Foch nous parle
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français,
5 avril.
Foch nous a
reçus.
Voilà quelque
temps, parcourant les journaux allemands, nous sommes tombé sur le récit d’une
visite que les journalistes ennemis venaient de faire à Ludendorff. S’ils
avaient vu Dieu durant les sept jours qu’il créait le monde, ils n’auraient
rien écrit de plus débordant. Une tempête soufflait en permanence de la maison
d’où ils sortaient, et dans l’âme du général et dans les couloirs et dans la
cour… Ils avaient enjambé des milliers de kilomètres de fils
téléphoniques ; les dactylographes étaient si nombreux, tapaient si fort et
si continuellement que pour s’entendre ils étaient contraints de crier. Des
chevaux piaffaient, des motocyclettes pétaradaient, des automobiles
s’engouffraient. On forgeait, on forgeait. Quant à Ludendorff, il leur apparut
entouré de lumière, une auréole autour du front et le Saint-Esprit voletant
au-dessus de son crâne. Il leur parla comme un torrent.
« Le Boche est endigué », dit-il
Nous ne
jetterons pas tant de feu. La vérité que nous avons à rapporter est assez
grande pour que sans rien perdre de sa taille elle puisse se présenter nue.
Nous n’avons pas vu de colombe. Nous ne nous sommes pas empêtrés dans les fils,
les machines à écrire ne nous ont pas obligés à des cris. Nous sommes arrivés
devant un édifice qui n’avait rien de surnaturel, nous avons pénétré sous un
porche qu’aucune agitation n’encombrait. Un officier, un capitaine qui n’était
nullement essoufflé, vient nous prendre. On monta un escalier où personne ne se
bousculait. Une porte s’ouvrit. Il n’y avait même pas d’antichambre. Là, tout de
suite, derrière une table, Foch travaillait. Le général des alliés se leva.
Il tenait son
lorgnon à la main. Il était calme, si naturellement calme que, du coup, nous
eûmes en pitié les assauts allemands voués à l’écrasement.
Regarder Foch,
c’était voir se fermer les routes que l’ennemi voulait s’ouvrir.
— Eh bien ! messieurs, nous dit-il, nos
affaires ne vont pas mal.
Maintenant,
nous en étions sûrs.
» Vous connaissez la situation. Le Boche –
puisqu’il faut l’appeler par ce nom – est endigué depuis le 27. Vous le voyez
d’après cette carte.
Foch se
retourna. Derrière son bureau, contre le mur, une carte s’étalait. La carte du
champ de bataille.
Nous nous
avançâmes. Elle présentait des plans de différentes couleurs : bleus,
jaunes, rouges, verts. C’étaient les tranches de terrain occupées au jour le
jour par Ludendorff, l’homme possédé. Foch, sans la toucher, d’une main
dégagée, en grand joueur, la parcourait pour nous du bout de son lorgnon. Il
passait sur ces soixante kilomètres mâchurés avec la tranquillité de celui qui
sait que l’essentiel n’est pas de prendre, mais de garder. Il avait l’air, par
son geste léger du poignet, de savourer la vanité du chef allemand qui, ayant
eu l’orgueil plus grand que la force, voyait aujourd’hui ses rêves encagés dans
ces lignes de crayon. Il le sentait se débattre entre ses griffes, se déchirer,
s’entêter. Arrêtant le bout de son lorgnon sur le dernier trait rouge, le
dessinant à peine, il dit :
» Le flot expire sur la plage, c’est sans
doute qu’il y a rencontré un obstacle.
— Sans
doute ! »
« Et tâchons de faire mieux ! »
Il laissa la
carte.
» Maintenant, nous allons tâcher de faire
mieux.
Et comme si
l’action en marche – l’action ne dépendant plus d’aucune parole – s’était
représentée soudain à son cerveau, il dit :
» Il n’y a rien autre chose à dire.
De gros canons
passant sur la place faisaient entendre le premier bruit de cette matinée. Ce
bruit pénétra et meubla le silence du cabinet. Nous l’écoutions, le général
l’écouta. Y répondant, il ajouta :
» Non, vraiment, il n’y a rien autre chose
à dire.
Nous allions
nous retirer :
» Continuez votre tâche, messieurs, je
vous souhaite un temps favorable.
Il pleuvait,
la pluie battait même les carreaux. Le général regarda vers le dehors :
» Il faut le prendre comme il est :
il est favorable aux uns, il nuit aux autres. Il n’empêchera pas notre heure.
Que chacun travaille ferme ; nous, nous allons travailler avec nos bras.
Il nous serra
la main.
Nous n’étions
pas sortis que Foch avait remis son lorgnon. Il s’était assis sur sa table, sa
tête déjà penchée sur son bureau. Il n’écoutait plus le passage des canons, ni
celui des régiments montant. La bataille avait retrouvé son âme.
Le Petit Journal, 6 avril 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
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Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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Dans les remous de la bataille
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