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jeudi 27 octobre 2016

La mort de Georges Thinès

Georges Thinès, scientifique autant qu'écrivain, mais authentique écrivain, avait 93 ans. Nous avions eu l'occasion de travailler ensemble, il y a longtemps, sur l'édition d'un de ses livres et cela avait été un bonheur. Sait-on que ce Belge a traduit les Poèmes anglais de Pessoa, disponibles en poche dans la collection Points?
Un bref éclairage sur deux de ses ouvrages, ceux à propos desquels je retrouve les articles que je leur avais consacrés.

Prix Rossel en 1973 pour ce roman, Georges Thinès est un écrivain peu banal. Comme écrivain, déjà, puisqu'il touche à tous les genres littéraires, de la poésie à l'essai en passant par le roman, bien sûr - Le tramway des officiers en est un - mais aussi par le théâtre. Mais il est aussi un scientifique de haut vol, qui a reçu le prix Francqui en 1971. Et il faudrait peut-être parler aussi de ses activités musicales pour comprendre comment cet homme est à la fois multiple et cependant profondément cohérent dans tout ce qu'il fait.
Au fond, c'est un regard de philosophe qu'il jette sur le monde, même quand il le traduit dans un livre comme celui-ci, en événements concrets situés dans un contexte précis: l'occupation allemande en 1940. Les personnages ont de la consistance, et le hasard qui les réunit chaque jour dans le même tramway permet d'interpréter non seulement leurs attitudes mais aussi tout un système totalitaire et, au-delà, la manière dont fonctionne l'humanité.

Roman ambitieux par conséquent, mais aussi très accessible, Le tramway des officiers est un assez bon condensé des questions qui préoccupent en permanence Georges Thinès.

Les Cités interdites, de Georges Thinès, est un recueil de poèmes qui se déploie en quatre mouvements terminés par «La Statue du lecteur»: «Langue inconnue, la seule du monde qu'écrit le lecteur dès qu'il jette un regard sur la page.» La place de cette dernière partie ne relève évidemment pas du hasard: Georges Thinès n'écrit pas seul, il cherche à entrer en communion avec celui qui le lit, à lui communiquer son insatiable appétit du monde. Car Les Cités interdites embrasse tous les lieux et toutes les époques, mêle les mythes au temps présent, touche à l'épopée et à la méditation... Livre total, ce recueil rejoint tous les autres ouvrages de son auteur - et l'on sait qu'il a touché à tous les genres ainsi qu'à des domaines très variés - en y ajoutant le sens musical qui fait de Georges Thinès non pas un touche-à-tout, fût-ce de génie, mais un humaniste de notre époque, espèce en voie de disparition dont il perpétue la saine tradition.
Rien de moins traditionnel cependant que son approche du monde et de la vie. De petits détails s'insèrent entre deux réflexions,- et tout cela navigue de conserve, avec un bel aplomb, sur les océans de la connaissance. C'est que les racines des poèmes plongent loin dans l'histoire de l'humanité et s'élèvent jusqu'aux rives de la philosophie. Malgré ce foisonnement de thèmes qui empêche, dans un premier temps, de saisir l'unité fondamentale de ce livre - qu'il faudra reprendre, et reprendre encore, pour en extraire tout le suc -, le nouvel ouvrage de Georges Thinès est plus lumineux qu'obscur. Il s'en dégage une sorte de confiance dans l'homme qui doit être un autre point commun entre les trois poètes rassemblés ici. Même si leurs voix sont différentes, ils se rejoignent dans une même fraternité d'humains.

dimanche 28 février 2016

La mort de Liliane Wouters

Un livre de Liliane Wouters, Trois visages de l'écrit, paraît dans quelques jours. Elle en a vu un exemplaire imprimé avant de disparaître à 86 ans - je dois l'information à Tanguy Habrand, pour la collection Espace Nord où sort ce volume.
Liliane Wouters était une grande dame tout court, et donc aussi des lettres belges. Rendue célèbre par une pièce de théâtre aussi pertinente que drôle, La salle des profs, elle était avant tout poète (je crois me souvenir qu'elle m'avait dit un jour ne pas aimer le mot "poétesse") et, à ce titre, avait reçu de nombreux prix littéraires, dont le Prix Goncourt de la poésie et le Prix Apollinaire.
On gardera néanmoins à l'esprit tous ses talents d'écriture, sans oublier ses travaux d'anthologiste. Pour ne rien en oublier, voici donc deux articles parus il y a longtemps déjà, en 1991 pour le poème et le théâtre, l'année suivante pour une grande anthologie établie avec Alain Bosquet.

Journal du scribe et Le jour du narval (Les Éperonniers, 1991)

Plutôt poète ou plutôt dramaturge ? Liliane Wouters ne se pose apparemment guère la question puisqu’elle poursuit ses travaux d’écriture dans les deux registres.
Journal du scribe avait déjà fait l’objet, en 1986, d’une édition à tirage limité. Elle a, depuis, complété son texte dont la version définitive vient donc de paraître. Elle y développe une voix d’écrivain porteuse de toutes les voix d’écrivains. Le scribe représente, dans ce journal poétique, la pérennité de l’écriture :

Je viens d’avant le souffle
du commencement.
Je n’aurai pas de fin.
Je, c’est-à-dire le
principe qui m’anime
et qui poursuivra son
voyage en me quittant.

