plus grande et en conséquence, bien que le lien n’aille pas de soi, est une éclatante réussite. L’écriture bénéficie d’une heureuse liberté mise au service de deux histoires parallèles – le genre de parallèles qui finissent toujours par se recouper.
Il ne suffit pas d’affirmer, il faut apporter des preuves.
Dans la superstructure du roman, on considérera avec intérêt la non-numérotation des chapitres qui se présentent ainsi : « Chapitre rouge », « Chapitre romain », « Chapitre Alsace allemande », « Chapitre pendulé volant », « Ya bon chapitre », etc. Et ce n’est pas tout, car il y a aussi les titres de ces chapitres, qu’on vous laisse découvrir.
Dans le détail, l’usage subtil d’une langue décalée fournit une étrange sensation simultanée de proximité et de distance. Tout est compréhensible à la première lecture, malgré des écarts calculés. Parlons de la tulipe, autrefois vedette hollandaise du capitalisme mondial : « La fleur n’est pas très belle, même les moutons refusent de la brouter. Mais à cause de la pluie value, ils s’achètent et se vendent la mauvaise herbe. Ils inventent le capitalisme des bourses. » Ou, si vous préférez, examinons les deux espèces extrêmes de colons réunis autour d’une même table : « Fourcade m’explique que les premiers sont négrophiles, la pire espèce d’hommes blancs des colonies. Péan raconte que ses voisins d’en face sont négrophobes, la pire espèce d’hommes blancs des colonies. »
Subrepticement, les deux personnages principaux se sont invités dans l’article. L’homme qui pense aux tulipes est né à Amsterdam et a des origines africaines. Camarade Papa, son père, a mélangé à ses biberons un marxisme bon teint. L’appel des ancêtres et de leur terre ne va pas tarder à le convoquer. Le second, qui prend des leçons accélérées de colonialisme, vivait un siècle plus tôt et est parti de France à la conquête de l’Afrique sur les pas de grands hommes dont les noms lestent parfois jusqu’à aujourd’hui la toponymie : Marcel Treich-Laplène, Résident de France en Côte-d’Ivoire et homme de traités toujours en faveur du Blanc, a donné Treichville à Abidjan.
La colonisation vécue par Dabilly, en direct, est déjà celle dont Anouman, aujourd’hui, mesure les lointaines conséquences. Et non ce que racontent les manuels scolaires, quand ils en parlent, ou les légendes qui nourrissent les vieux clichés racistes où puise encore le présent. Le regard de Gauz sur cet épisode historique envisagé à deux époques différentes est une appropriation totale des événements trop souvent encore envisagés du seul point de vue européen. Il n’est ni le seul, ni le premier. Kourouma, Mabanckou, d’autres encore ont contribué et contribuent à revisiter ce moment sans dire merci. Mais la voix de Gauz, totalement originale, leur ajoute une énergie nouvelle.

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