lundi 12 novembre 2012

Le monde de Philippe Djian va mal, très mal


Vengeances commence par nous exploser à la figure : Alexandre, le fils de Marc, se tire une balle dans la tête lors d’une réception chez des voisins. Une épidémie d’autodestruction semble gagner les moins de vingt ans. Un peu plus tard, dans le métro, Marc se trouve devant une adolescente complètement ivre, qui se vomit dessus et s’affale sur le sol. Ainsi va le monde : mal. Que faire pour y remédier ? Pris d’une impulsion qu’il regrette aussitôt, Marc prend soin de la jeune fille et la conduit chez lui. Elle ne tarde pas à disparaître, après avoir pillé et saccagé son refuge provisoire. Ainsi va le monde : très mal.
L’esprit de Marc est mûr pour ressentir dans le corps et l’esprit les tragédies qui l’entourent. Le suicide de son fils lui fait toucher le fond, dont il n’était déjà pas très éloigné. Si la cote de ses œuvres n’a pas baissé, ce n’est certainement pas parce qu’il a réussi à renouveler son inspiration : « plus rien d’intéressant n’était sorti de mes mains ni de mon cerveau depuis un an déjà – depuis bien plus longtemps encore, pour être exact, mais nous étions très peu à le savoir et heureusement très peu écoutés, si bien que ma valeur marchande était encore à peu près stable ». Pire : la résine qu’il utilise vieillit aussi mal que certains mélanges de couleurs, et plusieurs acheteurs se plaignent de la dégradation trop rapide de leurs investissements artistiques.
Heureusement, Michel, son agent et ami (le seul ?), veille sur la commercialisation de sa production bien qu’il rencontre lui-même quelques soucis dans le couple qu’il forme avec Anne. Cahin-caha, la vie pourrait continuer malgré tout, avec le soutien de quelques substances qui donnent à Marc le « gosier humide » et le « nez blanc », entendez l’alcool et la poudre. « Oh bien sûr, boire n’était pas bien, boire était une chose abominable, mais comment faire autrement ? Il n’y avait pas tant de moyens pour rendre ce monde supportable. » Anne, la femme de Michel, qui fut la maîtresse de Marc et qui recommencerait bien, frustrée par l’impuissance de son mari, ne manque pas d’arguments : « Comment aurions-nous fait dans un monde sans médicament, sans drogue, sans alcool ? »
Pourquoi s’étonner, alors, de ce que la jeunesse, prenant exemple sur la vie débraillée, pour le moins, des adultes, s’enfonce aussi dans les excès en tous genres ? Dans Vengeances – un titre qui recouvre bien des choses –, Marc est renvoyé à lui-même, et ce n’est pas beau à voir. Pour ne rien arranger, son miroir est Gloria, la jeune fille rencontrée en train de vomir dans le métro. Elle ne se trouvait pas là par hasard : elle avait été la petite amie d’Alexandre. « Gloria lui avait laissé entendre qu’il était en partie responsable du suicide de son fils et Marc se demanda combien de temps il lui faudrait pour l’admettre. »
Le roman accumule des scènes qui suscitent le malaise. Marc ne maîtrise plus rien de sa vie, tente de s’accrocher à Gloria, qu’il retrouve et héberge, comme à une belle-fille virtuelle et provocante. Celle-ci séduit Michel, fou de désir et devenu capable, peut-être, d’une violence que Marc ne lui connaissait pas. Toute ressemblance avec une certaine affaire DSK qui a éclaté un mois et demi après la fin de la rédaction du livre relève évidemment du hasard, mais il est impossible de ne pas y penser quand on lit : « Michel ne pouvait pas être cet homme-là. Sans doute le temps n’arrangeait-il pas les choses, sans doute l’âge rendait-il plus grincheux, plus soupe au lait, mais Michel ne s’était pas transformé en bête sauvage passé la cinquantaine, d’un homme il n’était pas devenu l’épouvantable grimace. »
Le registre noir est familier à Philippe Djian. Mais il va, si possible, encore plus loin ici que dans ses autres livres. Lui-même semble avoir éprouvé quelques difficultés à s’y engager totalement. La forme de Vengeances en est le signe (mais pas la preuve). Les morceaux du récit se succèdent sans transition, chacun d’entre eux désigné par un doigt pointé sur le début du premier paragraphe. La première et la troisième personne alternent. Tantôt, Marc est le narrateur, tantôt, ses sentiments et les événements sont racontés de l’extérieur. Cela crée un effet de flou qui accentue le manque de repères. Si bien qu’il faut une pirouette pour sortir un instant de la glu dans laquelle nous sommes plongés, quand Marc dit à Martine qu’il aurait préféré s’appeler Philippe et que celle-ci lui répond : « Quoi ? Mais vous êtes fou. Mais quelle horreur. » Signé Djian.

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