La trace du calame sur les tablettes vient de loin. Il faut, pour lui rendre sa netteté, que des poètes comme Liliane Wouters entretiennent, de l’intérieur, le feu de la découverte de soi. Ici, le discours est clair, il ne souffre aucune ambiguïté. Ce texte est de ceux qu’on porte en soi comme un viatique, parce qu’il éclaire la voie à suivre. Elle n’est pas la même pour chacun, mais les différentes clefs d’interprétation du mystère de la création sont maintenant en notre possession.
C’est d’un autre mystère que nous entretient Le jour du narval : le pouvoir. La présence floue d’un animal mythique croisant dans les eaux proches d’une capitale annonce un malheur dans la famille royale. Et pourtant, en apparence, le malheur a déjà eu lieu puisque le frère du roi est mort au combat. Mais sa disparition est plus trouble qu’il y semblait, et il reste à comprendre ce qui s’est passé, en même temps que ce qui se passera quand tout le monde aura compris. Cette pièce est une fable. Sa lecture est, elle aussi, une expérience initiatique. On verra, à partir de mardi, comment son sens s’en dégage sur scène.
Toujours est-il que la publication simultanée d’un ouvrage poétique et d’une pièce de théâtre, qui en outre est montée, permet à Liliane Wouters elle-même de mesurer les différences entre les deux genres.
— Je suis un peu déconcertée. Je me suis dit qu’après tout, il y avait quand même un lien, mais je ne l’ai pas trouvé à première vue. Il y a chez moi une profonde différence entre les deux registres.
— D’où naît une pièce et d’où naît un poème ?
— C’est toujours une nécessité, évidemment. Il y a quelque chose de commun : on peut les porter en soi pendant des années. J’ai pensé pour la première fois il y a trente ans au thème du Jour du narval et j’ai aussi porté longtemps celui du Journal du scribe. Mais je n’y ai jamais pensé, c’est une somme de réflexions qui, un jour, ont abouti sous cette forme-là. Les deux correspondent à une très lente gestation, mais le poème s’élabore plus inconsciemment. Pour le théâtre, de temps en temps on voit surgir les personnages devant soi, on entend les répliques, on se dit qu’on va s’y mettre un jour. Et quand on s’assied devant sa table de travail, on sait à peu près où on va. Dans le poème, on ne le sait jamais…
— Le poème naîtrait-il davantage de l’écriture elle-même ?
— Peut-être. Mais le théâtre s’adresse quand même à un public. Donc on essaie de faire passer une communication. On pense toujours à l’autre en écrivant du théâtre, ou à l’effet produit sur une scène, tandis que dans un poème on ne pense pas du tout à cela. On pense simplement à écrire.
— Journal du scribe est en outre un poème sur l’écriture qui traverse le temps et qui se révèle plus forte que tout. Est-ce quelque chose que vous portez profondément en vous ?
— Je crois que, de tout ce que j’ai écrit, c’est ce que je voulais le plus dire. Je l’ai ressenti comme quelque chose, non seulement de littéraire, mais aussi d’extra-littéraire. Je me rendais compte que je travaillais ça comme un poème, bien sûr, d’ailleurs cela a été très très vite, j’en ai écrit la plus grande partie en moins d’une semaine, mais pour moi cela avait une importance autre. C’était comme le résultat d’une expérience de vie ou d’un voyage initiatique.
— Est-il possible de travailler en même temps à un recueil de poème et à une pièce de théâtre ?
— J’ai déjà essayé de mener les deux de front, mais quand je travaille à une pièce ou à un scénario, puisque j’écris aussi des scénarios maintenant, je ne parviens pas à poursuivre le poème. Je dois être dedans.
— Le théâtre pose des problèmes techniques qui n’existent pas dans la poésie. Après les pièces que vous avez déjà écrites et qui ont été montées, avez-vous eu le sentiment d’apprendre mieux la manière de résoudre ces problèmes ?
— Oui. Mais je ne le ressens souvent qu’au moment où je travaille avec le metteur en scène. J’aime bien travailler la pièce, dans son dernier stade, avec le metteur en scène lui-même. On pourrait toujours remanier une pièce. Pas les répliques, mais la succession des scènes, ou la situation en fonction des contraintes théâtrales. Ici, j’ai surtout resserré mon manuscrit, davantage encore dans le livre qu’à la scène.
— L’expérience avec différents metteurs en scène vous a-t-elle montré qu’il y avait plusieurs manières d’aborder le travail sur une pièce ?
— Oui. Certains travaillent davantage sur leurs fantasmes, d’autres davantage sur la précision.
— Quel type de metteur en scène est Bernard Damien ?
Je pense qu’il a un monde fantasmatique assez important, et je l’ai laissé libre de le développer. Je laisse toujours les metteurs en scène libres, d’ailleurs, pour une raison bien simple : quand j’ai écrit la pièce, elle est sortie de moi, c’est fini, il peut y avoir dix versions différentes, je ne serai peut-être pas d’accord avec l’une ou avec l’autre, avec toutes ou avec aucune, mais j’ai l’habitude de les laisser faire…

La poésie francophone de Belgique (1985-1992)

D’une anthologie, on peut tout dire. Parce qu’il est impossible, comme lecteur, d’être complètement du même avis que l’auteur – ici, les auteurs – de volumes qui, d’une certaine manière, réduisent un domaine à leurs propres choix quand on voudrait tant faire connaître d’autres textes, d’autres noms. Mais quand les concepteurs d’un ensemble comme celui-ci en viennent, dix ans après avoir débuté leur travail, à son terme, le moins qu’on puisse faire est d’en mesurer la portée.
Il faut le dire d’emblée, avant d’en venir au détail : c’est formidable ! Les deux volumes qui paraissent maintenant, et qui regroupent les poètes nés entre 1903 et 1962, sont de merveilleuses ouvertures vers des œuvres dont certaines, sans doute, sont très connues, mais dont d’autres gagnent à être revisitées avec le regard contemporain qui est celui de Liliane Wouters et d’Alain Bosquet. Sur la personnalité des deux auteurs de cette anthologie, il y aurait sans doute un avis à donner – certains, d’ailleurs, parmi les poètes qui s’estimaient mal traités, ne manquaient pas de le faire, en privé. Mais on ne peut leur reprocher d’avoir eu cette volonté de mener jusqu’à son terme une entreprise difficile, voire même suicidaire – Liliane Wouters nous a dit plusieurs fois, avant la publication de ces deux derniers volumes : Je prépare mon gilet pare-balles. Et si d’autres, à leur place, auraient été capables de le faire, pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? De toute manière, comme les deux compilateurs le disent humblement dans les préfaces des troisième et quatrième tomes, ils n’ont fait qu’un choix provisoire. L’épreuve du temps n’est pas encore venue sanctionner les goûts ni les enthousiasmes, écrivent-ils à propos des poètes nés entre 1903 et 1926. Le tome quatre, nous le voulons ainsi, est par nature expérimental, ajoutent-ils pour les plus jeunes.
Tout est d’ailleurs en nuances dans ces deux volumes, et tant pis pour ceux qui mesurent l’importance relative des poètes au nombre de pages qu’on leur accorde. Il faut lire aussi les notices, brèves mais très pertinentes, et pleines de formules qui touchent juste – encore une fois, même si on ne partage pas complètement l’avis des auteurs –, pour mesurer la lucidité avec laquelle Liliane Wouters et Alain Bosquet ont lu et relu les recueils, parfois peu connus, où ils ont choisi les textes repris dans leur anthologie.
Le plus excitant, dans des ouvrages de cette nature, tient dans les découvertes et les redécouvertes. Qui pourrait parler avec pertinence d’Alexis Curvers comme poète, de Marcel La Haye, d’André Allard l’Olivier, de Franz Moreau, d’Emmanuel Harou, de Valère Coopmans, de Michel Lambiotte, de Fernand Imhauser, de Marianne Van Hirtum, de Paul De Troy ? Les voici présents parmi leurs pairs avec, de la part des anthologistes, une volonté clairement affirmée de remettre les pendules à l’heure, dussent ces pendules n’être en concordance avec la sensibilité des lecteurs que le temps d’un tour d’horloge.
Découvertes et redécouvertes (pensons à des poètes qui se sont, d’une manière ou d’une autre, absentés de l’actualité, comme Françoise Delcarte ou Jean Tordeur) vont de pair avec un certain recul devant des auteurs qui ne peuvent être ignorés mais qui irritent visiblement le couple Wouters-Bosquet. C’est un auteur qui se relit assez mal, un autre qui, parfois, consent à émerger de la gangue de ses illuminations feutrées, un troisième qui a publié un nombre excessif de textes, un autre encore chez qui des négligences, des hâtes, des répétitions atténuent des beautés réelles et, enfin, pour en finir avec des citations qu’on pourrait multiplier, celui pour qui l’exercice de protestation n’est pas toujours à l’abri de la complaisance.
De complaisance, ces quelques éclats le montrent à suffisance, on n’en trouve guère dans La Poésie francophone de Belgique. Au contraire : Liliane Wouters et Alain Bosquet manient avec un savant équilibre le bâton et l’encensoir, n’abusant ni de l’un ni de l’autre, accomplissant un travail considérable pour retenir, même chez des poètes dont une lecture rapide pourrait faire croire qu’ils ne méritent pas d’être retenus dans ce type d’ouvrage, le meilleur, ce qui peut toucher, dégageant parfois d’une gangue trop lourde la colonne vertébrale qui tient debout une voix presque étouffée sous les pages superfétatoires.
Liliane Wouters et Alain Bosquet ne se sont – cela paraît naturel mais combien d’autres auraient trouvé le choix inverse tout aussi naturel ? – pas cités dans leurs anthologies. N’oublions cependant pas qu’ils sont poètes eux aussi, et c’est sans doute d’ailleurs à l’aune de leur sensibilité qu’il faut lire et écouter ce choix, partial, partiel, mais surtout curieux de noms mal connus, méconnus, et qui méritent mieux que l’ignorance dans laquelle la paresse les retient.
Il y aurait, bien sûr, d’autres remarques à faire. Positives ou négatives. Qu’importe ! Ces livres existent, même sans la caution de l’Académie qui les publie – le « prière d’insérer » fait observer, finement, presque avec perversité, que les volumes relèvent uniquement de la responsabilité des deux auteurs, mais n’oublie pas de signaler qu’ils sont devenus entre-temps membres de cette institution. Ils sont une invitation à lire davantage, à aller plus loin, voire même à susciter la discussion. Tant mieux !

