jeudi 12 décembre 2013

Michel Chaillou nous laisse aussi

Rude fin d'année pour la littérature de langue française, et la meilleure. Après Jean-Luc Benoziglio, voici que Michel Chaillou, à 83 ans, a également renoncé à vivre. Un écrivain de talent, qui touchait par chacun de ses livres (une trentaine) et, à l'intérieur d'eux, par chaque page. Souvenir d'une rencontre, il y a vingt ans...

Au rendez-vous que nous avions chez son éditeur, Michel Chaillou est arrivé en avance. Heureuse coïncidence: le narrateur de son nouveau roman a lui aussi l'habitude d'arriver trop tôt à ses rendez-vous. Un hasard, vraiment?
"Il y a un filon autobiographique, mais, en même temps, c'est un roman. Au dix-septième, au dix-huitième, on appelait les romans des Mémoires. Donc, dans Mémoires de Melle, il y a des personnages inventés et des personnages réels - ils sont tous réels, j'espère, mais je veux dire: des personnages que j'ai connus. Par rapport à Proust, disons que je me suis posé la question de savoir en quoi consistait ma démarche. Proust est, au fond, un homme de bon goût. Moi, je ne suis pas un homme de goût. Il est un homme de style, je suis plutôt un homme de langue. Ce sont donc des souvenirs en haillons que je raconte, pêle-mêle - d'où «Melle» dans le titre."
Pêle-mêle, peut-être. Mais le jeune homme de Casablanca qui se prend pour un âne - à double titre, celui de l'absence d'intelligence et du désir sexuel symbolisé par un membre impressionnant - organise quand même ses souvenirs comme s'ils constituaient la matière d'un roman. Non, pas d'un roman: de cinq romans. Mémoires de Melle est, après La Croyance des voleurs, le deuxième volet d'une entreprise qui se nourrit autant d'autobiographie que d'écriture.
"J'ai essayé de mettre au point une langue qui revient sans arrêt sur les mêmes événements en l'éclairant de nouveaux détails. C'est comme si les événements étaient les hiéroglyphes du souvenir que je déchiffrais sans cesse. C'est seulement en passant et repassant qu'on finit par comprendre ce qui se passait réellement."
L'écriture de Mémoires de Melle, comme celle d'autres livres de Michel Chaillou, est en effet au premier plan de ce que trouve le lecteur - comblé - quand il entame cette exploration d'un univers qui ne lui est pas seulement étranger par ce qu'il montre mais aussi par la manière dont les événements y sont racontés. «Je radote. Déjà, à dix-neuf ans, j'aime répéter, faire retomber le verbe en enfance, que le mot, l'événement, à force d'être ressassé, s'ouvre comme une orange, un citron qu'on presse», écrit Michel Chaillou par l'intermédiaire de ce narrateur qui lui ressemble tant. D'ailleurs, l'auteur avoue écrire et réécrire sans cesse ses pages: "À peu près cent fois parce que, pour moi, écrire, c'est une affaire de rythme. J'essaie d'inventer une langue qui soit lyrique et en même temps nouvelle, avec une utilisation du français qui soit totalement neuve. C'est mon ambition. Comme quand il pleut et qu'au matin, on se réveille dans une odeur de mouillé qui monte de la terre, dans les moments de grande chaleur. Moi, j'ai écrit au moment où la fraîcheur du sol va s'évaporer et qu'on a à la fois la chaleur et l'évaporation." Il y a donc, dans Mémoires de Melle, un côté incantatoire dont le rythme fascine.
Au bout de ce chemin sinueux, Michel Chaillou compte obtenir un ensemble de cinq mille pages, il a cette ambition de faire une oeuvre dont le poids aurait quelque chose de physique, comme si la présence de toutes ces pages pouvait être, d'une certaine manière, une arme contre l'oubli. Mais les souvenirs sont interprétés - "déchiffrés", dit Michel Chaillou - sans cesse de manière différente.
L'itinéraire du narrateur, dans Mémoires de Melle, va de Casablanca à... Melle, avec tous les sens par lesquels passe ce mot (notamment «mehl», le «sel» en arabe), et va surtout de quatorze à dix-neuf ans, un âge où toutes les découvertes sont possibles, même pour un jeune homme qu'on dit en retard pour son âge. "J'ai toujours gardé l'idée de ce retard, dit aujourd'hui Michel Chaillou. Certains me disent savant, et j'ai l'impression d'être très ignorant."
Cette ignorance-là, qui est en réalité modestie devant la force du réel, on aime la partager dans un roman gourmand, plein d'images et de mots, dont la force crée l'attente du troisième volume. Michel Chaillou en a le titre depuis six mois - mais il ne le dira pas. On prendra patience, puisqu'il le faut.

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