Un festival littéraire au Portugal, en février, alors qu’il
était peu question de confinement et de distanciation sociale, a été la
malheureuse occasion, pour Luis Sepúlveda, d’être contaminé par la sale petite
bête qui se répandait et a, depuis, changé nos vies. Elle lui a enlevé la
sienne, à 70 ans. Retour sur quelques lectures de ses livres, en commençant par
celui qui l’a rendu célèbre.
Photo Elena Torre |
Le vieux qui lisait des romans d’amour (1992)
Il est rare qu’un livre s’impose avec une telle évidence :
on l’ouvre, on en commence la lecture, et, très vite, après quelques pages, il
nous accompagne davantage que nous accompagnons le récit. Il en va ainsi avec
le roman de Luis Sepúlveda, un Chilien dont aucun texte, à notre connaissance, n’avait
été jusqu’à présent traduit en français : Le vieux qui lisait des romans d’amour est à la fois une histoire
qui se lit au premier degré et une fable à plusieurs niveaux de signification, l’un
d’entre eux étant, d’une certaine manière, apporté par une émouvante dédicace
ajoutée sous le choc d’un événement. Chico Mendes, grand défenseur de l’Amazonie,
abattu par ceux qui trouvent leurs intérêt dans la destruction de cette partie
du monde, était un ami de Luis Sepúlveda, et de trouver son nom avant de
découvrir les premières lignes du roman les colore évidemment d’une lumière
singulière.
Car, et c’est peut-être par là qu’il faut commencer bien que
d’autres entrées en matière seraient tout aussi justifiées, Le vieux qui lisait des romans d’amour a
pour cadre cette forêt amazonienne dont il est si difficile de comprendre la
vie. Et tout, ici, est affaire de compréhension : comment se mettre au
diapason des autres pour savoir comment ils vont réagir ? Les autres sont
aussi bien un gros chat sauvage et sanguinaire qui tue des hommes pour se
venger, qu’un maire imbécile pour qui les Indiens ont, de toute manière, toujours
tort.
Une seule personne comprend tout : Antonio José Bolivar
Proano. Et pourquoi a-t-il cette science que personne ne peut lui contester ?
Parce qu’il lit des romans d’amour – là, d’accord, c’est notre interprétation, un
peu limitatrice par rapport à la réalité, mais elle repose sur quelques
coïncidences troublantes.
Le fil du récit étant constitué par la chasse à l’ocelot
tueur – une ocelote, en réalité – c’est la logique de celui-ci qu’il faut
tenter de démonter. Et Antonio, grâce aux romans d’amour, possède la clef qui
ouvre toutes les portes. Il sait, lui, que cette femelle souffre parce qu’on
lui a tué ses petits. Il a appris, en vivant chez les Indiens, que la mort
appartenait à la vie et qu’une sorte de balance les équilibrait : « Depuis quelque temps, il se demandait
pourquoi toutes ces victimes le laissaient indifférent. C’était probablement sa
vie passée chez les Shuars qui lui faisait voir ces morts comme un acte de
justice. Un acte sanglant, mais inéluctable, œil pour œil. Ce fauve, le gringo
lui avait assassiné ses petits et peut-être aussi son mâle. D’un autre côté, sa
conduite laissait penser qu’en s’approchant comme elle l’avait fait la nuit
précédente et, avant, pour tuer Placencio et Miranda, elle cherchait la mort. »
Voilà le secret, et Antonio José Bolivar le trouve dans les
romans d’amour : la femme à qui on a pris ce qui faisait la valeur de son
existence hurle à la mort, celle des autres d’abord, la sienne ensuite. Et il y
aura, dans l’exécution qu’il s’apprête à organiser, sans doute quelque chose d’une
démarche protectrice pour les autres hommes et pour lui-même, mais surtout un
acte motivé par la pitié, parce qu’il croit qu’en effet l’ocelote demande, implore
la mort, et, en revanche, absolument rien de l’appétit que lui suppose le maire
pour la récompense promise.
Tout est simple et tout est compliqué. Les ressorts les plus
élémentaires des sentiments les plus profonds sont ceux qui font naître les
réactions apparemment les plus incohérentes. Mais Luis Sepúlveda a placé sur
les événements une grille parfaite, à la fois transparente et très explicative.
Rien ne nous échappera plus dorénavant, comme plus rien n’échappe à Antonio
José Bolivar qui, à la fin du récit, reprend la direction de sa cabane et de
ses romans qui parlaient d’amour avec des mots si beaux que, parfois, ils lui
faisaient oublier la barbarie des hommes.
