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dimanche 15 septembre 2019

La guerre des sexes selon Philippe Djian

Entrer dans le roman de Philippe Djian, A l’aube, c’est accepter par avance le piège qu’il nous tend. Pas de quoi surprendre ses lecteurs habituels, plus désireux de se laisser prendre au jeu que de deviner les mécanismes du récit avant les personnages eux-mêmes. Joan n’y met pas trop de temps. Aux environs de la page 35 (l’imprécision vient d’une lecture en version numérique), il en reste plus de 150, alors qu’elle roule sous le soleil, « surtout, surtout, elle était satisfaite, elle commençait à y voir plus clair, c’était comme les pièces d’un puzzle qui s’assemblait. » A ce moment, il nous en manque encore trop pour envisager une vue d’ensemble…
Au point où nous en sommes de la satisfaction de Joan, nous l’avons vue inquiète de voir passer une ombre derrière la fenêtre et le dire à Marlon, son frère – ils ont perdu récemment leurs parents, dont ils occupent la maison. Nous savons aussi qu’elle travaille avec Dora dans une boutique où se vendent des vêtements de seconde main et des breloques. Et c’est Dora qui, au téléphone, a passé Howard à Joan. Pour faire plus ample connaissance, ces derniers baisent, mais il faut payer, ce qui renseigne sur les activités parallèles de Joan. On a fait connaissance avec John, le shérif adjoint, inquiet à son tour – de voir Howard, qui n’a pas laissé que de bons souvenirs, traîner dans le coin, autour de Joan et Marlon, autour de la maison des parents surtout. Car Howard était l’amant de la mère de Joan et pense que son père a caché de l’argent quelque part…
Tout cela ne dit pas vers quoi court le roman – vers un drame, probablement, car on connaît le goût de l’auteur pour les fins abruptes et celle-ci ne décevra pas.
Ce qui se met en place, ce sont les relations entre une femme – et quelques autres, car Joan n’est pas la seule – et les hommes. Joan est donc une femme vénale et elle connaît surtout, du sexe opposé, les désirs brutaux, de rares moments de douceur, des abandons qui ressemblent à des vomissements davantage qu’à de la jouissance. Sa clientèle est variée, pas toujours choisie.
Howard est d’une espèce singulière. Excellent amant dont Joan apprécie les efforts, il est un vrai salaud qui ne reculera devant rien pour trouver ce qu’il cherche dans la maison des parents. Son passé ne plaide pas pour lui, bien qu’il soit aussi ambigu que son présent : la mère de Joan n’a cessé de lui écrire des lettres enflammées qui correspondent peu au souvenir qu’avait gardé sa fille d’une femme plutôt froide.
John, le policier, semble être le brave type de l’histoire, capable d’être bouleversé par la fin d’une chasse à l’homme qui a mal tourné. La réalité est beaucoup moins simple, on se laissera le temps de le découvrir.
Quant à Marlon, le frère de Joan, il est la vraie énigme du roman. Un problème insoluble nappe de brouillard un personnage aux réactions souvent étranges. Il est à côté du monde dont il ne maîtrise pas les codes, il est néanmoins habité par des pulsions dont il mesure mal les risques qu’elles lui font courir, ainsi qu’aux autres. Joan ne peut qu’essayer de le protéger, mais comment lui éviter le choc frontal avec la réalité ? Choc que le lecteur ressentira en même temps.

