Le New York Times a annoncé la mort d'André Schiffrin, à Paris, à l'âge de 78 ans. Et alors? direz-vous peut-être, parce que son nom n'avait pas beaucoup circulé dans le grand public. Mais le fils de Jacques Schiffrin qui avait fondé la Bibliothèque de la Pléiade, ce qui n'est pas rien, avait exporté aux Etats-Unis, où il était installé (d'abord avec son père qui y était arrivé en 1941), quelques idées saines sur l'édition. Elles n'étaient pas faciles à défendre, et de moins en moins au fur et à mesure que le temps passait. La cause qu'il défendait était pourtant de celles auxquelles on avait envie d'adhérer.
Cette cause pouvait sembler totalement anachronique à une époque, la nôtre, où l'actualité de l'édition est constituée, en grande partie (mais pas seulement, par bonheur), de deux grands axes divergents:
- d'une part, un phénomène apparemment irréversible de concentration entre grandes maisons destinées à devenir de plus en plus grosses (l'exemple récent du rachat de Flammarion par Gallimard en est un exemple) en absorbant aussi, sinon dans la politique éditoriale, au moins dans les structures, des maisons plus modestes;
- d'autre part, la croissance exponentielle du nombre d'ouvrages auto-édités sur diverses plateformes grâce auxquelles chaque auteur en devenir (ou qui ne bourgeonnera jamais) peut se croire capable de s'imposer dans la jungle commerciale du livre, et d'ailleurs parfois ça marche, pas toujours pour le meilleur hélas!
Dans L'édition sans éditeurs, paru en 1999 et toujours d'actualité, André Schiffrin dénonçait les dérives qui conduisent des gestionnaires à décider de la publication d'un livre en fonction de sa rentabilité, et peu importe la qualité. Il écrivait notamment ceci:
Stimulés par les bouleversements politiques de l’ère Thatcher-Reagan, les propriétaires de maisons d’édition ont toujours cherché à expliquer leurs virages en invoquant le marché: ce n’est pas aux élites d’imposer leurs valeurs à l’ensemble des lecteurs, c’est au public de choisir ce qu’il veut - et si ce qu’il veut est de plus en plus minable et vulgaire, tant pis. Des maisons aussi respectables que le fut Knopf n’hésitent pas à lancer des livres malsains et violents au point d’avoir été refusés par d’autres grands groupes. Toute la question est de savoir choisir les livres qui vont faire un maximum d’argent, et non plus ceux qui correspondent à la mission traditionnelle de l’éditeur.
Dans un entretien publié il y a un peu moins d'un an sur Bibliobs, il se montrait assez pessimiste sur l'avenir de l'édition - la vraie, celle avec des éditeurs qui font des choix littéraires:
Kafka, dont les premières éditions ne dépassaient pas quelques centaines d'exemplaires, aurait été refusé par les commerciaux, qui préféreront toujours une belle marge à la prise de risque sur un auteur sans perspective immédiate de profit.
Il ne verra plus l'évolution de l'édition dans les prochaines années. Nous, oui, pour un peu de temps encore. Ses cris d'alarme vont nous manquer, et sa sagesse aussi. Même si le pire n'est pas toujours sûr...
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