Bunny et Blair Heath ont vécu trente-trois ans longtemps
ensemble. Assez pour nourrir de la haine l’un pour l’autre. Trop pour être
capables de se passer l’un de l’autre. Frères siamois séparés sur le tard par
des services sociaux britanniques en voie de privatisation, ils sont lâchés
dans la vraie vie, ou ce qu’on appelle ainsi, sans grandes précautions. Et
engagés par un homme d’affaires douteux dont la fortune repose entre autres
choses sur le recrutement de filles à l’Est. Parmi celles-ci, Ludmilla,
paysanne caucasienne d’une grande beauté et d’un sacré caractère, rendue
mentalement forte par la vie, n’a jamais rêvé d’Internet pour sortir de son
bourbier pilonné par des armées en guerre. D’autres y ont pensé pour elle…
DBC Pierre, lauréat du Booker Prize 2003 (Le bouc hémisphère)
ne craint pas l’excès. Jusque dans le choix de son pseudonyme, puisque DBC
s’interprète « Dirty But Clean ». Il lance ses personnages
déchus dans la grande aire de jeu de la mondialisation sexuelle. Aucun d’entre
eux n’y est prêt, bien entendu. Ce qui ne les empêche pas de rêver. Entre
l’Angleterre et le Caucase, les échanges ne peuvent reposer que sur l’argent.
Encore celui-ci n’achète-t-il pas tout, contrairement aux idées simples dont
ont été pourvus les jumeaux avant leur arrivée.
Avant d’en arriver à la grande confrontation qui termine
presque le livre – avant une fin en forme d’épilogue ouvert –, les dés sont
lancés au hasard d’un parcours digne d’un jeu de l’oie particulièrement
pervers. Le romancier avance sournoisement ses pions sur les cases les plus
piégeuses et regarde en ricanant comment ils s’en sortent ou ne s’en sortent
pas. Une belle énergie les anime pourtant, parfois encouragée par des aides
artificielles – l’alcool souvent, puis une mystérieuse poudre qui doit être un
croisement entre le Viagra et la potion magique du druide Panoramix. Cette
énergie ne suffit pas toujours à éviter les ennuis qui s’accumulent en une
malencontreuse succession d’événements.
En attendant Ludmilla est un formidable
divertissement où l’imagination occupe une place importante. Mais cette
imagination s’inspire d’un univers si proche du nôtre que le roman est aussi
une photographie très sombre de l’époque. Où, au prétexte que tout est possible
à qui veut bien l’entreprendre, les manipulateurs les plus habiles sont les
seuls à tirer leur épingle du jeu. Tandis que les pions, qu’ils déplacent sur
un jeu de l’oie dont ils ont fixé les règles sans les fournir aux joueurs,
prennent les coups au passage. Il y a de quoi rire autant que de pleurer dans ces pages
emplies de scènes tragiques et de moments comiques. Deux ingrédients qui
rassemblent les ressorts les plus fatigués de l’information, et qui retrouvent
ici une nouvelle vitalité, grâce à l’improbable rapprochement de personnages
qui n’avaient rien pour se rencontrer. Et qui, d’ailleurs, auraient peut-être
mieux fait de s’éviter.
En attendant Ludmilla
est aussi un roman inclassable. Tant mieux.
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