dimanche 17 novembre 2013

Le politique simplifie, le romancier nuance

Chère cousine,

As-tu remarqué combien les hommes politiques semblent présenter, à longueur de discours et de prises de position tranchées (ce mot va prendre, dans un instant, un tout autre sens), un monde simple, pour ne pas dire simpliste? Si tu n’écoutes que leurs voix, il manque le relief et la couleur – ils en sont au noir et blanc. Heureusement, les romanciers sont là pour apporter une interprétation plus complexe de notre univers. Plus authentique, par conséquent.
La collision de deux informations provoque parfois des résultats inattendus. Ce fut le cas lundi, 11 novembre, jour de commémoration de l’armistice de la Grande Guerre en France (et dans quelques autres pays) où François Hollande, président, effectua un parcours semé d’embûches de Paris à Oyonnax pour saluer la mémoire des Poilus et entonner un hymne à la liberté. Tout cela est bel et bien. Mais, au moment où je suis tombé sur son discours d’Oyonnax, j'avais interrompu, le temps d’un journal télévisé, la lecture d’un classique de la littérature française sur la même guerre dont il était question : Le Feu, d’Henri Barbusse, a reçu le Prix Goncourt 1916 et raconte le quotidien des tranchées (tu vois?) dans sa réalité tragique, avec les accents divers des combattants, les jurons qui émaillent leurs dialogues, les morts et les blessés partout, la bravoure et la peur…
Un paragraphe du discours de François Hollande, survenant au milieu de cette lecture, a pris une résonance singulière :
« Avec cette même question qui revient, qui revient sans cesse : pourquoi se sont-ils battus ? Les poilus de 14, les héros anonymes des tranchées, les femmes qui étaient à l’arrière et qui faisaient vivre le pays. Pourquoi se sont-ils battus, les Français libres ? Les maquisards ? Les résistants ! Pourquoi sont-ils montés au front ? Pourquoi ont-ils pris les armes au sacrifice de leur vie ? »
Et, dans ce paragraphe, tout particulièrement, la mention des femmes « qui étaient à l’arrière et qui faisaient vivre le pays. » Pourquoi ? Parce que cela serait faux ? D’un point de vue général, où les aspérités sont gommées pour faire entrer des faits contradictoires dans un seul moule, c’est très probablement vrai. Mais…
Mais, je te le rappelle, je lisais Le Feu. Roman dans lequel Poterloo, un soldat français, au prix d’une mystification qui a grande allure (il se fait passer pour un soldat allemand), réussit à rejoindre Lens, la ville où il vivait en temps de paix, avec l’espoir de croiser, précisément, sa femme. Et ce qu’il voit, dans sa maison dont la porte en deux parties est ouverte par le haut, n’est pas exactement ce qu’il avait prévu.
« J’ai passé en tendant l’cou de côté. Il y avait, rosées, éclairées, des têtes d’hommes et de femmes autour de la table ronde et de la lampe. Mes yeux se sont jetés sur elle, sur Clotilde. Je l’ai bien vue. Elle était assise entre deux types, des sous-offs, je crois, qui lui parlaient. Et quoi qu’elle faisait ? Rien ; elle souriait, en penchant gentiment sa figure entourée d’un léger petit cadre de cheveux blonds où la lampe mettait de la dorure.
« Elle souriait. Elle était contente. Elle avait l’air d’être bien, à côté de cette gradaille boche, de cette lampe et de ce feu qui me soufflait une tiédeur que je reconnaissais. J’ai passé, puis je me suis r’tourné, et j’ai repassé. Je l’ai revue, toujours avec son sourire. Pas un sourire forcé, non, un vrai sourire, qui venait d’elle, et qu’elle donnait. Et pendant l’temps d’éclair que j’ai passé dans les deux sens, j’ai pu voir aussi ma gosse qui tendait les mains vers un gros bonhomme galonné et essayait de lui monter sur les genoux ».
Henri Barbusse n’essaie pas de dire que toutes les femmes, à l’arrière du front mais du mauvais côté des lignes de combat, se sont comportées de la même manière, dans la légèreté du rapprochement avec l’ennemi tandis que leurs hommes essuyaient les tirs. Et d’ailleurs Poterloo trouve à sa femme de bonnes raisons de se trouver là à sourire, histoire de ne pas cultiver en lui une rancœur qui provoquerait, plus tard, des effets dévastateurs.
Mais Barbusse, romancier, nous dit : tout le monde n’est pas pareil. De la même manière que les combattants parlent comme ils parlaient chez eux, tous différents bien qu’unis dans la même armée, le terrain qui échappe aux combats voit aussi les réactions les plus dissemblables.
Et, cela, le politique ne le dira jamais. Ou si rarement… Tu as déjà dû te faire ce genre de réflexion au détour d'un livre qui colore l'actualité, chère cousine, que j'embrasse.

Ton cousin.


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