jeudi 12 décembre 2013

Dany Laferrière, mangeur de bananes, à l'Académie française

Je l'espérais sans trop y croire. Et puis c'est arrivé: Dany Laferrière a été élu tout à l'heure à l'Académie française dès le premier tour de vote, succédant à Hector Bianciotti. Sale temps pour celles et ceux qui, en France, n'aiment pas les mangeurs de bananes. Christiane Taubira est toujours ministre de la Justice, Miss France est une métisse franco-africaine, Ousmane Sow a été élu cette semaine à l'Académie des Beaux-Arts, et aujourd'hui Dany... Je n'ai pas pu m'empêcher d'éclater de rire en repensant à ce qu'il écrit, parlant de l'époque où il se préparait à écrire son premier livre, dans Journal d'un écrivain en pyjama paru en septembre: " J’adore l’odeur suffocante des bananes trop mûres et des mangues jaunes qui m’agresse dès que j’ouvre la porte." Le goût des fruits qui lui vient de sa "nature caribéenne". Ha!
Je m'excite, je m'excite, pardonnez-moi, c'est la joie. Mais je ne sais pas du tout s'il y voit, lui, un geste antiraciste de la part des académiciens désormais ses pairs. Dany Laferrière se veut d'abord écrivain. Cela ne l'empêche pas d'avoir des idées, mais cela l'autorise aussi à en changer chaque fois qu'il le veut. Il n'est pas l'homme des affirmations péremptoires ni des romans à thèse. Plutôt celui qui introduit la poésie dans le récit et glisse en fraude quelques sensations inédites à celui (la lectrice, le lecteur, et même plutôt la lectrice que le lecteur) qui ne lui avait rien demandé. Cela fait du bien pour un tas de raisons, parce qu'il réenchante la littérature à chaque instant, parce que chaque rencontre avec lui, qu'elle se fasse par les livres (c'est ainsi que je l'ai connu d'abord), par un échange de courriels ou par téléphone (nous l'avons fait plusieurs fois) ou enfin lors d'une vraie rencontre (l'an dernier, et répétée plusieurs fois entre Bruxelles et Saint-Malo), est un émerveillement, un moment qui donne force et enthousiasme.
Voilà, c'est tout simple: j'aimais les livres de Dany Laferrière, j'aime l'homme aussi et son élection à l'Académie française, quoi qu'on pense de cette institution, est une bonne, une excellente nouvelle. Sauf pour ceux qui n'aiment pas les mangeurs de bananes, mais je crois l'avoir déjà dit...
J'ai parlé plusieurs fois de lui dans ce blog, on ne me soupçonnera donc pas de voler au secours d'un nouvel Habit vert qui ne m'a d'ailleurs rien demandé. Brièvement quand il a reçu le Prix Médicis il y a quatre ans. Avec inquiétude au moment du tremblement de terre de janvier 2010, alors qu'il se trouvait à Haïti. Puis à propos du livre qu'il avait tiré de cette expérience. Et au moment de la réédition au format de poche de Je suis un écrivain japonais. Aujourd'hui, je reviens sur L'énigme du retour, ce Prix Médicis sur lequel, faut de temps, j'étais passé trop vite.
Le roman de Dany Laferrière, écrit pour sa plus grande partie en vers libres, s’ouvre par un coup de fil : « La nouvelle coupe la nuit en deux. » Son père est décédé à New York. Il l’a peu connu, l’exil les a séparés, le père ayant quitté très tôt Haïti pour des raisons politiques. Et l’exil ne les aura pas réunis après que le fils a fui la dictature à son tour. Il aura donc fallu la mort pour les rapprocher. Pour que Dany Laferrière prenne conscience de la place occupée par l’absent. Prenne sa place, aussi, sur le siège où il avait l’habitude de s’asseoir chez son ami coiffeur quand il venait boire le café. La succession est assurée. L’héritage est plus problématique : la valise enfermée dans un coffre de la Chase Manhattan Bank gardera son mystère, faute de connaître le code qui pourrait l’ouvrir. « Cette valise n’appartient qu’à lui. / Le poids de sa vie. »
Le temps est venu, en tout cas, de repartir vers Haïti, le pays natal qui reste une énigme autant que l’est ce retour d’un porteur de mauvaise nouvelle. Le temps de reparler avec sa mère, sa sœur, les autres membres de la famille. D’entreprendre une plongée en apnée dans un monde qui fut le sien, et ne l’est plus tout à fait, autant parce que le pays a changé qu’en raison des années passées ailleurs, et au cours desquelles Dany Laferrière a évolué.
On dit « Dany Laferrière », comme s’il était entendu que le narrateur et l’auteur ne font qu’un. C’est presque vrai. Pas tout à fait. Le romancier s’en explique d’ailleurs dans l’entretien qu’il nous a accordé. Mais il s’agit bien de son regard quand il retrouve Haïti et les paysages si souvent décrits dans ses livres. Il s’agit bien de l’exil, thème prégnant pour ceux qui l’ont vécu – alors qu’il faudrait peut-être, dit-il, faire passer la pauvreté au premier plan, s’oublier pour se fondre dans la réalité vécue sur place par ceux qui y sont restés et ne peuvent que rêver d’autres horizons. « Je prends conscience que je n’ai pas écrit ces livres simplement pour décrire un paysage, mais pour en faire encore partie. »
Bourré de fulgurances qui prennent à la gorge et au ventre, au cœur et à la tête, L’énigme du retour est un texte haché et splendide, duquel chacun privilégiera un paragraphe ou une page, selon les affinités individuelles avec la politique ou les images, avec un destin personnel ou la condition collective. Dany Laferrière a réussi un livre global, un kaléidoscope à travers lequel s’aperçoivent toutes les questions qu’il se pose, sans jamais oublier l’homme. A travers rencontres et conversations, dans une langue splendide détachée de l’ambition ancienne d’être un « écrivain rock », l’accumulation est offerte avec une générosité sans pareille, jusqu’à la fin du voyage. Pendant lequel il y aura eu des éclairs de lucidité et des moments opaques, les uns et les autres étant placés sur le même pied, sans aucune intention de les comparer dans une balance qui les opposerait.
Reste une question: dois-je maintenant le vouvoyer? (Si tu me lis, Dany...)

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