Le livre est bref. Mais on ne l’épuise pas, loin de là, en
tentant d’en déterminer les lignes de force. Dans les marges, il est aussi
riche de notations sur des personnages hauts en couleurs et sur de petits
détails qui dessinent, ensemble, un tableau qui est, pour nous, aussi exotique
que familier. L’exotisme tient évidemment au cadre. Les aspects familiers, eux,
naissent du talent qu’a Luis Sepúlveda à nous faire entrer dans le cadre.
Pour imposer ce roman, il a fallu un concours inhabituel de
circonstances très favorables. Un traducteur qui s’appelle François Maspero, un
puis deux prix littéraires en France, une curiosité qui fait boule de neige, et
tout cela ne serait encore rien sans la qualité d’un roman qui devrait, cet été,
procurer quelques belles heures à bien des lecteurs.
Le monde du bout du monde (1993)
Ce fut, l’an dernier, le best-seller le plus inattendu de l’été :
chez un petit éditeur (Métailié), d’un écrivain chilien inconnu, un roman bref
mais magique recueillait successivement le prix du roman d’évasion, le prix
France Culture (deux récompenses qu’on aurait pu croire inconciliables) et la
faveur d’un immense public : 79 000 exemplaires vendus jusqu’à
la fin de novembre, et cela a continué ensuite. Le vieux qui lisait des romans d’amour a ainsi fait connaître le
nom du romancier et journaliste Luis Sepúlveda, Chilien installé à Hambourg.
Il arrive que ce genre de (bonne) surprise n’ait pas de
suites : certains écrivains sont les auteurs d’un seul livre, ou au moins
d’un seul bon livre, dans lequel ils mettent tout de leur expérience d’homme et
de créateur. Le livre sort, il a du succès (ou pas, quelquefois), et puis on n’entend
plus jamais parler de l’auteur.
Ce ne sera pas le cas, on peut déjà le dire, de Luis Sepúlveda :
Le monde du bout du monde, déjà bien
accueilli en librairie (où il vient d’arriver) par les lecteurs de son roman
précédent, mérite mieux qu’un statut de suite de l’épisode précédent. Il s’agit
à nouveau d’un ouvrage fort, totalement indépendant de l’univers du Vieux qui lisait des romans d’amour et
cependant lié à lui par la puissance d’un imaginaire nourri par la réalité.
Le narrateur du deuxième roman traduit en français de Luis Sepúlveda
est journaliste à Hambourg et il vient du Chili. Tiens, tiens… Faut-il
reconnaître l’auteur lui-même sous ce masque (bien peu couvrant) ? Sans
doute. Mais l’attribution des rôles à telle ou telle personne n’est pas la
préoccupation principale d’un lecteur qui s’attend à se faire raconter une
histoire.
Celle-ci se déroule en deux temps. Elle est, d’abord, celle
d’un adolescent chilien qui avait lu Moby
Dick et qui s’était engagé, à un âge inhabituel, dans la quête des
véritables décors de ce roman, avec des baleines et des pêcheurs, sur des
bateaux qui croisent en effet dans Le monde
du bout du monde, quelque part du côté du cap Horn. Il s’agit d’une
authentique initiation : la vie sur un bateau n’est évidemment pas celle
qu’on peut mener à terre, et elle prépare à un avenir réservant quelques
surprises.
Ainsi, quand notre personnage principal est, à Hambourg, occupé
à travailler sur les mouvements curieux de quelques bateaux qui vont parfois
jusqu’à se dédoubler, une information venue du Chili réveille chez lui des souvenirs
lointains et cependant bien ancrés dans sa propre histoire…
Greenpeace est passé par là, ainsi que les bateaux-usines
qui aspirent la mer pour en tirer toutes les productions industrielles
possibles. Les deux visions des richesses maritimes étant, faut-il le dire, totalement
incompatibles… Et le journaliste en question, qui s’intéresse de près à la
protection de l’environnement, mais davantage pour des raisons sentimentales
que rationnelles – le roman aurait mal supporté, sans doute, une argumentation
scientifique –, n’écoute que son cœur quand il saute dans un avion pour
repartir vers le pays de sa jeunesse : « Je
pensais qu’après vingt-quatre ans d’absence je revenais au monde du bout du
monde. »
Ce roman fascine par bien des aspects. Le moindre n’est pas
la situation géographique de son décor. Mais il faut y ajouter d’autres
éléments, bien sûr, où intervient à nouveau la magie de la narration telle qu’on
la trouvait dans Le vieux qui lisait des
romans d’amour. Il y a, dans Le monde
du bout du monde, de quoi bâtir une légende, un de ces récits qui s’inscrivent
dans le cœur des hommes et ne peuvent plus en être arrachés ensuite. Le roman n’a
pas, évidemment, la dimension de Moby
Dick, référence absolue sur laquelle il repose, mais il en a quand même une
partie de la force. C’est déjà beaucoup.