samedi 28 mars 2015

Tomas Tranströmer, la mort d'un poète

Un poète, le premier à recevoir le Prix Nobel de littérature depuis Wislawa Szymborska, quatorze ans plus tôt. Et un Suédois, ce qui n’était pas arrivé depuis le partage de 1974 entre Eyvind Johnson et Harry Martinson. Tomas Tranströmer, né en 1931 à Stockholm, et dont on vient d'apprendre la mort, fut donc le lauréat 2011 du prix Nobel de littérature car, selon les termes du communiqué officiel, « par des images denses, limpides, il nous donne un nouvel accès au réel. »
Son œuvre, traduite dans le monde entier, est une de celles qui inspirent les autres poètes. Joseph Brodsky, autre lauréat du Nobel, a reconnu avoir « volé plus d’une métaphore » à Tomas Tranströmer. Les lecteurs francophones, ce n’est pas toujours le cas, ont accès à ses ouvrages, grâce à Jacques Outin qui l’a traduit et fait connaître. D’abord par une anthologie puis par des œuvres complètes. Les deux livres, publiés en 1989 au Castor Astral et en 2004 dans la collection de poche Poésie/Gallimard, portent le même titre : Baltiques.
Dans un recueil de proses poétiques à forte connotation autobiographique, Les souvenirs m’observent (Castor Astral, 2004), Tranströmer aide à comprendre sa démarche : « Ma vie. Quand je pense à ces mots, je vois devant moi un rayon de lumière. Et, à y regarder de plus près, je remarque que cette lumière a la forme d’une comète et que celle-ci est pourvue d’une tête et d’une queue. Son extrémité la plus lumineuse, celle de la tête, est celle de l’enfance et des années de formation. Le noyau, donc sa partie la plus concentrée, correspond à la prime enfance, où sont définies les caractéristiques les plus marquantes de l’existence. J’essaie de me souvenir, j’essaie d’aller jusque-là. Mais il est difficile de se déplacer dans cette zone compacte : cela semble même périlleux et me donne l’impression d’approcher de la mort. Plus loin, à l’arrière, la comète se dissout dans sa partie la plus longue. Elle se dissémine, sans toutefois cesser de s’élargir. Je suis maintenant très loin dans la queue de la comète : j’ai soixante ans au moment où j’écris ces lignes. »
Deux faits, bien qu’ils ne soient pas essentiels : il a été psychologue jusqu’en 1990, quand il fut victime d’une attaque cérébrale. Depuis, il était hémiplégique. Et une confidence de son traducteur : son goût pour la littérature ne lui est venu qu’à l’âge de seize ans, en même temps qu’il commençait à s’intéresser à d’autres arts. La musique, notamment, très présente dans son œuvre. Auparavant, les sciences naturelles, l’histoire et la géographie avaient suscité son intérêt. Si bien que, transposant ses passions d’adolescents dans sa poésie d’adulte, Tranströmer en est venu à utiliser les mots au plus près du concret, proche parfois des haïkus dont il a adopté la forme dans La grande énigme (Castor Astral, 2004).
On trouve dans Baltique, sous des aspects différents, des vers aussi forgés de matière et de rêve que le sont ceux du haïku : « Je suis sur la montagne et contemple la baie. / Les bateaux reposent à la surface de l’été. » Ou : « A deux heures du matin : clair de lune. Le train s’est arrêté / au milieu de la plaine. Au loin, les points de lumière d’une ville / qui scintillent froidement aux confins du regard. »
Il y a quelque chose de glissant et de prégnant dans la poésie de Tomas Tranströmer. Les images défilent et se fixent, les lieux s’imposent, habités à la fois par l’homme et par une voix puissante.

mardi 28 octobre 2014

La mort de Daniel Boulanger, écrivain polymorphe

C'est par Marie Dabadie, sans qui l'académie Goncourt serait une belle bande d'écrivains désorganisés, que j'apprends la mort, hier, de Daniel Boulanger, qui fut membre de cette honorable compagnie pendant 25 ans. Né en 1922, il a été un auteur prolifique, surtout connu pour ses nouvelles bien qu'il n'ait jamais négligé la poésie, le roman et le théâtre. Son visage et sa silhouette sont connus des cinéphiles, car il a fait quelques apparitions remarquées à l'écran, sous la direction de Godard, Truffaut, Chabrol ou Lelouch (entre autres). Son travail de dialoguiste et de scénariste a aussi marqué quelques films.
Son apparente facilité m'a toujours épaté. Mais je suis comme tout le monde, je n'ai pas lu l'intégralité de son oeuvre. Il était difficile à suivre, publiant en outre souvent ses livres par paires. Retour sur quatre moments où mes lectures ont convergé avec ses ouvrages, en commençant par une rencontre de 1993.