mardi 1 août 2017

Philippe Djian et la loi de la pesanteur

Froideur et cœur dur : deux caractéristiques fondamentales que le père de Myriam attribue à celle-ci, et dont elle a hérité en droite ligne de sa mère qui a, sans hésitation, abandonné la famille. Mari et enfants – Myriam a un frère aîné, Nathan, qui baise (pour être dans le ton quand on parle d’un de ses livres, il faut utiliser les mots du romancier) la femme du voisin. Conséquence : un drame, un cadavre, une maison à vendre. Ce qui peut arranger les affaires du père. Son boulot consiste précisément à vendre des maisons, il est de tous les enterrements, carte de visite à la main. Dans un roman de Philippe Djian, les événements se succèdent comme tombe une falaise. Inéluctablement : un caillou lâche, une poignée d’autres, puis la falaise elle-même. La loi de la pesanteur est à l’œuvre, elle entraîne les personnages dans un éboulement intérieur qui semble les vider de leur substance, les transformer en zombies condamnés à vivre encore, malgré l’incohérence de ce qui les entoure.
Myriam sait-elle pourquoi elle a épousé Yann, le fils des voisins, vingt-cinq ans de plus qu’elle, comme dans un retournement de situation destiné à ramener un équilibre incertain dans le chaos ? Puisque Nathan baisait la mère de Yann, Yann baise Myriam qui ne voit, dans le déroulement des faits, qu’une succession d’événements contre lesquels elle est incapable de peser. Le mariage qui suit pourrait être anecdotique, en raison de ce qui s’installe dans le couple et sa périphérie. La sœur de Yann, Maria, est devenue une amie envahissante, du genre à guider sa belle-sœur dans toutes ses décisions. Complice trop proche pour être honnête.
Le romancier n’explique rien. Tout est là, pareil aux organes dispersés d’un cadavre après l’autopsie. Mais ces organes sont destinés à être remis dans leur enveloppe de peau : Dispersez-vous, ralliez-vous ! Chez Rimbaud, le poème parlait des corbeaux qui volent, funèbres, par-dessus les morts d’avant-hier, ceux d’un champ de bataille. Chez Djian, le champ de bataille est limité à l’espace familial, mais la guerre n’est jamais loin, qui oppose dans la violence avant la conclusion de l’armistice.
Ne comptez pas sur Philippe Djian pour vous prendre par la main. On entre dans une énigme, certes, mais il n’y aura d’autre enquête que celle menée par Myriam face à sa propre existence. Et encore, mollement, sans chercher à tout comprendre. L’essentiel étant mis à plat devant nos yeux, il suffit de se laisser aller à la manière des personnages les plus dociles pour comprendre leur fonctionnement.

dimanche 27 mars 2016

Philippe Djian, le travesti et le tyran domestique

La tentation est grande de lire, ou plutôt de décoder Chéri-Chéri, l’avant-dernier roman de Philippe Djian, avec les clés fournies par la biographie de David Desvérité, parue presque simultanément avec l’édition originale. L’importance de la première phrase, d’où découlera tout le reste. Elle est très brève : « Le jour, on m’appelait Denis. » Une structure familiale dans laquelle Denis est dominé par son beau-père, similaire à la situation d’André Djian, le père de Philippe. Une soudaine surdité de l’oreille droite – mais, dans le roman, elle ira en diminuant. Un personnage d’écrivain revendiquant l’importance de chaque phrase, qui « doit refléter mon engagement à être juste ».
Mais les romans de Philippe Djian ne sortent pas d’un moule unique et les singularités de Chéri-Chéri sont nombreuses. Denis, la nuit, devient Denise à L’Ulysse, cabaret du genre transgenre. Le travestissement y règne, les artistes hommes devenant, sur scène, de superbes femmes. Denis n’a guère d’efforts à fournir : enfant, déjà, il enfilait les habits de sa mère. Et Hannah, son épouse, ne voit pas où est le mal. Elle ne voit ou ne veut voir le mal nulle part, ni dans la posture de tyran domestique de Paul, son père, qui habite le rez-de-chaussée de l’immeuble, ni dans la violence qu’utilise celui-ci pour recouvrer des dettes. Denis tente, non sans mal, de lui montrer à quel point Paul est malfaisant. Mais Denis finit par déraper lui-même en consolant sa belle-mère, tandis qu’il est censé être en compagnie du chauffeur et homme de main de son beau-père.
Chéri-Chéri est, par certains aspects, presque clownesque. Les déguisements de Denis, adaptés à la nuit, deviennent ridicules au petit matin, en particulier quand il s’est fait tabasser par une bande de voyous. Mais la brutalité avec laquelle Paul règle ses problèmes, chez lui comme à l’extérieur, contamine les personnages à la manière d’un virus mortel. Si bien qu’on est moins dans la comédie que dans la tragédie.
Déchiré entre le roman qu’il est en train d’écrire et la nécessité de gagner sa vie, ne serait-ce que pour payer son loyer, Denis est pris dans une tourmente que tout semble alimenter autour de lui. Même la douce et amoureuse Hannah, qui l’appelle Chéri-Chéri, ne peut s’empêcher de provoquer la catastrophe finale, conclusion abrupte d’une succession d’événements dans lesquels un tuyau a joué un rôle décisif. Conclusion, aussi, d’un roman qu’on lit en apnée.

