Ciel de guerre
À côté des « as » il y a les autres
(De l’envoyé
spécial du Petit Journal.)
Front français,
21 avril.
Il n’y a pas
que ceux qui brillent. Les as seuls semblent voler au-dessus de la brume, les
autres paraissent n’avoir jamais pu la percer. S’il est des plans réservés dans
la gloire des aviateurs, il n’en est pas dans l’atmosphère où tous courent à
leur tour leur chance de victoire. Non plus, il n’est pas qu’une victoire pour
les cavaliers de l’air. La foule dont nous sommes tous en est restée là. Pour
elle, l’aviateur est celui qui dans le risque de l’azur et de la chute abat son
boche au cours de sa jolie course ailée. Ceux-là, après dix succès sont les
points d’or, qu’avec l’aide des journaux, le public compte dans le ciel. Qu’il
continue de les dénombrer. Il ne lèvera jamais assez la tête pour leur jeter
son signe d’admiration. L’audace qui les conduit et le consentement au
sacrifice qui les épure commandent que la pensée des spectateurs les glorifie.
Mais, spectateur, regarde maintenant au-dessous du brouillard, c’est-à-dire en
plein ciel comme tout à l’heure, mais en plein ciel obscur. Regarde où les
éléments sont les mêmes, où le vent souffle ses mêmes rafales et la pluie
aussi, où le froid est aussi glacial, où l’artillerie ennemie tire la même
chose et les mitrailleuses aussi, où l’adversaire allemand est présent pour qui
que ce soit.
Là ce ne sont
plus les as. Ce sont de jeunes chasseurs qui n’ont pas encore fait voltiger
dans le vide les plumes d’aucun gibier, ce sont les bombardiers qui s’en vont
en silence sur les gares, les colonnes, les cantonnements, les travaux de
l’autre, ce sont les investigateurs partant au loin en reconnaissance,
saisissant le secret des défenses. Ce sont les observateurs allant régler le
tir de l’artillerie. Ce sont les éclaireurs chargés des liaisons d’infanterie,
les guetteurs devant faire ciel vide autour de leurs amis dont, s’il est
possible, la mission n’est pas de combattre, et ce sont les chasseurs de
fantassins qui, dans la bataille, descendent du ciel pour hacher les rangs qui
s’avancent.
L’arme est prête
Voilà notre
ciel en guerre. Il est maintenant dominateur. Nos hommes qui volent sont les
maîtres de l’espace. Nous donnons joyeusement cette affirmation parce que le
Boche s’en désole et qu’enfin nos soldats de ce front impalpable le proclament.
La franchise a toujours régné dans cette arme à panache. En redescendant de 5 000 mètres
on doit être prêt à déchirer tous les voiles, ainsi, sans préjudice des autres.
Le faisaient-ils pour celui de la pensée ? « Ça ne va pas »,
avons-nous longtemps entendu en traversant les escadrilles. — « Qu’est-ce
qui ne va pas ? » — « Tout ! » criaient-ils
pleins de jeunesse et d’impatience. On leur délivrait des appareils rococos. Le
moteur ne se mariait pas avec le « zinc », le « zinc » avec
le moteur. Le Boche avait sans cesse des vingtaines de chevaux de plus qu’eux.
Ils en accusaient tous les saints et tous les diables. Ils n’avaient pas les
« coucous » qu’il fallait. Aujourd’hui tout est d’or, la cinquième
arme va briller.
La
« cinquième arme » est bien son titre mais depuis le 21. Avant, ce
n’était que des francs-chasseurs allant chacun déployer tout seul à travers la
mort son enthousiasme, ses vingt ans et sa joie d’être risqueur, glorieux et
beau. C’était les enfants de la fantaisie dangereuse. Si le matin était pur et
que leur cœur fût léger, la frénésie de l’alouette les emportait vers le
soleil. Ils atterrissaient pour repartir. Ils n’étaient pas une arme mais une
âme, leurs ailes les avaient fait maîtres de leur guerre. Aujourd’hui, leur
liberté est coupée, l’âme est rentrée dans le rang.
L’aviation est
enrégimentée. L’expérience de quatre années a servi de base pour son code. Des
esprits lucides ont analysé les enseignements que les faits nous ont donnés, en
ont tiré la leçon, elle s’applique. Toutes les magnifiques forces dont le corps
était riche, au lieu désormais de s’éparpiller sont rassemblées. Comme nos
canons pour multiplier leurs effets ne tiraient jamais seuls, mais en
batteries, nos avions ne volent plus isolés, mais groupés. Ils ne sont plus
livrés à l’inspiration personnelle. Dans le ciel comme sur la terre, on a
introduit la tactique. Ils manœuvrent telle l’infanterie. Ils ont trois
formations : la patrouille, l’escadrille, l’escadre. Chacune de ces unités
a ses chefs qui, dans les nues, commandent. La besogne audacieuse devient
anonyme. Quand tous tirent sur un ennemi et qu’il s’abat, on ne peut savoir à
qui la victoire ni si elle est à un seul. On la compte au groupement. Les
nôtres, pleinement, se sont pliés à la discipline. Si Guynemer n’était pas déjà
par delà la gloire, il serait chef de groupe.
Travail d’une journée
Entre la terre
et le ciel, nous avons donc militairement envahi le no man’s land. Dans une journée, nos cavaliers de
l’aile poussent jusqu’à 350 sorties, livrent 120 combats, abattent ou
désemparent 31 Boches, brûlent 5 ballons captifs, en dégonflent cinq
autres, jettent 48 000 kilos sur des hangards précieux, mitraillent
convois et rassemblements, tordent des rails, photographient, descendent à 20 mètres
attaquer un train, s’en prennent aux fantassins gris sur un champ de bataille,
soutiennent la lutte avec eux, frôlent si près qu’ils deviennent justiciables
de la grenade à main, déchargent des centaines de mille de cartouches,
harcèlent, bouleversent, paralysent, embouteillent. Ce sont les empoisonneurs
de l’ennemi.
Le Petit Journal, 22 avril 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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