On peut prendre Le
Monde du bout du monde par bien des aspects : c’est un ouvrage de
propagande en faveur de Greenpeace, c’est un pamphlet dénonçant les pirates de
la mer, c’est l’itinéraire singulier d’un homme, c’est une magnifique
description de marins, c’est un hymne à certains paysages et à certaines
espèces vivantes – menacées. C’est encore beaucoup d’autres choses, à commencer
par un moment de plaisir dont on regrette qu’il ne dure pas davantage – mais
toutes ces histoires, rassemblées autour d’un seul fil conducteur aussi solide
qu’une ligne de pêche au gros, tiennent en 120 pages, et c’est extraordinaire.
Un nom de torero (1994)
Devenu, en quelques livres, un des auteurs sud-américains
les plus cosmopolites, le Chilien Luis Sepúlveda utilise d’abondance ses
propres errances pour nourrir ses fictions. Voici donc, entre la pointe extrême
de l’Amérique du Sud et une ville de Berlin qui vient de voir disparaître le
Mur de la honte, la confrontation livrant deux hommes à eux-mêmes : Juan
Belmonte est un ancien guérillero, et Frank Galinsky a travaillé pour les
services spéciaux de la RDA.
D’une certaine manière, leur histoire est derrière eux, et s’inscrit
dans les pages tournées de l’Histoire. Il leur reste à retrouver des raisons d’être,
et peut-être ne peuvent-ils y parvenir qu’en se reposant sur ce qu’a été leur
vie, ainsi que sur la personnalité d’une femme, Veronica.
On se demandera, jusqu’au bout, si l’opposition entre les
deux hommes est constructive ou destructrice. Et, une fois encore, dans ce
troisième roman traduit en français (après la découverte du Vieux qui lisait des romans d’amour et
la confirmation du Monde du bout du monde),
Sepúlveda nous offre un moment de bonheur.
L’ombre de ce que nous avons été (2010)
Le nouveau roman de Luis Sepúlveda est dédié « A mes camarades, ces hommes et ces
femmes qui sont tombés, se sont relevés, ont soigné leurs blessures, conservé
leurs rires, sauvé la joie et continué à marcher. » Une explication
s’impose avant d’en arriver au texte. Quand Salvador Allende devient président
du Chili en novembre 1970, il incarne l’espoir d’une gauche à laquelle
appartient Luis Sepúlveda, 21 ans à ce moment. Militant aux Jeunesses
communistes, il est, comme beaucoup d’autres, arrêté après le coup d’État du
11 septembre 1973 qui place Augusto Pinochet au pouvoir. Emprisonné,
condamné à vingt-huit ans de prison, Sepúlveda est libéré en 1977 mais
contraint de s’exiler. La démocratie ne reviendra dans son pays qu’en 1990,
mais Pinochet y restera encore huit ans commandant en chef de l’armée.
Cette petite piqûre de rappel permettra de mieux comprendre
le propos de l’écrivain dans un ouvrage certes de fiction mais hanté par L’ombre de ce que nous avons été. De ce
que Sepúlveda et d’autres ont été, avant et après cette année 1973 qui a tout
changé. Comment ils ont « continué à
marcher »… C’est, d’une certaine manière, leur histoire qu’il raconte.
Dans un hangar dont le toit résonne sous la pluie qui arrose
Santiago, Lucho Arancibia fait des mots croisés en attendant Cacho Salinas.
Celui-ci a été chargé d’acheter des poulets. Lolo Garmendia est en retard.
Quand ils sont réunis tous les trois, en comploteurs, ils peuvent évoquer leur
passé, l’exil qui les a transformés et leur seul projet d’avenir :
attaquer une banque, qui n’est d’ailleurs pas une banque. Un quatrième homme,
le spécialiste, doit se joindre à eux. Mais Pedro Nolasco González, dit
Pedrito, ne viendra pas. Le geste de colère de Concha, qui a jeté par la fenêtre,
et sur sa tête alors qu’il passait sous la fenêtre, un vieux tourne-disque, lui
a été fatal. Un accident. Une malencontreuse coïncidence. Puis la décision
irréfléchie de Coco Aravena, le compagnon de Concha : il téléphone au
numéro trouvé sur le cadavre, va au rendez-vous. Le voici en compagnie des
trois autres personnages. Ils ne lui sont pas tout à fait inconnus. Les hasards
de l’existence avaient déjà provoqué une rencontre, dont le souvenir est assez
désagréable. Une autre hasard, une autre rencontre, et voici qu’émerge,
derrière un mur d’un bar topless, une fortune autrefois mal acquise dont il est
temps de faire un meilleur usage.
Le récit chemine comme l’histoire d’un cambriolage moral.