jeudi 12 mars 2015

Philippe Djian en roue libre

On a connu Philippe Djian plus en forme, même dans des romans aussi déprimés que Love song. Après avoir abandonné le point-virgule, il a aussi laissé tomber le point d’interrogation – à une exception près dans ce roman, mais c’est dans un titre de chanson. Il est permis de s’interroger sur la pertinence de ces choix radicaux et par ailleurs tout à fait honorables, mais qui ne semblent pas apporter quoi que ce soit à son écriture. Heureusement, celle-ci est toujours électrisée, au moins par instants, ce qui permet à un roman moyen signé Philippe Djian d’être plus intéressant que le meilleur roman de… non, pas de délation !
Love song, c’est un peu comme s’il s’agissait d’écrire un livre répondant à un certain nombre de critères de lisibilité et de narration, et peu importe comment remplir les cases. La contrainte (imaginée par le lecteur) ressemble aux pressions exercées sur Daniel par sa maison de disques. Il a connu de grands succès mais, à la cinquantaine, Daniel devrait, lui explique-t-on, prendre le virage de chansons moins sombres. Mieux formater ses compositions pour répondre à l’attente supposée du public…
Il n’a pourtant pas l’esprit à la rigolade, Daniel, depuis que Rachel l’a quitté pour un musicien sans grandes qualités. Une double peine, en somme. Et les choses ne vont pas aller en s’améliorant, vous découvrirez pourquoi après avoir cru, comme tout le monde, que la situation s’apaisait au retour de Rachel. Enceinte du musicien en question, quand même…
Daniel a des amis qui, comme font la plupart des amis avec les meilleures intentions du monde, lui donnent parfois des conseils. Ils s’ajoutent aux recommandations artistiques de sa maison de disques. Rien de tout cela n’est bon pour son moral. Il est un créateur, qu’on le laisse créer selon ses humeurs ! Et soigner les blessures – les siennes, celles des autres – à l’instinct.
L’instinct, une fois de plus, ne se révélera pas la ligne de conduite idéale. Un accident qui n’en est peut-être pas tout à fait un provoque la mort de l’homme que Daniel déteste le plus. Un enchaînement de circonstances le conduit à tuer, ou presque, son meilleur ami et, dans la foulée, le seul témoin de ce geste charitable. On a dit : « presque ». Mais l’intention est là, avec son cortège de remords par anticipation qui font des nœuds douloureux dans le ventre. Décidément, Daniel n’est pas un marrant, pas davantage dans la vie que dans ses chansons. Malheureusement pour lui, il a conscience de ne pas être Leonard Cohen. Du talent, certes, du génie, probablement pas.
Il n’est pas interdit, même dans ces conditions, d’espérer une sorte de rédemption. Allons-y donc, cahin-caha, sans ennui ni enthousiasme, sur le chemin que Philippe Djian a tracé paresseusement.

