mercredi 27 novembre 2013

27 novembre 1913 : Lucien Daudet sur "Swann"

Poursuivons, avec cent ans de retard, la revue de presse de l'accueil fait au roman de Marcel Proust...
Le jeudi 27 novembre paraît le premier grand article sur Swann. Il ouvre, ce jour-là, Le Figaro. Il est amical. Bien sûr : il est d’un ami, Lucien Daudet, membre de la claque dont Proust a battu le rappel. Au-dessus de cet article, tout en haut de la première page du quotidien, le nom – en lettres capitales – du Directeur-Gérant du Figaro, Gaston Calmette, dédicataire du roman de Marcel Proust…



Du côté de chez Swann

La personnalité de M. Marcel Proust est entourée d’un halo tout à fait exceptionnel : il est quelqu’un que l’on rencontre rarement, par le fait d’une existence un peu recluse, consacrée presque exclusivement à ses intimes ; mais il est aussi quelqu’un à qui l’on pense beaucoup plus souvent qu’à la plupart des gens que l’on coudoie tous les jours. Son nom seul, prononcé par des personnes qui se voient peu ou qui même ne se connaissaient point, est comme un motif maçonnique de sympathie immédiate, suffit parfois à transformer une camaraderie banale en plus durable amitié ou à faire naître sur des lèvres cérémonieuses et fermées un sourire bienveillant.
L’explication de cette vigilance affectueuse se trouve révélée tout entière dans le livre que vient de publier M. Marcel Proust. Ce livre, les plus proches de ses amis en parlaient depuis quelque temps avec une discrétion passionnée, et les lecteurs du Figaro eurent ici même plus d’une fois la fortune d’en connaître des extraits. Il forme la première partie d’une trilogie, et son titre, Du côté de chez Swann, est orienté, libre et fécond comme un départ pour la promenade, est la si violente et lumineuse projection d’une intelligence et d’une sensibilité, qu’en le lisant on entend une voix profonde et révélatrice, plus encore qu’on n’accomplit l’habituel travail visuel et spirituel de la lecture, et qu’après l’avoir refermé, et avant de le reprendre, l’écho de cette voix se prolonge, évoquant la présence de l’auteur pour ceux qui le connaissent, et, pour les autres, capable de la reconstituer.
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Mon rôle n’est point ici d’analyser cette œuvre, et d’ailleurs on ne le pourrait faire brièvement, à moins d’employer le même arbitraire (malgré l’exactitude apparente) que nous employons lorsque, pour décrire une seule journée, nous faisons la part de la météorologie qui la distingua et celle des faits qui la remplirent. Qu’on imagine seulement, contenue entre deux récits d’apparence autobiographique qui sont les plus beaux, les plus riches de tous les souvenirs d’enfance, une désolante histoire d’amour dont le malheureux et charmant M. Swann est le martyr ; et, – à la manière indirecte d’un chœur antique, ou comme certaines « bordures » de tableaux florentins qui complètent avec une précision différente, plus naïve mais indispensable, le sujet principal – la première et la troisième partie expliquant et précisant bien des faits de la partie centrale.
Dans ces trois parties, et dans le domaine tour à tour objectif et subjectif où nous conduit M. Marcel Proust, ce qui, au même point que le roman lui-même, nous passionne, c’est l’analyse de tous les sentiments, de toutes les sensations, de tous les raisonnements même, de toutes les heures du jour, de tous les aspects de la nature, et cela presque simultanément, car ou devine que, pour l’auteur, l’invisible sans cesse rejoint le visible. Jamais, je crois, l’analyse de tout ce dont est composée notre existence ne fut poussée aussi loin. Pour trouver l’exemple d’une telle pénétration, peut-être pourrait-on citer George Meredith, certaines pages de l’Égoïste ou du Amazing Marriage ; mais la fréquente obscurité de Meredith nous déroute quelquefois, tandis que l’analyse de M. Proust, connaissant l’inconnaissable, expliquant l’inexplicable, est d’une telle clarté qu’elle fait songer à l’éther pur et bleu de certains jours d’été, lequel, pour la sagacité des astronomes qui en connaissent le miracle sans hasard, et pour l’ignorance du public dominical, qui en aime seulement le tiède vélum apparent, est cette immensité dissemblablement accessible à tous : le ciel.