Les préparatifs sont minutieux, et décrits avec précision. Ils sont cependant
moins importants que la raison pour laquelle cet argent a autrefois été caché.
L’explication ne viendra qu’avec la découverte d’une lettre laissée là par
Pedrito. Elle vaut son pesant de révélations sur la manière dont un anarchiste
peut, même mort, travailler avec la police.
La police, car il s’agit aussi, vaguement, d’une enquête
policière – d’abord autour du cadavre de Pedrito, puis des raisons de sa
présence –, est représentée par un couple exemplaire. L’inspecteur Crespo,
proche de la retraite, avait de la sympathie pour Pedrito et les affaires dans
lesquelles il avait trempé autrefois, avec sa morale rigoureuse d’anarchiste.
Il est accompagné par une jeune adjointe, Adelita Bobadilla, « toute fière d’appartenir à la
première promotion de policiers aux mains propres, ceux qui en 1973 n’étaient
pas encore nés ou étaient trop petits pour pratiquer la torture ou s’allier aux
narcotrafiquants ». Elle est moins encline que son chef à enfreindre
les règles du service, mais se laissera aisément convaincre du sens réel de
cette enquête particulière.
Il y a ici quelque chose d’un bon tour joué à la société
telle qu’elle a fonctionné, qu’on l’a laissée fonctionner, quand on ne
l’encourageait pas, pendant les années de dictature. Dans le cambriolage moral,
c’est le mot « moral » qui compte. Luis Sepúlveda est le justicier
même pas masqué qui rappelle à propos la valeur des idées et combien il peut
être essentiel d’y rester fidèle.
Dernières nouvelles du Sud (avec Daniel Mordzinski, 2012)
La fin d’un monde : c’est là où Luis Sepúlveda et
Daniel Mordzinski se sont rendus en 1996, sans autre but que d’aller vers le
sud, en direction du Cap Horn, c’est-à-dire la fin des terres. Ils ont fait des
rencontres étonnantes, avec des personnes qui étaient les dernières à vivre
comme elles le faisaient et qui témoignaient d’un monde en voie de disparition.
Dernières nouvelles du Sud est donc
un « inventaire des pertes »,
le récit par le texte et la photographie de ce qui, aujourd’hui déjà, n’est
plus là – et qu’il était donc temps de saisir. Entre le moment où les deux amis
ont effectué le voyage et celui où le livre est devenu ceci, « le temps, la violence des
bouleversements économiques et la voracité des vainqueurs en ont fait un
recueil de nouvelles posthumes ».
Les histoires et les images cueillies au bord du chemin sont
formidables. On n’oubliera pas l’homme qui marche sur la route, à la recherche
d’un violon – en fait, du bois dont il fera un violon, car il est luthier. Ni
l’arrière-arrière-petit-fils de Davy Crockett. Ni le Patagonia Express, train
réservé à quelques-uns, comme de grands territoires annexés par la richesse des
hommes. On n’oubliera pas non plus qu’en Patagonie, « l’histoire est un genre narratif qui ne prend pas la peine de
respecter la rigueur chronologique ou l’objectivité. »
Mais quel besoin d’objectivité ? Tout est vrai, puisque
c’est là.
Ingrédients pour une vie de passions formidables (2014)
Luis Sepúlveda n’est pas seulement un romancier talentueux.
Il est aussi un intellectuel engagé dans les débats de son temps, au départ du
Chili dont il a vécu les heures sombres, jusqu’aux conséquences tragiques de la
mondialisation quand le pouvoir politique se soumet au pouvoir économique. Ces
textes disparates sont reliés par une attention extrême à l’autre, à l’humain.
Il n’oublie donc pas de célébrer des valeurs familiales et solidaires.
Précisément, comment ça va, côté famille ? Pas mal pour
Sepúlveda, mieux qu’à certaines époques où il était très absent. D’ailleurs, il
est chargé des grillades quand tout le monde se retrouve. Un signe, non ?
Parmi d’autres : en rassemblant des textes épars sur les sujets les plus
divers, on comprend comment les domaines privé et public se sont, chez
l’écrivain, opposés avant de se réconcilier. Une forme de sagesse sans renoncer
aux valeurs fondamentales.
L’Ouzbek muet et autres histoires clandestines (2015)
Avec Salvador Allende comme pivot chronologique, avant et
après son accession au pouvoir, des jeunes gens forcément révolutionnaires ne
se contentent pas de rêver d’un autre Chili. Le monde est leur terrain de jeux
intellectuels, et tant pis, ou tant mieux, si des besoins plus terre-à-terre
prennent parfois le pas sur l’idéologie. Une petite dizaine de nouvelles
décrivent des situations drôles, tragiques, tout ce qui constitue les coulisses
d’un engagement total.
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