dimanche 2 février 2014

Philippe Djian et la femme violée

Sous un titre minimaliste, « Oh... », Philippe Djian amorce une véritable bombe. Michèle s’est éraflé la joue. Pas de quoi, a priori, perturber une femme de pouvoir qui a monté vingt-cinq ans plus tôt, avec Anne, sa meilleure amie, AV Productions. La boîte déniche des scénarios et les accompagne jusqu’à l’écran. Quelques idées ont même été vendues aux Américains. Une réussite. Légèrement entachée, il est vrai, par le fait que Michèle couche en secret avec le mari d’Anna, éprouvant le poids de sa trahison. Et que Richard, l’ex-mari de Michèle, ne cesse de lui soumettre des scénarios qu’il annonce géniaux et qu’elle juge médiocres. Ajoutons que les histoires de famille ne sont pas simples, ce qui commence quand même à dessiner pas mal de complications dans sa vie. Et revenons à cette éraflure.
Car elle n’est pas aussi anodine qu’il y paraît : elle est la conséquence d’un viol commis avec une grande brutalité par un inconnu masqué qui s’est introduit chez elle. Le quartier est moins sûr que ne le laisse paraître la prévenance d’un voisin prêt à rendre tous les services et par qui Michèle est attirée. Le jour où elle comprend que le gentil voisin et le méchant violeur ne font qu’un est évidemment assez perturbant. Mais Michèle, qui n’en est pas à une contradiction près, parvient à faire le lien entre les deux aspects de l’homme et à poursuivre avec lui une relation basée sur la violence. Elle se dira plus tard, après qu’un drame supplémentaire aura conclu leur histoire : « Avec le recul, je ne comprends pas très bien comment j'ai pu accepter de jouer à cet abominable jeu – à moins que le sexe n'explique tout mais je n'en suis pas vraiment sûre. Au fond, je ne pensais pas être une personne si étrange, si compliquée, à la fois si forte et si faible. »
Une bombe, disions-nous. Il ne suffit pas que Philippe Djian ait pour la première fois choisi une femme comme narratrice, il a fallu qu’il la rende amoureuse de son violeur ! A moins qu’elle se soit placée, comme la réflexion que nous venons de citer le laisse entendre, dans une situation de dépendance engendrée par ses problèmes personnels et son désarroi affectif. Toujours est-il que l’écrivain n’a pas choisi un point de vue confortable et consensuel. Sans pour autant, faut-il le dire, tomber dans une caricature qui banaliserait le viol. On en est si loin que Martine est, malgré tout ce qui semble prouver le contraire, profondément traumatisée par ce qui lui est arrivé. Et davantage encore par la suite.
Mais Philippe Djian, même s’il peut se lire d’un point de vue idéologique (le lecteur a tous les droits), ne passe pas ses romans à construire des thèses, antithèses et conclusions. Il aime surtout faire des nœuds dans le cœur de ses personnages, quitte à les trancher ensuite grâce à l’efficacité d’une langue râpeuse, parfois hardie dans sa crudité, toujours en prise.

mercredi 14 novembre 2012

Philippe Djian , lauréat du prix Interallié

Ce n'est pas banal: Philippe Djian deux fois dans ce blog , à deux jours d'intervalle, pour deux livres différents. Lundi, c'était pour la réédition de Vengeances. Et, aujourd'hui, pour le prix Interallié qu'il vient d'obtenir (comme je le pensais) pour "Oh...".
Sous un titre minimaliste, Philippe Djian amorce une véritable bombe. Michèle s’est éraflé la joue. Pas de quoi, a priori, perturber une femme de pouvoir qui a monté vingt-cinq ans plus tôt, avec Anne, sa meilleure amie, AV Productions. La boîte déniche des scénarios et les accompagne jusqu’à l’écran. Quelques idées ont même été vendues aux Américains. Une réussite. Légèrement entachée, il est vrai, par le fait que Michèle couche en secret avec le mari d’Anna, éprouvant le poids de sa trahison. Et que Richard, l’ex-mari de Michèle, ne cesse de lui soumettre des scénarios qu’il annonce géniaux et qu’elle juge médiocres. Ajoutons que les histoires de famille ne sont pas simples, ce qui commence quand même à dessiner pas mal de complications dans sa vie. Et revenons à cette éraflure.
Car elle n’est pas aussi anodine qu’il y paraît : elle est la conséquence d’un viol commis avec une grande brutalité par un inconnu masqué qui s’est introduit chez elle. Le quartier est moins sûr que ne le laisse paraître la prévenance d’un voisin prêt à rendre tous les services et par qui Michèle est attirée. Le jour où elle comprend que le gentil voisin et le méchant violeur ne font qu’un est évidemment assez perturbant. Mais Michèle, qui n’en est pas à une contradiction près, parvient à faire le lien entre les deux aspects de l’homme et à poursuivre avec lui une relation basée sur la violence. Elle se dira plus tard, après qu’un drame supplémentaire aura conclu leur histoire : « Avec le recul, je ne comprends pas très bien comment j'ai pu accepter de jouer à cet abominable jeu – à moins que le sexe n'explique tout mais je n'en suis pas vraiment sûre. Au fond, je ne pensais pas être une personne si étrange, si compliquée, à la fois si forte et si faible. »
Une bombe, disions-nous. Il ne suffit pas que Philippe Djian ait pour la première fois choisi une femme comme narratrice, il a fallu qu’il la rende amoureuse de son violeur ! A moins qu’elle se soit placée, comme la réflexion que nous venons de citer le laisse entendre, dans une situation de dépendance engendrée par ses problèmes personnels et son désarroi affectif. Toujours est-il que l’écrivain n’a pas choisi un point de vue confortable et consensuel. Sans pour autant, faut-il le dire, tomber dans une caricature qui banaliserait le viol. On en est si loin que Martine est, malgré tout ce qui semble prouver le contraire, profondément traumatisée par ce qui lui est arrivé. Et davantage encore par la suite.
Mais Philippe Djian, même s’il peut se lire d’un point de vue idéologique (le lecteur a tous les droits), ne passe pas ses romans à construire des thèses, antithèses et conclusions. Il aime surtout faire des nœuds dans le cœur de ses personnages, quitte à les trancher ensuite grâce à l’efficacité d’une langue râpeuse, parfois hardie dans sa crudité, toujours en prise.