Daniel Boulanger est une des « têtes » de la littérature française d’aujourd’hui. Et pour cause ! Non content d’arborer un visage et un crâne reconnaissables entre tous, il les a traînés dans quelques films qui l’ont fixé dans les mémoires des spectateurs les plus distraits. Mais, ce qui passionne le plus cet académicien Goncourt, c’est l’écriture qu’il pratique sous toutes les formes adaptées à son imagination fertile : la nouvelle, dont il est un maître, le roman, le théâtre et la poésie. La publication simultanée d’un roman et d’un recueil de « retouches » valait bien un regard plus large sur son abondante production.
Savez-vous combien de livres vous avez publiés ?
Ça doit faire une quarantaine, non? Peut-être pas…
En tout cas, vous en êtes à deux chaque année, maintenant !
Oui, mais ce sont des choses tout à fait différentes. Il y a d’un côté des récits et de l’autre de très courts essais. Ce ne sont même pas des essais : des maximes, des images, une contraction de tout ça.
Pourquoi ne dites-vous pas : poésie ?
Parce que la poésie, pour moi, est une chose mesurée, dans un cadre bien précis. On fait un sonnet, un triolet, tout ce qu’on veut. Parfois, j’ai un ou deux vers, oui, un octosyllabe, un décasyllabe, ce sont des choses qui arrivent, et je les garde parce que ça sonne bien. Mais ce n’est pas mon but.
Certaines de vos retouches ressemblent à des haïkus. Est-ce volontaire ?
Non. Ce sont des raccourcis, dans lesquels je voudrais à la fois mêler la contemplation, la prière, la pensée, l’apophtegme, une morale, une maxime, tout ça sous un titre.
Et puis, vous rangez ces titres dans l’ordre alphabétique, tout simplement…
Oui. Dans ma bibliothèque, mes livres sont aussi rangés par ordre alphabétique. Je trouve cela tellement facile, tellement commode. Je fais quelque chose sur la mélancolie, je mets la lettre « M ». Voilà.
La poésie – appelons ça ainsi, malgré tout – occupe-t-elle une place quotidienne dans votre vie ?
C’est absolument régulier, mais avec des trous. J’y pense tout le temps, mais il y a des jours où ça ne va pas. En ce moment, par exemple, ça ne va pas fort. J’ai du papier sur ma table, la plume, et puis, non, je balance ça à la corbeille, ça ne vaut pas un clou.
Est-ce quelque chose que vous savez tout de suite ?
Oui. Et il y en a dont on sait tout de suite que ça aura lieu, que ça existera, même si on l’a raté, parce qu’il manque très peu de chose, alors je cherche et ça finit par venir. Mais si, au départ, je me sens mal à l’aise, si c’est quelconque, alors: corbeille! On passe à autre chose.
Avez-vous certaines heures pour faire ça ?
Je suis un type du matin, je l’ai toujours été. Mais, avec l’âge, ce n’est plus du tout cinq heures et demie, ce serait plutôt huit heures, maintenant.
Parce que c’était cinq heures et demie ?
Oui, depuis ma tendre jeunesse, parce qu’au séminaire – au petit séminaire, de la sixième à la première –, le réveil était à cinq heures et demie. C’est une très bonne habitude, que j’ai gardée.
Cette formation vous a-t-elle marqué positivement ou négativement ?
Je ne sais pas. Si c’est négatif, c’est que je ne le mérite pas. Quand une chose est négative dans votre vie, faites attention à ce que ce ne soit pas de votre faute ! Finalement, c’est positif, tout ça, même si je ne crois plus depuis longtemps, si je ne pratique plus depuis encore plus longtemps. Mais c’est positif. Je regrette même de ne pas avoir inculqué ça à mes enfants, le lever très tôt. Peut-être ai-je eu tort, je n’en sais rien. Mais ce n’est plus comme ça, maintenant, dans ma famille.
Nous parlions des retouches. Il s’agit d’un travail court, ce qui correspond bien à votre manière de faire puisque vous êtes nouvelliste. Écrivez-vous rapidement une nouvelle, ou bien est-ce qu’au contraire c’est long ?
Il me manque le temps pour faire court ! Mes manuscrits sont raturés, gribouillés. Il y a trois, quatre, cinq lignes tout à coup qui viennent bien. Mais, en gros, c’est très raturé.
Quand vous commencez une nouvelle, à quel moment la terminez-vous ?
Le plus tôt possible. Quand c’est commencé, j’aime bien finir. Il n’y a pas vraiment de loi mais, une nouvelle commencée, je la finis avant de passer à autre chose. Rien n’existe à côté. Quand j’écrivais un scénario ou des dialogues de film, je ne faisais non plus rien d’autre. Et les retouches – j’aimerais tellement imposer ce nom-là, ça fait un bel ensemble, maintenant ! –, ce n’est pas du tout quelque chose que je fais entre deux nouvelles ou un soir… Il m’est arrivé d’en écrire dans les trains, en revanche. Il m’arrive aussi de lire dans un train. Non, je fais une chose, et pas deux. Voilà.
À propos de scénarios et de dialogues, le cinéma vous a aussi beaucoup requis. Est-il toujours aussi présent dans votre travail ?
Il y a quinze ans que je n’ai plus fait de films, alors que j’ai travaillé sur plus de cent films. On m’en a proposé un, ce n’est pas vieux, il y a quarante-huit heures. Mais je ne sais pas, j’achève le livre. Je ne l’ai pas terminé dans la nuit, c’est un mauvais signe…
Pourquoi quinze ans sans films? 
Je n’ai pas été bien. Vous me direz : ça ne vous a pas empêché de faire des livres. Je voulais faire des livres, et je le veux toujours. J’en cherche un pour l’an prochain, j’ai deux ou trois idées, deux ou trois pistes. Et si je me décidais, disons après-demain, je ne ferais pas de film.
Les livres passent-ils donc toujours avant les films ?
Oui, toujours.
Quand même : auriez-vous écrit davantage de livres si vous n’aviez pas travaillé autant pour le cinéma ?
Je ne sais pas. C’est une gymnastique tellement différente et amusante, ça me distrait. En plus, elle vous fait vivre, enfin, moi, elle me fait vivre mieux. Je ne vivrais pas avec les livres.
Et si vous étiez devenu acteur à temps plein ?
Ça, ce sont des camarades qui m’ont demandé de venir jouer. J’aurais pu faire une carrière, mais j’ai passé mon temps à dire non.
Vous connaissez donc, et sous plusieurs angles, le monde de l’édition et celui du cinéma. Y a-t-il des points communs entre eux ?
Non. Pour la nouvelle, la retouche, le roman, je suis seul à ma table, responsable de tout. Tandis qu’un scénario, je l’écris évidemment seul, et puis on me dit : non, là, tu sais, il faudrait faire ceci… Ce n’est jamais un produit fini, même si j’ai eu la chance d’avoir des acteurs et des actrices qui ont dit parfaitement et scrupuleusement des dialogues que j’avais écrits.
Parlons donc du roman, puisque vous en êtes le maître d’œuvre. Dans Ursacq, le livre que vous venez de publier, le personnage principal, Monsieur Louis, vous ressemble au moins par un aspect : il aime soulever les toits des maisons et connaître les histoires des gens. Vous aussi, non ?
Tout à fait. C’est un homme qui a mon âge, exactement (j’ai 71 ans), et dont je raconte toute la vie, avec tout ce qui se passe: comment il a traversé la guerre, comment il vit, quels sont ses amours… Je l’envie assez : il n’a jamais quitté Ursacq, il n’en a jamais éprouvé le besoin. Mais il est à la fois moi et pas moi, parce que je ne lui ressemble en rien. La guerre, il la passe comme je la raconte, tranquillement. Moi pas. Pendant qu’il gardait les vaches et qu’il regardait passer Pierre Laval, moi j’étais en taule à dix-huit ans. Il n’est pas marié, il n’a pas d’enfants. Moi, je me suis marié, j’ai des enfants. Je n’ai jamais eu de maîtresse et je n’ai jamais été client d’un bordel. Finalement, il n’est pas client de bordel, c’est beaucoup mieux que ça : il a des rapports avec une fille publique mais qui est aussi la filleule de la maîtresse de la maison…
Monsieur Louis n’est pas marié, il n’a pas de femme. Mais il est quand même tenté par l’idée de vivre avec Divine, dont il se dit qu’il ne la verrait pas mourir, puisqu’elle est plus jeune que lui. La mort est-elle très présente dans son esprit ?
C’est la base même du livre. Mais c’est d’une cocasserie mélancolique : il voudrait que Divine, puisqu’elle s’appelle comme ça, devienne une œuvre. Alors il lui dit : tu n’as qu’à décrire toutes les passes avec tes clients. C’est plein de moquerie, j’espère que ça se voit. Toute l’astuce était de ne pas tomber dans les travers d’aujourd’hui : on ne lit plus que des choses plutôt sales, et personnellement ça me dégoûte. Ici, c’est suggéré tout à fait innocemment.
Vous avez donc cherché à éviter des scènes « osées » ?
Oui : choisir ce sujet-là et ne jamais en parler, c’était ça mon astuce. Monsieur Louis dit à Divine que ce qu’elle écrit est tellement fort – toutes les fantaisies abominables des hommes, toutes les perversions – qu’il faut aérer, mettre un bouquet là, décrire le bouquet, parce qu’elle aime les fleurs et que Monsieur Louis lui apporte des fleurs. Donc, il y aura des descriptions de bouquets qui feront des transitions entre les passes. Et puis, il dit : mets quelques prières aussi.
C’est le petit séminaire qui revient à la surface ?
Si vous voulez. Mais, bon, on a tous envie de faire une prière de temps en temps, même si on ne sait pas à qui. Le juron est une prière, une prière retournée…
Monsieur Louis avait-il décelé chez Divine, en plus de ce qu’elle avait à raconter, un véritable talent ?
Oui. J’ai souvent été frappé par une espèce de richesse de certains êtres non pas disgraciés mais auxquels on ne prête pas attention. Il suffit de les faire parler et vous vous apercevez que, tiens, celui-là, ou celle-là… Cela m’est arrivé plusieurs fois.
Vous aimez bien faire parler les gens ?
Oui, mais je n’ai aucun mérite. Je prends le train, j’ai un changement, j’ai trois quarts d’heure que je passe au buffet de la gare : s’il y a trois, quatre gars au bar, il y en a deux qui me racontent leur vie. Je ne sais pas pourquoi. Ça a toujours été comme ça. Et hop ! ça y est : des histoires ! Vous piquez, une incidente, là, et ça repart… Formidable !
Vous arrive-t-il d’utiliser ces histoires ?
Je les ai utilisées. Prenons un exemple, si vous voulez. Un jour, je sors dans ma rue, qui est une rue très étroite, de la largeur d’une voiture, la rue du Heaume, et je tombe sur une vieille, avec son cabas noir. Je lui dis : Ah ! c’est lourd, hein? Tout bêtement, c’est idiot. Et je me dis : qu’est-ce que ça sent ? Ça puait. C’était une partie des restes de ses chats qu’elle « dés-enterrait ». Elle m’a expliqué : son petit jardin, au pied des remparts, allait devenir je ne sais quoi, peu importe, elle s’était dit qu’ils n’auraient pas son pommier, ni ses chats. Elle avait huit, dix chats, qu’elle avait enterrés au pied de son pommier, et elle les désenterrait. J’ai su comme ça l’histoire de cette malheureuse, et j’en ai fait une nouvelle. Ça démarre comme ça. Il faut être un peu curieux, bien sûr…
On n’imaginerait pas ce genre d’histoire à Paris, ça ne peut arriver qu’en province, des choses comme ça…
Je vous arrête : j’ai été vingt-cinq ans à Paris, dans une maison, avec deux arbres. Dans ma rue, qui était le prolongement de la Villa d’Alésia, je connaissais toute la vie des gens des immeubles d’en face, et j’en ai tiré deux ou trois nouvelles formidables. Il y avait une femme que je voyais avec ses hauts talons, son manteau assez long avec une petite fourrure au bas, toujours très bien coiffée, un peu espagnole, un peu forte, avec son gros sac, ses grosses lèvres rouges, ses yeux faits… J’ai pensé un moment qu’elle était professeur de piano, mais je n’entendais pas de piano. Et puis, un jour, boulevard des Italiens, je la vois qui fait la retape ! C’était elle, elle allait travailler là-bas et puis elle rentrait chez elle, dans ma petite rue, avec son air de professeur de piano. Vous comprenez, j’ai fait une nouvelle de ça !
Au fond, vous vous intéressez aux gens !
Mais oui ! À quoi voudriez-vous que je m’intéresse ? Je préfère les gens aux chats, aux chiens…
C’est votre secret ?
Oui. Et puis, je me dis toujours : quelle tête est-ce que j’ai pour celui-là ? Pour qui me prend-il ? Qu’est-ce qu’il croit que je fais ? Et, quand j’ai fait quelque chose de pas bien, je me dis : mais qu’est-ce qu’on pense de toi ? Donc, je m’intéresse aux autres…


