À lire Un mal sans remède, l’unique roman d’Antonio Caballero, traduit en français vingt-cinq ans après sa première publication, la Colombie semble être le pays comptant le plus de poètes au kilomètre carré. C’est un peu énervant pour le personnage principal, Ignacio Escobar. Il a une haute idée de la poésie et méprise les vers que lui lancent, pendant plus de six cent soixante pages, la plupart de ceux qu’il rencontre. Pour être complet, il faut dire qu’il méprise aussi ses propres vers. Il a trente et un ans, trop tard pour devenir le génie qu’il espérait être. D’ailleurs, à cet âge-là, Rimbaud était mort.
Non: en vérifiant dans une encyclopédie, Ignacio constate que Rimbaud est mort à trente-sept ans. Mais qu’est-ce que ça change à son état d’esprit? Ignacio ne sait faire que paresser, aligner des mots creux, fumer de l’herbe, boire, coucher à gauche et à droite, taper sa mère quand il n’a plus d’argent. Quant à écrire un grand poème, ce n’est qu’une inaccessible ambition.
Quoique. Page 538, sur un cahier de comptes fourni par la bonne des voisins, avec un bout de crayon de plus en plus court, il se lance et obtient, pour la première fois, un résultat qui lui paraît digne de son exigence. Il restera à confronter son texte à des lecteurs, ou au moins à des auditeurs, pour constater que, décidément, la poésie, si elle est une autre drogue qui circule d’abondance à Bogota, n’est pas digne d’être reçue par tous.
L’argument est mince. Le romancier nous expliquait d’ailleurs qu’il y voyait le sujet d’une nouvelle. Malgré le volume, il ne donne pourtant jamais l’impression de tirer à la ligne. Ignacio, dès qu’il met le nez dehors, s’engage dans une série d’aventures dont la fin semble aussi lointaine que l’horizon. La boisson aidant, l’inspiration poétique se transforme en inclination amoureuse et en violence homicide. Ignacio file un mauvais coton, et le dire n’est rien. Il n’est en effet qu’au début d’une longue plongée vers le néant qui pourrait être, s’il l’acceptait, une sorte de philosophie: se détacher du matériel pour accéder à un autre niveau de connaissance, voire même à une véritable puissance poétique.
Son appartement vidé, le ventre creux, retranché du monde – et rattrapé par lui tout à coup –, Ignacio Escobar devient un héros négatif, duquel il émane une lumière sombre posée sur le monde qui l’entoure, comme un jugement en attente. Personne ne voudrait être à sa place. Mais on l’accompagne volontiers, en s’imaginant qu’il sera moins seul et que la fin de son parcours sera plus légère.
Cela sent la catastrophe. Comment en irait-il autrement pour un homme qui s’est coupé lui-même du milieu dans lequel il a grandi? Sa mère l’observe avec condescendance. Les autres commencent à le craindre. Le lecteur craint surtout pour Ignacio lui-même, dont le comportement suicidaire ne peut conduire qu’à la destruction.
On se consolera en gardant au fond des yeux, comme une image précieuse, la silhouette d’Angela, presque aussi inaccessible que la poésie. Et aussi proche.
Entretien (par téléphone)
Allez-vous bien, Antonio Caballero? L’état de votre personnage principal qui, lui, ne va pas très bien, oblige presque à poser la question.
Je vais bien, oui. En réalité, j’allais encore mieux pendant que j’écrivais ce livre.
On dit que vous avez mis longtemps à l’écrire…
Oui, j’y ai passé douze ans. Mais je n’ai pas écrit tout le temps, j’ai parfois laissé reposer le texte pendant des mois.
Et vous en parlez encore vingt-cinq ans après sa publication. N’est-ce pas très loin de vous?
J’ai eu l’occasion de m’en rapprocher plus récemment, parce que j’ai travaillé avec le traducteur de la version française. Donc, je n’en suis pas si éloigné.
Ce roman est plein de poésie. En avez-vous écrit?
Quand j’étais très jeune, mais je ne l’ai jamais publiée. Je ne prenais pas vraiment la poésie au sérieux. Au contraire des conquérants espagnols ou de certains de nos présidents, qui étaient poètes, obsédés par les mots. Moi aussi, en fait…
Votre personnage, en tout cas, se veut poète. L’est-il à vos yeux?
En fait, il n’ose pas. C’est un velléitaire, comme le lui dit d’ailleurs un autre poète. Il ne se lance vraiment dans la poésie qu’au moment où il se sent abandonné par tout le monde. Il n’a plus rien à perdre. Et il tente alors de confronter sa poésie au réel. C’est une catastrophe, puisque les autres le comprennent d’une manière différente. Je pense assez que le malentendu est quelque chose d’omniprésent dans les relations humaines. Au point de départ, je voulais écrire sur la difficulté d’écrire un poème, écrire sur la difficulté d’écrire. J’imaginais en faire une nouvelle, sans psychologie. Vous voyez ce que c’est devenu!
Cet homme n’est en tout cas pas sauvé par la poésie. Ni par les femmes. Celles-ci semblent plus proches de le sauver, malgré tout...
Il n’y a que les femmes qui pourraient le sauver. Mais ce sont elles qui le laissent tomber. Comme beaucoup d’entre nous, il préférerait évidemment qu’on l’aime.
N’avez-vous jamais eu envie d’écrire un autre roman?
Je ne crois pas que j’ai quelque chose d’autre à dire. Mais l’écriture ne me manque pas: j’écris tout le temps, puisque c’est mon métier. J’ai publié d’autres livres, très différents. L’un d’entre eux a un rapport avec le roman. C’est un livre continu sur la tauromachie, dans lequel je parle des gens et qui est aussi, d’une certaine manière, une réflexion sur l’art. Une réflexion sur les relations entre les personnes et l’art.
La tauromachie est donc un art?
Je connaissais les taureaux, comme tous les Colombiens. Mais il m’a fallu du temps pour comprendre à quel point la tauromachie est proche de la perfection.
D’où la fin du roman?
Je ne savais pas comment cela devait finir. Parfois, dans un roman, il vous manque quelque chose, comme un peintre qui trouve qu’il manque un peu de rouge sur sa toile. J’imagine que chaque romancier écrit d’une façon différente des autres, en fonction des besoins de ses livres. Mais, ici, la scène de tauromachie – la tache rouge qui me manquait – m’a fourni une sortie.
Vous avez vécu longtemps en exil. Comment l’avez-vous ressenti?
Je ne me suis jamais senti exilé, en réalité. J’ai vécu en France, en Espagne, en Angleterre, en Italie, un peu par hasard. Evidemment, il m’est arrivé de devoir quitter la Colombie à cause de menaces, parce que j’étais journaliste politique. Mais, depuis cinq ans, je suis installé à Bogota. Et, même pendant les quinze ans que j’ai passé à Madrid, je n’ai jamais eu le sentiment d’un manque.
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