En outre, l’analyse, poussée même beaucoup plus loin, ne va pas d’habitude sans une sécheresse involontaire, ou voulue, une logique implacable et systématique, qui met le lecteur en garde contre soi-même et contre l’auteur. L’analyse de M. Proust est au contraire si parfaitement incorporée à une sensibilité prodigieuse qu’elles se confondent ensemble dans la tristesse comme dans l’ironie, sans qu’on puisse départir l’une de l’autre, et nous en arrivons à croire que son analyse déchaîne notre émotion et que sa sensibilité provoque notre rire, contrairement aux lois habituelles. Et bientôt nous comprenons que, pour certaines natures, analyse et sensibilité sont une seule et même chose, et que l’auteur de Du côté de chez Swann, s’il n’a pas beaucoup pleuré et beaucoup ri lui-même (cela nous devons l’ignorer) a du moins bien souvent versé des larmes sur les tristesses d’une passion sans partage, sur les transports investigateurs et superstitieux d’une jalousie cruelle, que le hasard ou la confiance venaient lui révéler, bien souvent participé aux bonheurs ou aux gaietés d’autrui, avec plus d’intensité même que ces victimes et ses privilégiés, parce que, mieux qu’eux, peut-être, il comprenait et devinait les plus secrètes causes, les plus ténus résultats de leurs malheurs ou de leurs joies.
Aussi, sans contenir une seule ligne « moralisatrice », sans se draper sévèrement dans quelque « doctrine », ni se targuer « d’élévation d’âme », voici un livre qui renferme à chaque page, grâce à la plus aiguë des perspicacités, les plus précieux conseils indirects sur ce que doivent fuir, sur ce que doivent rechercher la noblesse de cœur et la droiture, qui atteint à une extraordinaire grandeur morale (toujours par allusion et de biais), qui est enfin une perpétuelle leçon d’élégance – au sens le plus étymologique du mot – de sentiments.
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M. Proust a connu le Monde en même temps qu’il apprenait à connaître la vie : il n’a pas eu à découvrir, aux environs de la trentième année, une société jusque-là étrangère à son existence (ainsi qu’il arrive à ceux qui commencent à « l’explorer » à cet âge et s’imaginent alors le connaître parce qu’ils sont souvent « invités » et peuvent mettre des noms sur des visages, sans comprendre qu’ils ne dépasseront point ce degré de spectateurs statisticiens, ni ne participeront à aucun acte collectif du Monde puisqu’ils n’y posséderont rien, jamais, même pas une affection ancienne, réciproque et durable). Aussi ne s’attardera-t-il point à décrire vainement et superficiellement des détails extérieurs ; c’est au contraire de leur « intérieur » qu’il fait conclure à leur réalité, en démontant et remontant le mécanisme et les mobiles des êtres qui ordonnent ces détails, qui en font leur direction de vie, le décor journalier de leur existence ou leur manière d’être habituelle.
Mais il y a encore autre chose : Du côté de chez Swann révèle chez son auteur le plus rare des sens, qui est le sens social. C’est ce sens-là qui donne une exceptionnelle clairvoyance au jugement de celui qui le possède, comme aux romans qu’il écrit – s’il en écrit. Savoir se représenter ou nous représenter chacun sur le plan plus ou moins incliné, souvent difficile à discerner clairement, où l’ont situé sa naissance, son habileté ou le hasard ; regarder la façon plus ou moins oblique dont il est éclairé, le plus ou moins de lumière qui émane de lui ou qu’il reçoit des autres ; classer les sociétés diverses et ceux qui les composent comme le botaniste classe les plantes, le naturaliste les animaux, par familles et par individus, avec méthode, sans aveuglement, sans confusion… C’est ce sens-là – souvent cause de souffrance à force de précision et de lucidité – auquel on songe le moins et dont on ne parle jamais ; il est pourtant celui qui devrait le lus utilement nous guider à travers l’humanité.