Mais où va-t-il chercher tout ça ? Daniel Boulanger a écrit un nombre incroyable de nouvelles qui sont autant d’histoires souvent fortes, avec des personnages et des événements propres à marquer les mémoires, et un savoir-faire qui est beaucoup plus qu’une technique : la marque d’un talent dont chacun s’accorde à reconnaître qu’il n’en est guère de cette qualité dans le paysage littéraire français aujourd’hui. Sa réserve de sujets paraît inépuisable et, quand un de ceux-ci se présente à lui avec une richesse de variations thématiques suffisante, il n’hésite pas à en tirer un vrai roman. Caporal supérieur est, après tout, son vingtième roman, ce qui nuance pour le moins son étiquette de nouvelliste. Disons qu’il est un formidable raconteur d’histoires, et qu’on ne se lasse pas de partir en sa compagnie dans l’exploration des petits et grands secrets sur lesquels se construit l’équilibre précaire d’une petite ville de province, comme c’est le cas ici.
Saint-Bastin, sur la côte picarde, n’a rien de très exceptionnel. Un peu plus d’habitants l’été, parce que s’ajoutent, à ceux qui vivent là toute l’année, un certain nombre de vacanciers. Mais, dans le récit qui nous occupe, leur place reste complètement en dehors. Ils sont à peine un élément du décor. En revanche, les habitants de Saint-Bastin forment une communauté dont la mémoire collective est riche en événements plus ou moins reluisants, plus ou moins avouables.
Léa Chambourd a d’étranges lectures. Pensez donc : des vies d’Héliogabale, de Néron, de personnages certes hauts en couleur mais que l’Histoire a marqués du sceau de l’infamie, malgré leur caractère flamboyant. Cette veuve de soixante ans n’a pas l’âge de ses artères. D’ailleurs, plusieurs de ses anciens amants continuent de lui faire une cour assidue dont son orgueil paraît s’accommoder assez bien. Il se dit même, mais c’est une rumeur, et que voulez-vous, dans les petites villes, les rumeurs… il se dit même que la petite Solange, cette paysanne encore mal dégrossie dont les seize ans égaient sa maison cossue, serait bien venue lui apporter un regain d’ardeur avec un genre d’amour plus purement féminin. Mais les mauvaises langues rapportent tant de choses. Et Daniel Boulanger, omniscient, de nous montrer la réalité, plus simple, plus simplement pure…
Pas de quoi s’inquiéter, donc. En revanche, ce qui est inquiétant, c’est la disparition d’un, puis de deux, puis de trois figures locales. La première fois, toutes les hypothèses étaient recevables. Une disparition, cela relève de la fugue aussi bien que du meurtre, et il n’y a guère de raison de privilégier une explication plutôt que l’autre tant que les faits n’auront pas apporté une certitude. Mais deux disparitions, trois… C’est assez pour ouvrir les secrets de Saint-Bastin à un inspecteur de police venu de l’extérieur.
Lamentin n’a pas de véritable méthode, sinon de prendre son temps. Laisser émerger des pans de vérité, comme des cadavres finissent par remonter à la surface. Il plonge dans cet univers opaque sans chercher à en comprendre immédiatement ce qui le structure. Au risque, d’ailleurs, de finir par s’en faire une image qui ne ressemble pas du tout à la réalité. Mais qu’importe, si une logique est respectée, chaque cadavre à sa place, d’un côté les victimes, de l’autre un coupable ?
Daniel Boulanger pratique le récit comme Lamentin mène son enquête : sans avoir l’air de s’y intéresser de trop près. Il a ses personnages, ceux-ci racontent des morceaux d’histoires, et puis on va voir ailleurs, comme dans une digression sans rapport direct avec ce qui précédait. Un amateur paresseux de puzzles placerait ainsi les pièces devant lui, sans trop se préoccuper de leur situation dans l’espace, sans avoir l’air de vouloir reconstituer le résultat auquel il est censé aboutir. Et, à la fin, toutes les pièces sorties, on aurait quand même devant soi l’image complète, par un coup de baguette magique qui s’apparente au génie.
En fait, chaque information est utile, bien sûr, comme chaque pièce du puzzle est nécessaire à son achèvement. Si elle ne nous fait pas directement avancer dans l’explication de ce qui se passe, elle nous introduit dans l’intimité d’un personnage, et c’est en étant plus proche de celui-ci que nous devinons, plutôt que nous comprenons, quelle doit être la vérité. Nous le devinons mieux, en tout cas, que l’inspecteur délégué sur les lieux pour éclaircir l’affaire. Il est vrai que notre guide est le meilleur qui puisse être : c’est lui qui a tout inventé !
Caporal supérieur est un régal, à déguster comme son auteur le fait avec un de ces cigares qu’il affectionne : bouffée après bouffée, en laissant à l’oxygène le temps, entre deux volutes, de raviver le goût.
En même temps, fidèle au genre le plus bref qui soit après l’aphorisme (et dont il doit être, sauf erreur, l’inventeur), Daniel Boulanger donne une nouvelle série de retouches : Sous-main. De petits traits qui éclairent un moment, une idée. Une autre promenade paresseuse à travers le réel transfiguré par l’écrivain. Dont la paresse ressemble décidément beaucoup à un véritable travail de fond !