lundi 12 novembre 2012

Le monde de Philippe Djian va mal, très mal


Vengeances commence par nous exploser à la figure : Alexandre, le fils de Marc, se tire une balle dans la tête lors d’une réception chez des voisins. Une épidémie d’autodestruction semble gagner les moins de vingt ans. Un peu plus tard, dans le métro, Marc se trouve devant une adolescente complètement ivre, qui se vomit dessus et s’affale sur le sol. Ainsi va le monde : mal. Que faire pour y remédier ? Pris d’une impulsion qu’il regrette aussitôt, Marc prend soin de la jeune fille et la conduit chez lui. Elle ne tarde pas à disparaître, après avoir pillé et saccagé son refuge provisoire. Ainsi va le monde : très mal.
L’esprit de Marc est mûr pour ressentir dans le corps et l’esprit les tragédies qui l’entourent. Le suicide de son fils lui fait toucher le fond, dont il n’était déjà pas très éloigné. Si la cote de ses œuvres n’a pas baissé, ce n’est certainement pas parce qu’il a réussi à renouveler son inspiration : « plus rien d’intéressant n’était sorti de mes mains ni de mon cerveau depuis un an déjà – depuis bien plus longtemps encore, pour être exact, mais nous étions très peu à le savoir et heureusement très peu écoutés, si bien que ma valeur marchande était encore à peu près stable ». Pire : la résine qu’il utilise vieillit aussi mal que certains mélanges de couleurs, et plusieurs acheteurs se plaignent de la dégradation trop rapide de leurs investissements artistiques.
Heureusement, Michel, son agent et ami (le seul ?), veille sur la commercialisation de sa production bien qu’il rencontre lui-même quelques soucis dans le couple qu’il forme avec Anne. Cahin-caha, la vie pourrait continuer malgré tout, avec le soutien de quelques substances qui donnent à Marc le « gosier humide » et le « nez blanc », entendez l’alcool et la poudre. « Oh bien sûr, boire n’était pas bien, boire était une chose abominable, mais comment faire autrement ? Il n’y avait pas tant de moyens pour rendre ce monde supportable. » Anne, la femme de Michel, qui fut la maîtresse de Marc et qui recommencerait bien, frustrée par l’impuissance de son mari, ne manque pas d’arguments : « Comment aurions-nous fait dans un monde sans médicament, sans drogue, sans alcool ? »
Pourquoi s’étonner, alors, de ce que la jeunesse, prenant exemple sur la vie débraillée, pour le moins, des adultes, s’enfonce aussi dans les excès en tous genres ? Dans Vengeances – un titre qui recouvre bien des choses –, Marc est renvoyé à lui-même, et ce n’est pas beau à voir. Pour ne rien arranger, son miroir est Gloria, la jeune fille rencontrée en train de vomir dans le métro. Elle ne se trouvait pas là par hasard : elle avait été la petite amie d’Alexandre. « Gloria lui avait laissé entendre qu’il était en partie responsable du suicide de son fils et Marc se demanda combien de temps il lui faudrait pour l’admettre. »
Le roman accumule des scènes qui suscitent le malaise. Marc ne maîtrise plus rien de sa vie, tente de s’accrocher à Gloria, qu’il retrouve et héberge, comme à une belle-fille virtuelle et provocante. Celle-ci séduit Michel, fou de désir et devenu capable, peut-être, d’une violence que Marc ne lui connaissait pas. Toute ressemblance avec une certaine affaire DSK qui a éclaté un mois et demi après la fin de la rédaction du livre relève évidemment du hasard, mais il est impossible de ne pas y penser quand on lit : « Michel ne pouvait pas être cet homme-là. Sans doute le temps n’arrangeait-il pas les choses, sans doute l’âge rendait-il plus grincheux, plus soupe au lait, mais Michel ne s’était pas transformé en bête sauvage passé la cinquantaine, d’un homme il n’était pas devenu l’épouvantable grimace. »
Le registre noir est familier à Philippe Djian. Mais il va, si possible, encore plus loin ici que dans ses autres livres. Lui-même semble avoir éprouvé quelques difficultés à s’y engager totalement. La forme de Vengeances en est le signe (mais pas la preuve). Les morceaux du récit se succèdent sans transition, chacun d’entre eux désigné par un doigt pointé sur le début du premier paragraphe. La première et la troisième personne alternent. Tantôt, Marc est le narrateur, tantôt, ses sentiments et les événements sont racontés de l’extérieur. Cela crée un effet de flou qui accentue le manque de repères. Si bien qu’il faut une pirouette pour sortir un instant de la glu dans laquelle nous sommes plongés, quand Marc dit à Martine qu’il aurait préféré s’appeler Philippe et que celle-ci lui répond : « Quoi ? Mais vous êtes fou. Mais quelle horreur. » Signé Djian.