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Le style de M. Marcel Proust est complètement parallèle à sa pensée : avec une scrupuleuse précision, il contente sans cesse, au-delà du croyable, ce que nous attendons de l’expression par rapport à l’impression reçue. Et quand certaines de ses phrases nous paraissent longues à première vue, nous nous apercevons vite qu’elles se déduisent l’une de l’autre, comme ces boîtes japonaises dont la taille décroissante permet de les réunir en une seule, que chacune d’elles forme un tout commenté par la suivante, et qu’il devait en être ainsi pour que les méandres de la période pussent accompagner toutes les sinuosités de la pensée et suivre son parcours, afin d’aboutir à la justesse absolue. Chaque mot, en effet, est le seul qui pouvait être dit, et même si l’auteur ne trouve, pour exprimer ce qu’il veut faire entendre, qu’un terme technique, il contraint celui-ci à sortir du domaine spécial ou abstrait où il gisait pour faire circuler à travers lui le sang de son œuvre.
Si bien qu’un musicien ou un jardinier, un peintre ou un médecin, peuvent croire, en lisant Du côté de chez Swann, que M. Proust a consacré des années de sa vie à la peinture ou à la médecine. Exacte érudition, non point faite de mots ni improvisée en vue d’un livre, mais pour ainsi dire innée et mettant à mesure M. Proust dans la complète disposition mentale nécessaire à l’art dont il parle, lui permettant enfin une telle abondance d’images que sans cesse ici la réalité se reflète dans un miroir, véridique aussi mais imprévu, qui la complète, la commente et la double…
… Un petit nombre d’écrivains ont su nous donner cette grande foi en eux, la certitude qu’ils disaient ce qu’ils pensaient, sans masque, sans restrictions, et qu’en plus de leur talent ils tenaient encore à notre disposition tout un arsenal de secrets, de conseils, d’enseignements moraux ou pratiques dont nous aurions profité si nous avions vécu en même temps qu’eux et si nous les avions connus.
La littérature, si elle n’est que la manifestation répétée, volontaire, d’un « don » même exceptionnel, demeure un art stérile, égoïste, fermé, le plus éloigné même de l’intelligence. Si, au contraire, chez un être de haute valeur, de grande culture, de compréhension magnifique (quelqu’un, enfin, à qui l’on décerne du génie quand il est mort), elle est le seul moyen d’accorder pensées, science, sensations, en une même harmonie, alors la littérature se dépouille, se décante, redevient en apparence si simple, à force de complexité invisible, qu’on est émerveillé – et découragé.
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Je n’ai jamais compris la docile et courante erreur d’optique intellectuelle qui consiste à ne témoigner une certaine qualité d’enthousiasme que rétrospectivement, à ceux qui ne sont plus, et refuse ce privilège sans restrictions à nos contemporains, surtout s’ils sont jeunes : crainte de se tromper, habitude, bien d’autres choses encore… Il est pourtant si simple de dire que plus tard, beaucoup plus tard, lorsqu’on parlera du livre de M. Marcel Proust, il apparaîtra comme une extraordinaire manifestation de l’intelligence au vingtième siècle.
… À ce moment, Du côté de chez Swann aura pris sa place, tout naturellement, près de ses égaux, aura rejoint des compagnons illustres qui, tous, sous une forme involontairement adaptée à leur époque respective, mais déjà rivés à la même chaîne immortelle, et attendant qu’il les rejoigne, l’auront devancé au cours des âges ; car tout chef-d’œuvre est un grand cri précurseur, rassemblant par delà le temps, dans le gel noir de l’éternité, les autres chefs-d’œuvre à venir.
Lucien-Alphonse Daudet.

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