Daniel Boulanger s’amuse. On le devine, humant le vent, scrutant les portes fermées, devinant à un regard le début d’une histoire – quand ce n’est pas un début et une fin, avec un milieu entre les deux… Et le voilà à sa table, travaillant à une retouche, une nouvelle, un roman ou une pièce de théâtre. Année après année, les livres s’accumulent – plus de soixante aujourd’hui – sans le lasser, puisqu’il trouve toujours de nouveaux fils sur lesquels tirer jusqu’à dévider parfois une pelote entière. Et le lecteur s’amuse avec lui de la manière dont la pelote se défait, surveille les mouvements de chat d’une écriture si souple qu’on croit sans cesse qu’elle va se briser – mais elle rebondit d’un autre côté, et l’esprit la suit avec gourmandise, attrapant des reflets de fausse réalité qui sont authentique fiction…
S’agissant de reflets, Le miroitier, un des deux livres qu’il a publiés au début de l’année, en offre jusqu’à l’éblouissement.
C’est une petite commune qui ne se pousse pas du col : Aussoy-sur-Orbe. Le jour où il en sera question dans une émission radiophonique intellectualisante, Au niveau du suivi, pour en faire un modèle franco-français, les touristes commenceront bien à y débarquer. Mais la marée montante refluera très vite devant l’absence d’intérêt présenté par les lieux comme par les habitants. Jules-Ambroise Niqué, animateur de cette émission, aurait mieux fait, avant de tresser des louanges qu’il devra ensuite ravaler, d’écouter ce qui s’était dit dans un programme certes plus populaire, un jeu radiophonique au cours duquel un couple s’était furieusement moqué de la manière dont la petite ville cultivait sa platitude, avec néanmoins une certaine suffisance, et peut-être même ce qui se fait de mieux en narcissisme.
Du moins le couple déçu (c’est peu dire) par son passage à Aussoy-sur-Orbe a-t-il percé un des secrets les mieux gardés de cette étrange communauté : « Les grigris de cette peuplade sont des morceaux de verre, et nous ne nous avançons pas en précisant qu’elle a un gourou dans la personne d’un miroitier. »
Médard n’est peut-être pas un gourou, mais il a, par l’intermédiaire de son commerce de miroirs mené à sa manière très personnelle, la mainmise sur la plus grande partie de la population. Pas question pour lui de vendre n’importe quoi à n’importe qui. Ses miroirs sont presque des êtres vivants, et les reflets qu’il y voit ont en tout cas le pouvoir de révéler davantage que la réalité elle-même. Pouvoir mystérieux, inquiétant, dont il tâche de faire le meilleur usage possible sans trop intervenir dans les événements qui doivent survenir. Sans toucher non plus aux liens illégitimes qui se sont noués entre des habitants dont aucun ne mériterait d’être dit cocu tant la situation paraît normale aux yeux de tous, et est en tout cas acceptée comme telle. Seul le miroitier lui-même, le jour où il décèle une lueur nouvelle chez sa danseuse de femme, se met à trembler inconsidérément… Grazyna, qui s’est échappée d’une troupe polonaise en tournée et s’est réfugiée dans les bras de Médard, possède pourtant bien des talents, et pas seulement celui de donner ses cours de danse – devant des miroirs, cela va de soi – au risque de détourner la jeunesse de l’église.
Cela, et tout le reste dont il est impossible de rapporter la complexité rendue simple par le génie du romancier, n’est sans doute qu’une rêverie. Mais nous y participons avec ferveur, jouant le jeu que Daniel Boulanger nous propose sans nous l’imposer, jusqu’à miner le terrain des références : le chevalier d’Aiguisy, narrateur du roman, est aussi l’auteur supposé du texte placé en épigraphe de Taciturnes, son dernier volume de « retouches » – dans lequel on trouve pas moins de trois retouches au miroir, dont celle-ci :
« Le jour rêve sur toi
Lac où vit l’ombre des signes »


Il faut saluer comme il se doit le talent du rédacteur qui a mis la dernière main à la quatrième page de couverture du dernier roman de Daniel Boulanger : de ces deux cent cinquante et quelques pages de pétillement ininterrompu, il est parvenu à tirer la substance d’un résumé qui a l’air de raconter une histoire. Ne nous faites pas dire ce que nous n’avons pas écrit : une histoire, il y en a bien une, que l’on peut suivre à peu près comme elle est réduite en quelques lignes dans le prière d’insérer. Sauf qu’il est permis de vagabonder dans ses marges et qu’elle n’est sans doute pas ce qui retient l’attention. À tel point que l’envie vient de commencer par la fin ou presque, un bout de dialogue dans la dernière page :
« — […] Le monde est petit, monsieur…
— … et tourne sur lui-même. C’est le titre et la forme de mon étude, dit le violoniste en ôtant d’un coup de dent le crin qui pendait à son archet. »
On ne fait pas pour autant, dans Les mouches et l’âne, un tour pour rien. Daniel Boulanger, dont l’imagination déverse à flot continu, depuis un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, nouvelles, romans, poèmes (dits : retouches), pièces de théâtre, et encore passe-t-on sur son travail pour le cinéma (quand il ne fait pas l’acteur), Daniel Boulanger donc, reprenons notre souffle, peut tout se permettre. Y compris de commencer un roman par la représentation d’une pièce moins bonne que les siennes, mais où un beau jeune homme frappe un esprit féminin.
« On ne sait pas
toujours qui parle,
mais on parle »
Ce n’est qu’un début. S’il y a un âne, ce serait le président de la République et, autour de lui, les mouches vont et viennent, affairées semble-t-il à montrer qu’elles vivent plutôt qu’à toute autre activité. Pour prouver leur existence, elles s’agitent, discutent, se disputent, philosophent ou croient le faire comme au zinc du bistrot, voire préparent un attentat qui leur donnerait peut-être le statut d’âne, celui qui est au centre, c’est-à-dire nulle part…
Une succession de brefs tableaux souvent dialogués produit l’effet d’accumulation recherché. On ne sait pas toujours qui parle, mais on parle, à la manière du perroquet Fakir, « personnage » dont on évoque ici la mémoire tout en déplorant la pauvreté de son répertoire. Il n’a répété qu’une phrase au long de sa vie : « Je n’ai rien contre, je n’ai rien contre. » Pour utiliser davantage de mots, il est des humains dont le discours, tel qu’il est imaginé par Daniel Boulanger, sonne bien plus creux.
On va donc, dans ce roman qui masque sa structure sous l’abondance des digressions, en écoutant les uns et les autres, futiles qui se donnent de l’importance, et toute la condition humaine, à la fin de ce tour qui, en effet, n’était pas pour rien, s’en trouve mise à nu, impitoyablement.
Plus nus encore sont les poèmes de Daniel Boulanger dont, sauf erreur, Le tremble et l’acacia est le vingtième volume. Le premier, qui reçut en 1970 le prix Max-Jacob, s’intitulait Retouches. Le mot est resté pour désigner des textes brefs, rangés par ordre alphabétique des sujets et qui redessinent, de manière aussi minimaliste que précise, des choses, des moments, des sentiments que l’on croyait avoir vus, vécus, connus cent fois. Les voilà comme neufs sous l’œil du poète.
Deux lignes pour la « Retouche au souvenir » :
« Toujours en plus petit
Dans sa poupée russe »
Trois fois plus, ce qui reste bien peu, pour la « Retouche à la visite », la dernière dans l’ordre alphabétique et donc dans le recueil:
« Dans un dimanche vieux
Face à la porte ouverte
Sur le dallage sans dessin
La chaise vide attend le voyageur
Son chapeau à la main
Dont l’intérieur est aux initiales de Dieu »