jeudi 29 septembre 2011

Les nouvelles liaisons dangereuses de Philippe Djian

«Il me semble que tous les romans de Philippe Djian parlent de la fin du monde», écrivait Marie Darrieussecq en préface d'un livre qui s'intitulait précisément La fin du monde. Ce pourrait être aussi, en effet, celui du roman de Djian réédité en poche, Incidences. Où le monde ne finit qu’à la dernière page, vers laquelle l’écrivain conduit sans précipitation, posant un à un les éléments du désastre à venir.
A cinquante-trois ans, Marc enseigne le scénario à l’université. Il vit à l’écart de la ville dans la même maison que sa sœur Marianne, célibataire comme lui. Il aime les promenades en forêt et mêler à l’oxygène la fumée d’une cigarette. Il apprécie certaines de ses étudiantes et les mettre dans son lit est une pratique qui suscite chez lui la prudence, car il sait que le moindre écart rendu public lui vaudrait un renvoi. Il n’est pas un modèle de vertu, comme on voit. Mais cela l’ennuie moins que de découvrir, au petit matin, le corps froid de Barbara à côté de lui. Elle a vingt-trois ans, elle vient de s’inscrire à son atelier d’écriture, ils sont rentrés ivres la veille, dans la petite Fiat 500 de Marc, malgré les dangers de la route le long de la corniche.
La mort de Barbara, à la troisième page du roman, résonne comme un coup de gong. Certes, la ligne rouge a été franchie depuis longtemps. Mais, avec sur les bras un cadavre qu’il s’empresse de faire disparaître dans une grotte où lui-même a failli tomber un jour, Marc fait exploser les barrières. Tout donne à penser qu’il n’a pas tué Barbara et qu’il cherche à éviter les ennuis. Ce qui est la meilleure façon de les attirer.
Incidences se présente comme un polar où Marc fait face à une enquête sur la disparition de la jeune fille. La discrétion avec laquelle il séduit ses étudiantes – ou se laisse séduire par elles – est payante. Les soupçons ne se portent pas sur lui. Même si Myriam, la mère de Barbara, qui est sans nouvelles de l’Afghanistan où se trouve son mari, se rapproche de l’enseignant…
L’intrigue principale se met en place et s’enrichit de pistes annexes sur lesquelles on s’aventure avec crainte si l’on est lucide. Car Philippe Djian rend rarement plus souriante une situation qui se présente sous un jour sombre. C’est ainsi qu’à petites touches, il introduit des renseignements sur le passé de Marc et Marianne, qui ont subi la violence de leur mère. Le frère, qui a toujours protégé sa sœur, n’a pas brisé le lien fusionnel dans lequel ils sont enfermés. Au contraire: il s’irrite vivement de voir Richard Olson, à ses yeux injustement nommé directeur du département de littérature, manœuvrer pour séduire Marianne. La relation entre les deux hommes, conflictuelle depuis le début, n’est pas en voie d’apaisement. L’assaut que mène par ailleurs une autre étudiante peu douée mais décidée à conquérir Marc place celui-ci dans un état d’esprit d’autant plus ambigu que, pour la première fois, il est attiré par une femme au-delà de vingt-six ans…
Incidences est un sac d’embrouilles, mais d’une affolante précision. Chaque pièce est indispensable et à sa place, comme on s’en rendra compte à la fin du roman. Par ailleurs, celui-ci est également un plaidoyer pour la littérature. Marc, c’est au moins une chose qu’on ne pensera pas à lui reprocher, considère l’écriture comme une maîtresse plus exigeante que ses petites étudiantes. Il a rêvé d’être écrivain, a compris qu’il n’était pas à la hauteur et tient maintenant «de longs discours sur le style, sa misère et sa gloire, sur la minutie des choix qui s’imposaient à chaque instant, sur les différents conflits qui pouvaient éclater à l’intérieur d’une même phrase, sur les sacrifices qu’il fallait consentir, sur l’absolue priorité de la langue, le tonus, la résilience, l’affûtage, la nécessité, l’abandon de soi.» Une leçon qu’applique Philippe Djian.

