mercredi 6 novembre 2013

Le Femina essai aux deux Enthoven (et à Proust)

Premier tour: sept voix pour Proust contre trois à Flaubert. Ou plutôt, sept voix au Dictionnaire amoureux de Proust, de Jean-Paul et Raphaël Enthoven, et trois au Flaubert de Michel Winock (Gallimard). J'avais interrogé Raphaël Enthoven à propos de leur travail commun sur ce dictionnaire. Une partie de l'entretien était parue dans le Soir, en voici l'intégralite.

Dans cet ouvrage écrit à deux, les auteurs font parfois entendre leur voix individuelle. Vous n’étiez pas d’accord sur tout ?

En fait, nous étions en désaccord sur à peu près tout. Mais on était d’accord pour ne pas nous entendre. Le hasard a voulu que nous ayons en cours, lui et moi, deux lectures cardinales de La recherche du temps perdu, l’une plus biographique, l’autre plus interne ou plus intègre, ça dépend des points de vue. Et on s’est dit qu’un dictionnaire sur Proust manquerait de quelque chose s’il n’était écrit que sous un seul angle.

De ce désaccord, vous avez donc fait un argument ?

Nous avons fait une nécessité. Il nous est apparu nécessaire de travailler ensemble à partir du moment où nous n’étions pas d’accord sur le sujet qu’on abordait.

Vous n’étiez pas a priori ce que vous appelez souvent des proustologues. Pourrait-on dite que vous étiez des proustophiles ?

Oui, amoureux de Proust, tout simplement. Des proustologues, vous en avez dans tous les registres. Vous avez des spécialistes de la question du velouté chez Proust – Jean-Pierre Richard avait écrit un beau livre là-dessus. Vous avez des spécialistes de la question des cristaux chez Proust, c’est infini. L’idée n’était pas d’être original à tout prix, mais de parier sur le fait que l’originalité éventuelle du livre viendrait comme une propriété émergente de l’attention portée aux impressions que l’auteur avait faites à chacun des deux. Partielles, désinvoltes mais complémentaires.

Vous rendez hommage à quelques grands proustologues en leur consacrant des articles du dictionnaire, comme Philip Kolb et Jean-Yves Tadié. Quelques autres font l’objet d’une légère ironie. Vous exposez leurs thèses, puis vous dites qu’on va en rester là…

L’honnêteté commande de vous dire que les éloges ou l’ironie que vous avez remarquée sont l’œuvre de mon père. Il me semblait indispensable de parler éloquemment d’Antoine Compagnon, de Jean-Yves Tadié ou de Philip Kolb dont le travail est fondamental et admirable. D’autres démarches autour de La recherche – on ne juge personne – prêtent à sourire, et c’était l’occasion d’un sourire de plus.

Le sourire, vous le provoquez aussi par des articles ludiques, comme celui sur l’onomastique avec la proposition d’un concours qui se terminera à la fin du prochain millénaire par la remise au vainqueur de son poids en sachets de thé, ou le questionnaire, Swann disparu à la manière de Perec… Ce côté ludique, pourquoi l’avoir voulu ?

Proust est une invitation au rire en permanence, une invitation constante au jeu. On aurait eu mauvaise grâce à ne pas se plier à ce genre d’exigence ou d’obligation. Quant à Perec, il se trouve qu’Aloysius Swann dans La disparition est un personnage cardinal de ce roman que je tiens pour un roman métaphysique beaucoup plus qu’une prouesse et il me semblait indispensable de faire quelque chose là-dessus.

Dire que Proust est essentiel paraît une évidence. Est-il possible de dire pourquoi en quelques mots ?

Il y a beaucoup de raisons à cela. Il est essentiel parce qu’il transforme chacun de nos chagrins, chacune de nos douleurs en matière première, en objet d’intérêt. Il rend les douleurs intéressantes, c’est une pédagogie de la douleur. Il n’y a aucun dolorisme chez lui, aucune complaisance dans la douleur mais il y a en revanche une façon de considérer que la douleur est soluble dans l’intérêt qu’on lui trouve. C’est fondamental. Il est essentiel aussi parce qu’il fait partie de ces romanciers qui ne distraient pas du monde mais qui nous y ramènent. Lire A la recherche du temps perdu, c’est retrouver le monde, séparément du besoin qu’on en a ou des préjugés qu’on y dépose. C’est une prouesse qui a ses vertus sur chaque lecteur. Il est essentiel aussi parce qu’aucun romancier n’a manifesté autant de difficulté pour un mot, pour dire la chose qu’il désigne. Mon père interprète les phrases longues comme l’effet de l’asthme, expliquant qu’un homme au souffle court devait écrire long, tandis que je les vois comme des façons de tourner autour de l’objet à désigner.

En ce sens, le rapprochement avec Modiano est très juste.

C’est de mon père. Mais, pour une fois, je suis tout à fait d’accord avec lui.

Il a provoqué des querelles d’écoles : Proust contre Sainte-Beuve, Proust ou Céline, rarement les deux, Proust ou Stendhal… C’est un tel monument qu’on ne peut pas le contourner, donc il faut bien l’opposer aux autres ?

Il faut faire des différences entre les binômes. Stendhal, délibérément, ne sait pas où il va quand il travaille. Céline est fielleux, méchant, détestable et pourtant génial malgré son abus des points-virgules. Quant à Sainte-Beuve, c’est une partition fondamentale. Peut-on considérer que La recherche est un grand paravent destiné à masquer l’homosexualité de son auteur, ou bien que l’auteur et le narrateur n’ont rien à voir et qu’en définitive le livre se suffit à lui-même ? C’est autour de cette partition qu’on a composé le dictionnaire.

Votre analyse est très nuancée…

Il est impossible d’être unilatéral. On a vérifié l’un et l’autre l’insuffisance de nos points de vue. C’est la raison pour laquelle, pour certaines entrées, on a inversé les rôles : mon père s’occupe de philosophie et je m’occupe de biographie, d’histoire ou de sociologie…

Alors que, dans l’ensemble, c’était plutôt le contraire ?

Dans l’ensemble, c’est le contraire, oui. Mais on ne s’était pas vraiment réparti les tâches. Ca s’est fait tout seul.

Chacun apportant sa pierre au fur et à mesure du travail ?

Oui, c’est exactement ça, sans se concerter, d’ailleurs. On s’envoyait nos entrées en se moquant l’un de l’autre.

J’ai très mal lu votre livre puisque je l’ai lu comme on ne fait jamais avec un dictionnaire, c’est-à-dire du début à la fin.

Pourquoi pas ?

Parce que cette manière de lire met en évidence des répétitions puisque certains éléments interviennent dans plusieurs entrées. Le mot de Barrès, par exemple, « je l’avais toujours cru juif », la fameuse scène de la chambre 43, etc.

Oui, le fait qu’il ne se lise pas de manière linéaire et qu’on puisse aller d’un renvoi à l’autre, à mon avis, dissipe ce désagrément ?

Une chose vous appartient peut-être très personnellement dans l’article sur Forcheville. On y lit ceci : « les quatre voyelles et les sept consonnes qui composent son patronyme »… Difficile de ne pas penser à une chanson !

Je ne suis pas l’auteur de l’article de l’auteur sur Forcheville, donc je serais bien en peine de vous répondre. En revanche, le personnage de Forcheville est très intéressant. C’est le dernier mot que Proust a écrit. Il a fallu qu’il s’effondre sur un personnage secondaire, tertiaire…

Combien de temps avez-vous travaillé à ce livre ?

Mon père, trente ans plus un an et demi, et moi, huit ans plus un an et demi. Mais un an et demi pleinement, quotidiennement.

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