Ainsi va Daniel Boulanger, de livre en livre, moins étonné sans doute par le monde qu’il aimerait le faire croire, et beaucoup plus lucide qu’il le montre.

lundi 23 septembre 2013

António Ramos Rosa, Don Quichotte fatigué

Sale temps pour la littérature. Après Alvaro Mutis, dont on apprenait la disparition ce matin, c'est maintenant le poète portugais António Ramos Rosa qu'il convient de saluer, malheureusement, pour les mêmes raisons: il est décédé aujourd'hui à Lisbonne, à l'âge de 88 ans.
Le but de ce blog n'est pas d'aligner des nécrologies. Et je ne suis pas responsable de coïncidences comme celle-ci, qui associe dans la même journée deux grands écrivains - par leur disparition.
Et, après tout, il n'est pas trop tard pour lire un peu de poésie, n'est-ce pas? D'autant que, pour en savoir un peu plus sur António Ramos Rosa, j'ai sous les yeux un article que je lui ai consacré en 1990, quand, à Liège, le Grand Prix des Biennales de Poésie lui a été attribué. Le voici. Depuis, plusieurs livres avaient été traduits en français.

Un an avant Europalia Portugal, le pays de Pessoa a été mis à l'honneur à l'occasion de la dernière journée de la biennale dont le grand prix est allé à António amos Rosa, un poète que Claude Roy, après l'avoir rencontré en 1968 à Lisbonne, décrivait comme un «Don Quichotte fatigué». Un homme qui n'est pas à sa place dans le monde de son temps et dont la voix ne s'élève cependant pas dans la solitude, puisqu'il est considéré, au même titre que Torga, comme un des plus grands poètes portugais d'aujourd'hui.
Il n'était guère de meilleur choix que celui-là pour conclure des journées où il avait été beaucoup question de sacré et d'absolu, puisque António Ramos Rosa écrit notamment, dans Le Dieu nu(l)«C'est à lui, au dieu muet et insignifiant, que j'appartiens. (...) Un mur blanc se dresse entre moi et lui. Et cependant, comment pourrais-je écrire sans lui? Même absent, il est la possibilité de la parole, l'imminence de la rencontre.»
Robert Bréchon, dans un numéro récent du Courrier du Centre international d'études poétiques, attirait même très précisément l'attention sur ce qui pouvait inscrire António Ramos Rosa au cœur même de la réflexion menée à Liège ces derniers jours: «Ramos Rosa est un poète païen, qui chante la terre mère, où tout commence et tout finit. Il veut l'étreindre dans son immanence, dans sa luxuriante nudité. Il chante la plénitude d'être, et il y a dans certains de ses poèmes une sorte de Sacre du printemps ibérique, une liturgie de la vie animale et végétale, corporelle et sensorielle. Mais il est aussi un poète mystique qui, en célébrant la création, veut retrouver l'incréé, en-deçà de l'espace et du temps réels.»
Lauréat, en 1988, du prix Pessoa pour A Livro da Ignorância (Le Livre de l'ignorance, inédit en français comme la plus grande partie de son oeuvre encore bien peu traduite), António Ramos Rosa s'inscrit dans une tradition lusitaniennne dont on peut espérer qu'elle nous sera de plus en plus accessible. «Dans l'intuition lusitanienne,» écrit Pascal Fleury, «l'écriture respire où la mer commence. C'est dans le regard de l'autre qu'on attend la marée haute des mots fugitifs qui nous cachent et nous ressemblent. Ici, l'âme est une cible mouvante évoluant entre le goût d'une apocalypse douce et la respiration qui propose un règne et dessine un espace pluriel.»
Né en 1925, Ramos Rosa publie depuis 1958 et n'a, en réalité, jamais été capable de faire autre chose: aucun métier n'a pu le retenir, sinon celui qu'il exerce à la perfection, la poésie - mais qui ne nourrit évidemment pas son homme - accompagnée d'abondantes lectures qui l'ont amené à faire de nombreuses découvertes, dont Fernand Verhesen, le secrétaire du jury du Grand Prix des Biennales, a profité comme beaucoup d'autres parmi ses amis et correspondants. «Si l'on réussit un jour à recueillir et à publier sa correspondance, elle sera aussi monumentale et aussi riche que celle des plus grands épistoliers, Voltaire, Diderot, Flaubert ou Gide, pour ne parler que des Français», confie Robert Bréchon.
C'est sur ce grand écrivain, célèbre parmi ses confrères mais inconnu du public, que le Grand Prix des Biennales vient de donner un coup de projecteur. Si les lecteurs y sont attentifs, cela n'aura pas été inutile.

On lira, sur le site Carnets de Poésie de Guess Who, quelques extraits de poèmes, à compléter par la belle page que consacre Michel Camus à un écrivain qu'il avait rencontré.

vendredi 30 août 2013

Seamus Heaney, le poète de l'Irlande réinventée

On apprend aujourd'hui la mort de Seamus Heaney, grand poète avant d'être prix Nobel - et après aussi, d'ailleurs. Je n'avais pas lu de traductions récentes, mais j'avais été très impressionné, dans les années 90, par la découverte de son oeuvre, sur laquelle j'avais eu l'occasion d'écrire ceci dans Le Soir, à l'occasion, précisément, du prix Nobel. Depuis 1995 moment où l'article est paru (je ne l'ai pas mis à jour), d'autres livres ont heureusement été traduits...

Né en Irlande du Nord en 1939, Seamus Heaney a participé très tôt à la vie littéraire de son pays en même temps qu'il prenait conscience de la situation politique très particulière où il se trouvait, en tant que catholique. Prenant appui à la fois sur une tradition ancienne et sur la réalité contemporaine, il s'est dessiné un territoire singulier à l'intérieur duquel se déploie une langue à la fois simple et riche, porteuse de sens multiples.
Sa biographie se confond presque avec sa carrière littéraire : des premières publications lorsqu'il était étudiant, puis des recueils immédiatement salués par une critique unanime, Death of a Naturalist (1966), Door into the Dark (1969), North (1972), etc., et parallèlement un parcours universitaire qui l'a mené, en 1989, à la chaire de poésie d'Oxford. Il faut noter aussi qu'il a quitté l'Irlande du Nord en 1972, en raison des troubles politiques, pour s'installer en république d'Irlande - mais il a beaucoup vécu à Londres et aux États-Unis.
L'académie royale suédoise a choisi d'honorer une oeuvre caractérisée par sa beauté lyrique et sa profondeur éthique, qui fait ressortir les miracles du quotidien et le passé vivant, a expliqué le comité du prix.
Seamus Heaney est l'auteur d'une poésie très lisible - mais peu traduite en français, puisque deux ouvrages seulement sont disponibles dans notre langue : Poèmes 1966-1984 (Gallimard, 1988) et Les errances de Sweeney (Le Passeur, 1994). Loin de toutes les expérimentations, il cherche à poser quelques questions fondamentales dont il fait la matière même de ses textes, l'expression la plus fine de ses interrogations puisées dans l'histoire la plus lointaine, mais revivifiée, se confondant avec leur sens.
Levée, montée des sentiments hors de leurs cachettes
Les mots pénètrent presque le sens du toucher
et se dénichent eux-mêmes de leurs sombres clapiers
Perçu comme un écrivain du Nord, il avait l'ambition de devenir un écrivain, tout simplement. Sa réputation toujours plus grande, et qui atteint maintenant les lecteurs les moins sensibles à la poésie, lui a permis d'atteindre ce but.
Poète imprégné d'autres écrivains, de Dante à Joyce, toutes influences qu'il a réussi à intégrer dans une langue propre, Seamus Heaney est aussi un lecteur dont les essais sont devenus rapidement des références dans le genre. Il a aussi publié une pièce de théâtre (The Cure at Troy. A Version of Sophocle's Philoctetes, 1991), revenant ainsi à un de ses premiers centres d'intérêt en littérature.
Mais une ligne de force traverse toute son oeuvre, quel que soit le genre dans lequel il s'exprime : une sorte d'interprétation du présent à travers les grands thèmes de la littérature.
Le sol auquel l'oreille depuis longtemps se colle
Est écorché ou calleux, et ses entrailles
Sondées par un augure impie.
Notre île est pleine de rudes fureurs.