samedi 20 février 2010

Deux hommes qui aiment les femmes

Rien de commun, en apparence, entre Philippe Djian et Adam Thirlwell. Mais les personnages de leurs nouveaux - et excellents - romans sont des hommes attirés à l'excès par les femmes...

Marie Darrieussecq préface une nouvelle de Philippe Djian intégrée à des tableaux de Horst Haack: «Il me semble que tous les romans de Philippe Djian parlent de la fin du monde.» C'est le titre de ce livre: La fin du monde. Ce pourrait être aussi, en effet, celui du nouveau roman de Djian, Incidences. Où le monde ne finit qu'à la dernière page, vers laquelle l'écrivain conduit sans précipitation, posant un à un les éléments du désastre à venir.
A cinquante-trois ans, Marc enseigne le scénario à l'université. Il vit à l'écart de la ville dans la même maison que sa sœur Marianne, célibataire comme lui. Il aime les promenades en forêt et mêler à l'oxygène la fumée d'une cigarette. Il apprécie certaines de ses étudiantes et les mettre dans son lit est une pratique qui suscite chez lui la prudence, car il sait que le moindre écart rendu public lui vaudrait un renvoi. Il n'est pas un modèle de vertu. Mais cela l'ennuie moins que de découvrir, au petit matin, le corps froid de Barbara à côté de lui. Elle a vingt-trois ans, elle vient de s'inscrire à son atelier d'écriture, ils sont rentrés ivres la veille, dans la Fiat 500 de Marc, malgré les dangers de la route le long de la corniche.

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L'âge ne change rien à l'affaire: les 78 ans de Raphael Haffner n'ont pas épuisé son appétit des femmes. Quand Adam Thirlwell nous le présente, il est caché dans une penderie depuis trop longtemps pour que sa position soit restée confortable. Mais le spectacle auquel il assiste par la porte entrouverte vaut bien quelques désagréments: Zinka et Niko font l'amour devant lui. «Il ne désirait vraiment rien d'autre. Les femmes étaient le seul moyen de son triomphe, son corps vieillissant demeurant la pelote à épingles idéale pour que s'y plantent les flèches en plastique multicolore du dieu-enfant victorieux: Cupidon.»

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