lundi 11 novembre 2013

Le réel s'invite dans la sélection du prix Rossel

Le Prix Rossel sera attribué le 3 décembre. Principal prix littéraire de Belgique francophone, par sa notoriété et sa longévité - il a été créé en 1938 et seule la guerre en a interrompu le cours -, il est articulé, comme la plupart des prix français, en deux temps: une sélection, qui a été publiée samedi dans Le Soir, avant la délibération finale. Sans appartenir au jury, constitué essentiellement de lauréats du Rossel, je me sens évidemment assez proche de ce qui s'y passe et j'ai donc passé le week-end dans les trois ouvrages de la sélection que je n'avais pas encore lus. Voici donc, comme de coutume dans ce journal, un avis de lecteur - lecteur frappé par présence prégnante de la réalité dans une majorité d'ouvrages. Trois d'entre eux se présentent en effet comme des récits authentiques plutôt que comme des fictions

Alain Berenboom, Monsieur Optimiste

Le petit Alain, devenu grand, s'interroge sur ses parents, et en particulier sur son père, personnage atypique, lecteur de la Bible et opposé aux religions, au nom de famille soumis à quelques variations selon les époques - jusqu'à Janssens, pendant l'occupation allemande de la Belgique - et pharmacien doué pour l'illusionnisme, doué tout court, peut-être. Son principal trait de caractère est dans le titre: un irréductible optimiste, certain que les choses finissent par s'arranger et que l'humanité est sur la voie d'un progrès. Auquel, cependant, l'Holocauste a donné un sérieux coup d'arrêt.
Alain Berenboom s'interdit d'imaginer quoi que ce soit. Il se base sur les documents qu'il a retrouvés, la plupart trop tard pour obtenir quelques commentaires éclairants de témoins encore vivants. Tant pis s'il y a des trous. Il ne résiste cependant pas tout à fait à une imagination qui galope, et il éprouve parfois quelques difficultés à lui tenir la bride. Une bride tenue avec humour, ce qui n'étonnera pas les lecteurs de ses précédents livres.
Mais le contrat passé avec lui-même est, dans l'ensemble, rempli. Et, en ce qui concerne le lecteur, avec bonheur.


Un long moment de silence ne cède  pas à la facilité et place même la barre très haut vis-à-vis de lecteurs habitués à suivre des personnages pour lesquels ils éprouvent un minimum d’empathie. Stanislas Kervyn, patron d’une boîte informatique florissante, n’est pas le genre de bonhomme avec qui on a envie de nouer des relations amicales, serait-ce même à travers une fiction. Au boulot, c’est une vraie teigne. Au lit, c’est un baiseur compulsif pour lequel le sexe équivaut à une séance de gymnastique – et un peu à une thérapie, puisque cela soulage ses migraines. Oui, il souffre. Pas assez cependant pour éveiller notre compassion.
En revanche, il a dans la vie un autre centre d’intérêt avec lequel le romancier compte retenir l’attention : la mort de son père à l’aéroport du Caire en 1954, lors d’une tuerie restée inexpliquée. Pour comprendre ce qui s’est passé, Stanislas a mené une longue enquête de laquelle il a tiré un livre. Mais, au terme de celui-ci, l’énigme n’est pas résolue. Après un passage à la télévision, il reçoit un mystérieux coup de téléphone qui change tout, l’oblige à reconnaître qu’il s’est trompé en négligeant le rôle peut-être joué par son père en Egypte à cette époque et le relance sur des pistes auparavant négligées, du côté de la Pologne et de l’Allemagne, en compagnie d’une traductrice charmante et efficace à laquelle, hors travail, il ne pose qu’une question : on baise ?
Décidément incorrigible, ce Stanislas. Mais obstiné, aussi. Sa fortune personnelle et les capacités professionnelles de ses employés lui permettent de tirer tous les fils qui passent à sa portée, même s’ils le conduisent très loin. C’est une véritable pelote imprégnée d’Histoire et de tragédie, à l’intérieur de laquelle la justice et la vengeance agissent à parts à peu près égales. C’est le cœur d’un roman passionnant où Jean-Paul Colize confirme ses moyens de romancier capable de mener un récit sur plusieurs plans dont chacun nous apporte un fragment de réalité.

Stéphane Lambert, Mon corps mis à nu

Récit d'une initiation, Mon corps mis à nu se penche sur les moments où, à la frontière entre l'enfance et l'adolescence, le narrateur (c'est-à-dire l'auteur) découvre les caractéristiques de son corps sexué, l'usage qu'il peut en faire et comment d'autres peuvent l'utiliser. La scène inaugurale, la vision de la nudité de son père, est celle à partir de laquelle se nouent les fils d'un apprentissage sauvage, hors des règles fixées surtout par sa mère.
«Je me suis toujours méfié des confessions intimes, cherchant plutôt dans l’art des témoignages moins indécents», écrit-il, d'une manière en apparence paradoxale, à la fin de ce texte où pourtant il se met à nu - pas seulement le corps, l'esprit aussi, l'esprit surtout dans l'échauffement des sens, la naissance du désir et ses prolongements inattendus.
Plus tard, c'est-à-dire maintenant, Stéphane Lambert rassemble les morceaux éparpillés de cette connaissance de soi et en fait un livre dense, chargé du poids de son vécu jusqu'à l'acceptation d'un corps longtemps rejeté dans les marges.

Nathalie Skowronek, Max, en apparence

Un peu comme Alain Berenboom part à la recherche de son père, Nathalie Skowronek enquête sur son grand-père, avec quelques points communs qui font vivre les deux livres côte à côte dans l'esprit de celui qui les lit successivement. Les deux écrivains s'impliquent dans le récit lui-même et il s'agit de reconstituer des parcours secoués (et le dire n'est rien) par la solution finale qui conduit des millions de Juifs dans des camps d'où ceux qui reviendront garderont, tatoué sur le poignet, un numéro - l'écrivaine, longtemps, cherche à retrouver celui de Max, avant de constater qu'elle l'avait noté... pour ne pas l'oublier.
Le personnage est plein de mystères. Le moindre de ceux-ci n'est pas la raison pour laquelle ses affaires l'entraînent si souvent en Allemagne après la guerre, dans un commerce pas toujours très clair qui franchit allègrement le Mur de Berlin après son érection.
La famille est éparpillée, il en manque des pans entiers, et le livre nous entraîne en Espagne ou en Israël, en passant par Bruxelles ou Berlin. Le temps des questions ne sera pas vraiment remplacé par le temps des réponses. Mais accepter de ne pas connaître totalement celles-ci est un pas vers la sérénité.

Isabelle Wéry, Marilyn désossée

Attention, tempérament explosif ! La Marilyn d’Isabelle Wéry est une bombe à fragmentation où la typographie détone autant qu’elle détonne. Les capitales sont comme chez elles, l’orthographe bascule cul par-dessus tête, et n’insistons pas sur les répétitions ou les mots collés dans des chaînes parfois longues. Tout cela aussi naturellement que possible, à partir du moment où nous avons rencontré Marilyn Turkey (il y en a une autre, Marilyn Fockey) au stade de son « premier os ». Elle a 6-8 ans, dit-elle, et la grande affaire de sa vie sera l’amour. Cela la démange, la ronge, entre prurit entre les jambes et envolées lyriques. Entre les jambes, il se passera de drôles de choses, au temps du « deuxième os », à 25 ans. Le sous-titre entre parenthèses, Féérie initiatique, était nécessaire.

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