lundi 13 décembre 2010

Le prix Goncourt de la poésie à Guy Goffette

Des prix littéraires, le poète Guy Goffette, né en 1947, en a trop reçu pour en faire tenir la liste sur une carte de visite. En France d’abord avec le prix Guy Lévis-Mano dès 1983, année de son premier recueil marquant, Solo d’ombres. Puis en Belgique, en 1988, le Grand Prix de littérature de la Communauté française, au moment où venait de paraître Éloge pour une cuisine de province. Les deux Académies l’ont primé. Quelques beaux noms d’écrivains, dont ont été baptisées des récompenses, surgissent dans le palmarès: Mallarmé, Maurice Carême, Valery Larbaud, Marcel Pagnol. Quand il est passé à la prose, le Rossel ne l’a pas raté – en 2006, pour Une enfance lingère.
Tout cela est bel et bien mais, se dit-on, ne vaut pas le Goncourt. Sinon que le Goncourt aussi, maintenant, a salué Guy Goffette pour l’ensemble de son œuvre. Il rejoint une de ses compatriotes, Liliane Wouters, ainsi que Claude Roy, Yves Bonnefoy, Andrée Chedid, Philippe Jaccottet…
Il y a une trentaine d’années, du côté d’Arlon, Guy Goffette composait lui-même à la main une revue, Triangle, et des poèmes qu’il aimait, à l’enseigne de L’Apprentypographe. Il était déjà viscéralement attaché aux mots, forgeant des vers comme on grave le marbre: pour toujours, ou au moins au-delà de sa propre durée de vie. L’homme qu’il est porte au naturel le verbe haut, comme une revendication permanente, tandis que la musique de ses poèmes joue souvent de sonorités plus légères.
Guy Goffette ne peut se comprendre que si on le considère dans sa double démarche d’écrivain et de lecteur, à moins qu’il s’agisse d’une démarche unique sous le règne de la langue. Il est devenu rapidement chroniqueur à la NRF et à La Quinzaine littéraire, il est aujourd’hui éditeur chez Gallimard, conséquence logique d’une passion majuscule pour l’écriture des autres aussi. On ne compte plus ses préfaces, il a consacré des livres à Verlaine, Ardennais comme lui, à Auden, à Chavée…
Une sensualité sourde bat dans ses poèmes comme dans sa prose, émotion contagieuse qui fait naître des ondes longuement propagées sur une surface que l’on pensait claire et qui, pourtant, masque à peine de profondes inquiétudes.
C’est ainsi, soir après soir, / Que nous sommes devenus mortels, écrit le poète qui a, pareil aux autres, cru au bonheur, / Comme les gosses battant pavillon / Sur un peu d’eau croupie dans l’arrière-cour.
Bien sûr, il se vendra moins de Goncourt Goffette que de Goncourt Houellebecq. Mais le cœur peut bien pencher du côté du premier.

jeudi 4 mars 2010

L'Espace Poésie à la Foire du Livre de Bruxelles

La Foire du Livre de Bruxelles, ce n'est pas seulement l'écriture d'un roman en direct (je n'ai pas fini de le commenter). Pas seulement non plus des écrivains publiant dans de célèbres maisons d'édition parisiennes. C'est aussi un lieu où découvrir des ouvrages moins faciles à trouver en librairie.
Thierry Leroy est le responsable du stand Espace Poésie, qui occupe quatre-vingt-cinq mètres carrés. Une brochure présente les éditeurs présents, ainsi que leurs activités. Elle est téléchargeable ici.
Une autre, téléchargeable là, présente l'organisation Indications, dont Thierry Leroy est le secrétaire général.
Mais c'est sur la Foire et la poésie que j'ai interrogé Thierry.

Le stand d'Espace Poésie regroupe de multiples éditeurs...

Douze partenaires (Aden, Allia, Les Belles lettres, Le Castor Astral, Chromatika, Le Coudrier, Espace Poésie, Fremok, Impressions Nouvelles, Indications, La Lettre volée, Lettres & Arts) qui représentent une centaine de maisons d'éditions.

La poésie a-t-elle vraiment sa place dans une manifestation commerciale comme la Foire du Livre de Bruxelles?

Oui, c'est un des grands rendez-vous avec le salon du livre de Paris qui permet de toucher le grand public.
Même si c'est un gros effort c'est important, tout comme la présence en librairie via des distributeurs classiques (Les Belles Lettres ou Harmonia Mundi pour la France, La Caravelle pour la Belgique).
Mais pour l'essentiel la diffusion de la poésie se fait surtout via des réseaux parallèles ou spécialisés (les marchés de la poésie, les rencontres, etc.).

Et la poésie sur support électronique, cela veut-il dire quelque chose?

Les supports électroniques et internet servent surtout pour la diffusion des informations. La poésie reste encore fort liée au livre et souvent au beau livre. Mais les blogs et les sites spécialisés accordent tout de même une place à la création.

vendredi 8 mai 2009

Pirotte, l'homme et le poète

Il y a des années que je connais Jean-Claude Pirotte. Et des années que je ne l'ai pas vu.
Dommage.
Mais pas si grave.
J'ai, comme ses autres lecteurs, régulièrement de ses nouvelles. Et les dernières sont particulièrement copieuses. 900 pages de poèmes écrits de 1953 à 2003, un ensemble monumental. Le promenoir magique et autres poèmes est un parcours de longue haleine - et n'est pourtant pas l'intégrale de sa poésie.
Jean-Claude Pirotte a commencé tôt. Mais ses vers d'adolescent sont loin des hésitations habituelles à cet âge. Il a déjà une voix particulière, et il ne va cesser de la faire entendre, de plus en plus claire au fur et à mesure que les années et les doutes s'accumulent.
Est-ce parce qu'il ne se prend pas pour un poète qu'il l'est absolument? L'explication est trop simple. Lisez, vous verrez. J'ouvre le livre au hasard et je vous en offre une page.
demain c'est à nous deux Paris
mais pas Rastignac pour un sou
j'irai voir mon ami Kani
avec qui je fus parfois saoul

nous parlerons peu nous aurons
de longs silences mémorables
dans des bistrots nous rêverons
à des fortunes improbables

vous qui me lirez dans cent ans
(si vous avez le droit de me lire)
songez que mon fantôme a tant
et tant de choses à vous dire

en dépit de sa maladresse
et de son mutisme contraint
cartes postales sans adresse
et toujours le Diable et son train
Voilà une musique comme je les aime, autant que j'aime ce sacré bonhomme auquel Pol Charles consacre un petit essai éclairant. Les légendes de Jean-Claude Pirotte sont une lecture de l'œuvre entre les lignes, lecture augmentée de ce que les textes disent ou non de la biographie. Avec plus ou moins d'authenticité. Mais, quand Pirotte invente, c'est pour mieux éclairer. Et la sincérité est donc toujours totale.
Pol Charles n'a évidemment pas exploré que la poésie. Les récits et les romans sont aussi une nourriture solide pour lecteurs exigeants. On retrouvera donc ici l'écrivain qui fut avocat florissant avant de partir en cavale comme un voyou qu'il n'est pas - qu'il est un peu, mais alors c'est un voyou magnifique et flamboyant, à retrouver toutes affaires cessantes.